« Adolescents soldats, djihad de la drogue » : L’inquiétante ubérisation des assassinats en France

Des jeunes tueurs à gages amateurs sont recrutés par les réseaux criminels pour commettre une forfaiture contre quelques dizaines de milliers d’euros. Inconnus de la justice, aux codes qui diffèrent des criminels d’antan, ces profils inquiètent particulièrement les forces de l’ordre.

«Je vais enchaîner les contrats, je vais descendre, je vais remonter à Paname… Sur la vie de ma mère, je suis en train de m’envoyer un contrat et je suis en train de rigoler.» Le visage dissimulé sous une cagoule, un jeune homme hilare se met en scène sur une vidéo publiée sur les réseaux sociaux. Sa voix juvénile laisse penser que ce garçon n’a pas plus de 20 ans. Enzo*, qui a été interpellé début avril à Marseille, a seulement 18 ans. Il a été mis en examen dans le cadre d’une enquête pour trois assassinats, dont ceux de deux adolescents tout juste âgés de 15 et 16 ans. Le sicaire marseillais, avec sa peau parsemée d’acné et sa barbe fine, aurait gagné 200.000 euros en enchaînant une dizaine de contrats en moins d’un an. Une machine à tuer.

Ce profil glaçant est loin d’être un cas isolé. En mars, une équipe de jeunes tueurs à gages avait aussi été mise à jour par les policiers de la brigade criminelle de Paris et de l’Office central de lutte contre le crime organisé. Ils étaient âgés de 16 à 25 ans et avaient été impliqués dans une fusillade rue de Popincourt à Paris, en juillet 2022. Dans ces deux affaires, certains jeunes mis en cause étaient inconnus de la justice. Avant d’être recrutés par des têtes de réseau, ils étaient totalement étrangers au milieu du grand banditisme. Et ces profils de tueurs qui émergent inquiètent la police pour plusieurs raisons.”

Approchés sur les réseaux sociaux

«Désormais, les gangs recherchent des jeunes qui ne sont pas fichés S ou qui ne sont pas dans nos fichiers de personnes recherchées», fait savoir Matthieu Valet, porte-parole du syndicat indépendant des commissaires de police (SICP), qui s’est longtemps entretenu avec les enquêteurs de la police judiciaire de Marseille. Le tueur à gages de 18 ans Enzo en est le parfait exemple. Ce jeune, qui n’était pas dans les radars de la police, devait abattre une cible pour un montant de 20.000 à 40.000 euros. Il devait ensuite en apporter la preuve en filmant son forfait. Les armes et les véhicules étaient fournis par les donneurs d’ordre.

Ces profils sont dénichés dans les gangs et via les réseaux sociaux. Enzo, lui, a été recruté par l’intermédiaire de Snapchat, et d’après les informations du Parisien, il se serait même porté volontaire. Pour rendre le «métier» attrayant, les gangs publient sur la messagerie Telegram des vidéos de trophées, de guet-apens avec des tirs de mortiers, ou de règlements de compte. «Ils en font la publicité, pour donner envie à certains l’envie de s’engager», précise Matthieu Valet. «Un peu sur le même modèle de communication utilisé par les institutions, telles que l’armée, la police ou encore de la gendarmerie», prend-il comme exemple.

Ces jeunes se prennent pour des Scarface ou des Mesrine, sauf qu’ils n’en ont ni la carrure, ni l’expérience”. – Matthieu Valet, porte-parole du syndicat indépendant des commissaires de police (SICP)

Wallid*, l’un des tireurs de la rue de Popincourt, âgé de 18 ans et, domicilié à Roquebrune-Cap-Martin, à la police qu’en l’espace de quelques mois il était passé de petit dealer à tueurs à gages : «En deux mois, j’ai fait des choses que je n’avais jamais faites de ma vie. Je n’arrive pas à expliquer ce qui m’est arrivé, comment j’ai basculé», selon des propos rapportés par Le Parisien . Matthieu Valet décrit des individus qui ne se trouvaient pas «dans un parcours de délinquance chevronnée». «Ces jeunes se prennent pour des Scarface ou des Mesrine, sauf qu’ils n’en ont ni la carrure, ni l’expérience. C’est pour ça qu’on a beaucoup de victimes collatérales», tranche le commissaire.

