30 Millions d’amis : Des documents transmis à la justice révèlent les arrangements financiers de l’association

30 Millions d’amis est dans la tourmente depuis que son ancien délégué général a fait un signalement auprès du parquet de Paris. Des documents pointent d’importantes sommes versées à la société de production de la présidente mais aussi des coûts supportés par la fondation pour des projets commerciaux.

Mise en cause par un ancien salarié, l’association de protection animale qui occupe une place particulière dans le cœur des Français – 20 millions d’euros de dons chaque année – a désormais « décidé de réserver ses réponses à la justice ». Comme l’a révélé le JDD mercredi 29 mars, le parquet de Paris a été saisi de « faits susceptibles de constituer un délit » au sens de l’article 40 du code pénal par l’ancien délégué général de la Fondation 30 Millions d’amis, Jean-François Legueulle.

Ce dernier a adressé à la procureure de la République Laure Beccuau ainsi qu’à la brigade financière un courrier circonstancié étayé par 45 pièces. Certaines d’entre elles mettent en évidence des mouvements financiers importants entre la fondation reconnue d’utilité publique et la société de production Pro TV appartenant à Reha Hutin, la présidente de la fondation. D’autres démontrent encore une porosité entre les deux structures et des collusions qui questionnent sur l’utilisation des ressources de l’institution ou encore sur l’exploitation de ses marques.

Selon nos informations, en dépit des dispositions prises par Jean-Pierre Hutin, quelques mois avant sa mort, pour que la marque appartienne à la fondation, cette dernière ne percevrait que 5% des royalties ! Les 95% reviennent à Reha Hutin et, dans une moindre mesure, à Pro TV. Contactée par le JDD, Reha Hutin assure pourtant ne pas toucher de royalties : « Mon mari et à moi avons fait don de la marque à l’association pour la mettre à l‘abri de toute exploitation commerciale. » 

L’avocat de la fondation Me Michel Gryner a, lui, comme pour l’ensemble de nos questions, botté en touche, arguant « du caractère mensonger et perfide des allégations rendues publiques qui n’ont d’autre but que de nuire et de déstabiliser » la fondation à but non lucratif ayant vocation à lutter contre les abandons, l’expérimentation, les trafics d’animaux et à faire progresser leurs droits; elle a notamment contribué à ce que, sur le plan juridique, l’animal soit reconnu comme « un être vivant doué de sensibilité » en février 2015.

Proximité avec Pro TV

Si 30 Millions d’amis assure que la fondation et Pro TV sont deux entités « parfaitement distinctes juridiquement et scrupuleusement contrôlées », elles ont toujours été intimement liées et leurs existences mêlées. Tout a commencé en 1976 avec le lancement sur TF1 du magazine hebdomadaire 30 Millions d’amis. L’idée originale du journaliste Jean-Pierre Hutin : présenter des documentaires sur les animaux domestiques en mettant en avant leurs relations avec les hommes.

Devant son succès, Jean-Pierre Hutin crée en 1978 un mensuel papier. Puis, quatre ans plus tard, il monte une association de défense des animaux de compagnie (ADAC) qui deviendra la Fondation 30 Millions d’amis, reconnue d’utilité publique en 1995, de manière à faire de la prévention hors antenne et lutter contre toutes les formes de maltraitance. C’est aussi en 1982 qu’il monte, avec sa seconde épouse, Reha Hutin, la société Pro TV, qui produira l’émission jusqu’en 2016.

Après le décès de Jean-Pierre Hutin, en juin 1996, sa veuve reprend les rênes de la société de production et de la fondation dont elle prend la présidence. Elle y fait entrer l’un de ses fils, issu d’une précédente union, dans le collège des fondateurs. Bernard Scoffié a alors 27 ans. Il se voit par ailleurs confier, dès 1998, le développement de Pro TV dont il était déjà administrateur. En 2000, il développe un projet de site internet, Amiclic, qui ne se concrétisera pas.

Dans son business plan, la fondation était « un élément fondamental du dispositif »« la caution morale du site »« symbole de son engagement envers la cause animale ». Là encore, elle devait, dans le cadre d’un partenariat, apporter le droit d’usage de la marque. En contrepartie, il était prévu de lui reverser … 1% de la marge brute du site ! Une réversion qui devait de plus « susciter l’impulsion d’achat » puisque le business plan tablait sur un chiffre d’affaires généré pour 33% par du e-commerce via un accord avec un spécialiste de la vente à distance pour les animaux de compagnie.

