Allemagne : Une extrême-droite particulièrement radicale gonfle dans les sondages

L’AfD surfe aujourd’hui sur les déboires du gouvernement Scholz et exploite le mécontentement des habitants des communes débordées par l’afflux de réfugiés.

Le sujet intrigue les professionnels des sciences politiques: pourquoi et comment un parti d’extrême droite déterminé à accéder au pouvoir se radicalise au fur et à mesure de l’expansion de son soutien populaire? Et ceci à l’inverse de nombreuses formations nationalistes européennes dont les conquêtes électorales furent concomitantes à leur recentrage?

C’est le destin qui semble accolé à l’histoire de l’Alternative für Deutschland (AfD) depuis sa création il y a dix ans. Le 4 août, à la veille d’un deuxième week-end de congrès qui a confirmé la déviation droitière de l’AfD, le mouvement établissait un nouveau record dans les sondages. Selon une étude de l’institut Yougov, 23 % des Allemands se disent prêts à voter en sa faveur aux élections fédérales, à seulement quatre points derrière la CDU, qui, pour sa part, perd du terrain.”

À sa création en 2013, l’AfD était surnommé «le parti des professeurs», en référence à ces universitaires conservateurs, en économie et en droit, notamment issus de la CDU, nostalgiques du Deutsche Mark et qui préconisaient une dissolution de la zone euro. À l’époque, le thème ne passionnait pas les électeurs. La décision d’Angela Merkel, à partir de 2015, d’accueillir plus de 1 million de réfugiés, lui a donné un second souffle, le transformant en parti anti-immigrés.

Le terreau était particulièrement favorable dans les Länder de l’ex-RDA non pas en raison d’un afflux particulier de réfugiés dans ces régions, mais d’une propension locale historique à la rébellion. Ces territoires ne sont jamais devenus les «paysages florissants», que leur promettait le chancelier Helmut Kohl au moment de la réunification. En 1991, c’est à Hoyerswerda et Rostock près de la mer Baltique que les premières violences racistes, notamment dirigées contre des Vietnamiens, ont été enregistrées. Plus tard, c’est à Dresde, en Saxe, au milieu de la décennie 2010, que des marches anti-immigrés hebdomadaires se sont développées, intégrant dans leurs rangs, des militants de l’historique scène néonazie allemande.

L’Office de protection de la Constitution a tardé à réagir à cette menace à l’ordre démocratique. Fondée en 1950 cinq ans après la chute du nazisme, cette institution agit à la fois comme une autorité judiciaire et un service de renseignement, capable de défaire un parti politique dès lors que celui-ci viole les principes fondateurs de la République. Elle s’en est prise avec des fortunes diverses à Pegida (Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident) qui arpentait alors les rues de Dresde. Bien qu’en sommeil aujourd’hui, une partie de ce mouvement s’est recyclée au sein de l’AfD. La figure de Björn Höcke, l’actuel chef de l’Aile, la branche radicale du parti qu’il dirige en Thuringe, illustre la porosité de ce dernier à l’égard de la nébuleuse ultra.

À l’inverse du Rassemblement national en France qui a recentré son image en mettant à l’écart ses personnages les plus controversés, l’AfD a échoué dans ce processus. Son ancien président Jörg Meuthen, respectable professeur de droit, avait tenté de dissoudre sa branche radicale. Il estimait qu’elle mettait en péril la survie du parti. Lui-même était partisan de la création d’un grand mouvement conservateur, susceptible d’intégrer la CDU, à condition qu’Angela Merkel cède à ses sirènes. Or la chancelière s’est bien gardée de l’écouter.

Une progression du parti grâce à la cause antivaccins et l’attaque des mouvements «proclimat»

L’universitaire de 62 ans a été écarté en janvier 2022 et remplacé par Tino Chrupalla, ancien peintre en bâtiment en binôme Alice Weidel. Il est issu de la fédération radicale de Thuringe. Quant au sulfureux Andreas Kalbitz, surnommé «Himmler» par certains de ses camarades, il espère aujourd’hui réintégrer le parti dont il avait été exclu par Meuthen. «Tous les modérés ont été éliminés et le processus se poursuit, voire s’aggrave élection après élection» s’inquiète Michael Kretschmer, président CDU de la Saxe, où l’AfD dépasse les 32 % d’intentions de vote dans les sondages.