Pour Thierry Colombié, docteur en économie criminelle, spécialiste de la criminalité organisée et de la «French Connection», il n’y a pas de profil type chez ces jeunes. Simplement de l’amateurisme : «En général, les tueurs à gages professionnels font tout pour échapper à la répression. Leur publicité et leur réputation se font dans ce monde clandestin qui est très codé. D’ailleurs, il n’est pas facile de les contacter car ils sont très prudents». Et ils étaient mieux payés : autour de 100.000 euros dans les années 2010, précise le chercheur. «Mais on avait affaire à des gens très compétents, reprend-il. Souvent, la personne éliminée n’était pas récupérée par les services de police ou par la famille. On la faisait disparaître».

Appât du gain, adrénaline et glorification

Pourquoi ces amateurs passent-ils à l’acte? Ils sont d’abord attirés par l’appât du gain : «Les commanditaires leur expliquent qu’en quelques contrats, faciles à exécuter, ils peuvent se faire assez d’argent pour ensuite se mettre au vert», détaille le commissaire. Puis par l’adrénaline : celle de posséder une arme de guerre, de pouvoir tuer sans répercussion. «C’est comme le jeu vidéo Hitman, ils se prennent pour des tueurs à gages professionnels. On le voit bien dans la vidéo d’Enzo, on sent dans la voix du jeune homme une forme d’excitation», continue Matthieu Valet. Enfin, les gangs jouent aussi de leur ego: «Ils expliquent que, grâce à ces assassinats, ils pourront se faire un nom dans le milieu. Qu’ils deviendront connus».

Et pour cause : ces adolescents viennent souvent des milieux populaires, avec un isolement familial et professionnel. «Ce sont des personnalités de type dyssociale en construction. Ils démontrent une fragilité narcissique», explique à son tour Cédric Meilac, docteur en psychologie et expert judiciaire pour la Cour de cassation et cour Pénale Internationale. «Ils ont une tolérance limitée à la frustration», sont «impulsifs» ou, le cas échéant, ont une forte «agressivité tournée vers l’autre». Ils prennent aussi souvent des substances, ce qui peut exacerber l’instabilité «psychoaffective déjà présente», continue-t-il.

«Djihad de la drogue» ou «adolescents soldats»

Les réseaux exploitent cette fragilité en conférant à ces jeunes une mission. Dans ce passage à l’acte, il y a une tentative de re-narcissisation, pour se construire une image «grandiose», «pas dans le sens où la société peut l’entendre, mais dans le sens où l’environnement social dans lequel ils sont peut le considérer», décrit le docteur Cédric Meilac. Lorsqu’Enzo se vante dans la vidéo, rigole et menace, en réalité il se glorifie : «On peut penser qu’il cherche à se valoriser des actes auprès de personnes de son environnement, qui verraient en ces actes un signe de virilité». «Cela peut faire penser aux revendications lors du passage à l’acte terroriste mais à des fins ici mégalomaniaques, de médiatisation de soi.»

Une référence au Djihad aussi remarquée par les forces de l’ordre. «Comme les djihadistes, ils mènent un combat. Pas un combat pour la guerre sainte, mais un combat pour la drogue», dit Matthieu Valet. «Lorsqu’Enzo a été arrêté, il a expliqué aux policiers que, s’il avait été armé lors de son arrestation, il serait mort les armes à la main.». «Cela fait immédiatement penser aux propos de Mohammed Merah en 2012 après l’assaut du Raid». Le psychologue va plus loin : «J’ai l’impression que ces jeunes gens se placent en position d’adolescents soldats -attention à ne pas faire l’amalgame avec les enfants-soldats enrôlés de force-. Mais il y a, dans ces passages à l’acte, une dimension ludique, un mécanisme qu’on retrouve chez les enfants-soldats : ou la mort de l’autre n’est qu’un jeu. Ils sont déconnectés de la réalité».

Derrière ces profils se cachent le trafic de stupéfiants et des têtes de réseaux qui se trouvent à l’international, souvent au Maroc, Algérie, Arabie Saoudite, Dubaï, etc. Les experts sont tous d’accord sur un point : il est urgent de remonter jusqu’aux têtes de réseaux, qui approvisionnent les quartiers et ceux qui recrutent les petites et moyennes mains. Pour Matthieu Valet, «il est urgent de renforcer les effectifs de la police judiciaire, venir à bout de ces trafics passera nécessairement par un démantèlement des réseaux, des gangs, des têtes de réseaux qui sont à l’étranger. Il ne suffit pas de couper les mains et les pieds, il faut couper la tête».

*Le Figaro a changé les prénoms pour éviter toute «glorification» de ces tueurs.

Le Figaro