Un « joli petit projet »

Bernard Scoffié, qui a entre-temps monté une entreprise spécialiste des solutions télécoms et informatiques pour les entreprises, s’est aussi occupé de répondre à l’appel à candidature lancé en 2011 par le CSA pour l’attribution de six chaînes de la TNT avec Amis TV. « Un joli petit projet », se rappelle Scoffié, mais qui n’a pas été retenu, bien que soutenu par un sondage IFOP selon lequel 82% des Français affirment qu’ils pourraient regarder la chaîne Amis TV si la TNT gratuite la proposait. L’enquête d’opinion, ainsi que les frais d’impression des dossiers et toute la communication, ont été supportés par la fondation pour un montant de 33 695,60 euros. « Pour moi, rien ne lui a été facturé », assure Bernard Scoffié qui n’exclut pas pour autant « une erreur ». Ce ne serait pas la seule.

A titre d’exemple, la fondation avait déboursé 4932 euros e 2015 pour un sondage IFOP portant sur l’émission « 30 Millions d’années », commandée vraisemblablement pour dissuader France Télévisions de la déprogrammer en dépit d’audiences en baisse. « Il n’y a pas vraiment de confusion des genres, assure Bernard Scoffié. La fondation est née de l’émission, de cette exposition médiatique ; la sensibilisation du publique est dans ses statuts. Faire avancer la protection animale, c’est communiquer. Si on avait eu une chaîne, elle aurait bénéficié d’une exposition extraordinaire. » Et Pro TV ? « Elle aurait été sollicitée, admet Escoffié. Mais cela ne s’est pas fait. »

 Il n’y a pas vraiment de confusion des genres” – Bernard Scoffié

Sa mère, Reha Hutin, la présidente bénévole de « 30 Millions d’Amis », assure que « tout est justifié et justifiable ».

Les éléments transmis à la justice par Jean-François Legueulle montrent que Pro TV refacturait des sujets diffusés sur France Télévisions dans « 30 Millions d’Amis » au prétexte qu’ils avaient été tournés pour le compte de la fondation. En 2015, sur 2,4 millions d’euros de chiffres d’affaires et plus de 700 000 euros de bénéfices, 436 601 euros provenaient de la fondation, soit 20% du chiffre d’affaires de la société de production. Et essentiellement pour des images vendues à France 3, sachant que la série d’émissions « 30 Millions d’Amis » cette année-là avait coûté 1,870 million d’euros à la chaîne publique. Bernard Scoffié ne voit pas où est le problème : « Il n’y a rien d’illégal ni d’amoral. L’exposition, la notoriété, c’est ce qui fait avancer les causes. Vous croyez que c’est parce que maman veut s’en mettre plein les fouilles ? Elle a consacré sa vie à la cause animale. En tant que présidente de fondation, elle a droit à une rémunération mais n’en a jamais voulu. Je peux vous dire que si ma mère me demande un jour de devenir président, moi, je prendrai le salaire, parce que c’est un travail à plein temps ! »

Chaîne Youtube

Ainsi que nous l’avions révélé, depuis la suppression définitive de l’émission en 2016, la fondation est devenue l’unique client de la société de production avec laquelle elle est liée par une convention de prestation fixant une rémunération mensuelle forfaitaire de 71 000 HT pour le compte de Pro TV. « J’ai voulu mettre mon expertise au service de la fondation, plaide Reha Hutin. Quand France 3 a arrêté l’émission du jour au lendemain, que devais-je faire ? Mettre mes équipes au chômage ? On aurait pu arrêter Pro TV. J’ai préféré préserver les emplois de mes cinq journalistes pour qu’ils puissent travailler au service de la fondation, qu’elle puisse avoir des sujets de qualité à prix coûtant. Je savais qu’elle ne pourrait pas vivre sans l’émission. Il était primordial de créer une chaîne YouTube pour continuer à avoir une exposition. Aujourd’hui, on a 430 000 abonnés et 1,5 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux. »

Me Françoise Davideau, l’avocate de Jean-François Legueulle, pointe, elle, « de graves dysfonctionnements », ainsi que de « surprenants conflits d’intérêts » dans une fondation qui, œuvrant dans l’intérêt général, « se doit d’être rigoureuse et transparente vis-à-vis de ses donateurs et testateurs ». Son confrère Me Gryner : « La Fondation 30 Millions d’amis rappelle que c’est elle qui a fait l’objet de chantage, tentative d’extorsion de fonds et vol de documents. Qu’à ce titre, elle a déposé deux plaintes, en février et décembre 2022, près le Procureur de la République ». L’avocate de Jean-François Legueulle indique qu’elle va déposer plainte auprès du procureur de la République pour « dénonciation calomnieuse ».

Pour Me Davideau, « c’est une tentative d’intimidation ». Elle considère son client comme un lanceur d’alerte, qui a respecté les étapes nécessaires avant de faire un signalement au parquet sur « ce qu’il estime être un préjudice grave pour l’intérêt général ». Alors que le parquet étudie et analyse encore les éléments qui lui ont été transmis, la Cour des comptes – qui a déjà épinglé à trois reprises la Société protectrice des animaux (SPA) et n’a encore jamais audité la fondation – pourrait, elle aussi, décider de se pencher sur ses livres.

Le Journal du Dimanche