Ces péripéties n’ont pas empêché le parti – après un vide politique inférieur à un an – de poursuivre sa progression. Privé des thématiques migratoires durant la pandémie il s’est refait une santé en épousant la cause antivaccins, puis en attaquant les mouvements «proclimat». Il qualifie les dirigeants écologistes de «dépravés» et de «déchets». Et profite, contrairement à la France de l’absence d’un pôle de radicalité à gauche, autrefois incarné par Die Linke.

Aujourd’hui, l’AfD surfe sur les déboires du gouvernement Scholz et exploite le mécontentement des habitants des communes débordées par l’afflux de réfugiés. Selon un sondage de l’institut Dimap pour la chaîne ARD, 78 % des Allemands sont insatisfaits des prestations de l’actuelle coalition, notamment empêtrée dans sa politique énergétique. Or, lors des élections de 2021 qui ont porté celle-ci au pouvoir, l’AfD avait réalisé un score inférieur à celui de 2017.

Dans un pays comme l’Allemagne, qui reste traumatisé par le souvenir de Hitler et de l’Holocauste, l’ascension de l’AfD et la violence verbale qui l’accompagne auraient de quoi effrayer les électeurs. Il n’en est rien. De même que sa croisade anti-européenne dans une société traditionnellement europhile. Son aile radicale «déclare que l’UE doit mourir pour que l’Europe vive alors que c’est précisément la communauté européenne qui nous a apporté la paix, la liberté et la prospérité. Le cours de l’AfD mène à la ruine», soupire le parlementaire CDU Andreas Jung.

Plus inquiétant pour ses adversaires, l’AfD progresse également dans l’ouest du pays. Elle réalise ses performances les plus spectaculaires (allant jusqu’à plus de 10 %) dans les trois Länder frontaliers du Benelux et de la France, des fiefs traditionnels de la CDU et du SPD, selon l’institut Dawum. Cet organisme de recherche compare les résultats des dernières élections régionales aux sondages actuels. Dans l’Est, l’AfD séduit toujours plus des petits chefs d’entreprises d’ordinaires ainsi que des syndicalistes autrefois encartés au SPD.

Ailleurs, l’histoire est connue. En France, des ouvriers et des syndicalistes, y compris à la CGT communiste, votent depuis longtemps pour le Rassemblement national. «Il n’y a pas d’exceptionnalisme allemand et aucune raison que notre pays reste à l’abri de la vague populiste enregistrée en Europe», estime Frank Baasner, directeur de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg. L’AfD enfourche les mêmes chevaux de bataille que nombre de partis européens d’extrême droite, agitant aussi bien la menace d’un grand remplacement que celle d’une déferlante «woke». «Auprès de nombreux électeurs, la radicalité a perdu tout effet dissuasif. L’AfD est parvenue à normaliser son extrémisme», analyse Der Spiegel.

Un vent de panique dans les partis de la coalition

L’Allemagne, soulignent plusieurs observateurs, n’a pas encore pris la mesure du phénomène AfD, né il y a seulement dix ans. «À la différence de Giorgia Meloni en Italie et de Marine Le Pen en France, les responsables du parti sont ceux de la première génération, plus proches de Le Pen père que de la fille. Mais cela peut changer», estime un responsable politique sous couvert d’anonymat. Avec quels résultats électoraux?

En 2025, «l’AfD ne fera pas un score très différent que lors des dernières élections fédérales, avait pronostiqué Olaf Scholz le 14 juillet, soit seulement 10 %. Pour cela, avait ajouté le chancelier, il faut moderniser le pays et promouvoir les valeurs de respect». Trois semaines plus tard, c’est un vent de panique qui souffle dans les partis de la coalition, effrayés à l’idée de devoir transmettre les clés du pays à l’extrême droite.

Le Figaro