“Androcène, francocide, empouvoirement”… : Nouvelle novlangue pour néointellos
Auparavant limités à certains domaines, les néologismes et les termes spécifiques prennent de plus en plus de place dans la langue française, au point de parfois dominer le discours médiatique et politique. Sommes-nous face à l’avènement d’une néonovlangue ?
Androcène, féminicide, francocide… Depuis quelques années, les néologismes savants abondent dans la presse et la bouche des politiques. Alors que le mot « féminicide », désignant le meurtre d’une femme par un homme (généralement son conjoint), a fait son entrée dans le dictionnaire le Robert en 2015 – malgré sa non-reconnaissance par l’Académie française –, Éric Zemmour a déclaré s’en être inspiré pour créer le mot « francocide ». Néologisme pour le moins douteux utilisé par l’ancien candidat à l’élection présidentielle au lendemain du meurtre de Lola, la jeune adolescente assassinée le 14 octobre 2022, il désigne, selon lui, « un crime commis sur un Français par un étranger ».

Si les mots en -cide (caedere : tuer, en latin) se retrouvent régulièrement en une dans la presse, les mots en -phobe (phóbos : peur, en grec ancien) ont également fait parler d’eux, à l’image de « grossophobie ». Inspiré du terme étasunien fat phobia, le mot s’est diffusé majoritairement sur les réseaux sociaux à la fin des années 2010, avant d’entrer dans le Robert en 2019, et le Larousse dans son édition 2023. À l’origine présents dans le domaine de la psychopathologie pour désigner les peurs irrationnelles, les mots en -phobe sont aujourd’hui passés dans le langage courant.
Cette multiplication de néologismes n’est pas sans rappeler la novlangue en vigueur dans 1984 célèbre roman d’anticipation de George Orwell. Composé de termes technico-scientifiques, le « lexique C », à visée politique, est celui qui est réservé aux initiés. « Dans la première traduction de 1984 réalisée par Amélie Audiberti, le mot novlangue est au masculin/neutre car la novlangue n’est pas une langue : c’est un code inspiré de la cybernétique, qui relève de la machine » rappelle Isabelle Barbéris, maître de conférences en arts du spectacle à l’université Paris-Diderot et chercheuse associée au CNRS, qui a coordonné un dossier sur le sujet dans la revue Cités en 2021.
Si, aujourd’hui, le terme « novlangue » semble être un raccourci pour désigner toute dégradation de la langue ou tout discours vide de sens, l’écrivain Jaime Semprun le décrivait comme « l’extension des domaines de la vie effectivement régis par la rationalité technique ». Dans Défense et illustration de la novlangue française, court essai au titre ironique paru en 2005, le fondateur des Éditions de l’Encyclopédie des nuisances avance l’idée que la novlangue contemporaine offre un langage adapté au « fait social total » que constitue le capitalisme couplé à « l’avènement des machines » le développement industriel.
« La langue française se technicise parce que notre société elle-même est en proie à ce que Jacques Ellul appelait le “système technicien” : les machines sont devenues omniprésentes, et elles tendent fatalement à répandre leurs modalités de fonctionnement dans tous les rapports humains, explique Patrick Marcolini, philosophe et maître de conférences à l’université Paul-Valéry, à Montpellier. Dans ce contexte, ces mots ont un point commun. Il s’agit de déterminer chez le lecteur ou chez le spectateur un certain type de réaction : obtenir son acquiescement ou son indignation, mais toujours de manière à favoriser un projet politique ou économique prédéfini. »
« Désigner de facto un coupable »
Au service de la performance chère au capitalisme, les mots se doivent d’être efficaces : « Grâce à ces mots, […] on analyse des données, on spécifie des fonctions, on élabore des procédures », écrivait Jaime Semprun dans l’essai cité plus haut. Ainsi, les mots de la novlangue, qu’ils soient managériaux ou techniques, charrient un univers d’une précision chirurgicale, où rien n’est laissé au hasard. « La langue est vivante, nuancée, souligne Isabelle Barbéris. Pas la novlangue, qui parodie le jargon juridique, qui rend le langage monovalent, assigne, dénonce. Prenez le terme “androcène” : il désigne de facto un coupable. »
L’accusation de x-phobie dans un débat permet de disqualifier immédiatement son opposant, le taxant ainsi de malade, avec qui il est inutile de discuter. Quentin Müller, reporteur et coauteur avec Sébastien Castelier de l’ouvrage les Esclaves de l’homme-pétrole. Coupe du monde 2022 au Qatar : la face cachée d’un esclavage contemporain (Marchialy, 2022), qui aborde la condition de travailleur immigré dans les pays du Golfe, note la propension des défenseurs du Qatar à accuser d’« islamophobes » les détracteurs du Mondial dans l’émirat. Une méthode discréditant automatiquement les critiques et empêchant tout débat de fond.
« Il y a une médicalisation de la société, décrit Agnès Vandevelde-Rougale, socio-anthropologue et auteure de Mots & illusions : quand la langue du management nous gouverne (10/18, 2022). On tente de voir les problèmes sociaux de manière individuelle et de les renvoyer à la sphère médicale. Tout comme la multiplication des néologismes en -cide, qui appartiennent au domaine juridique, témoigne de la juridicisation des rapports sociaux. Le langage courant influe et reflète la société dans laquelle on est. » Le langage, ainsi cloisonné, empêche toute circulation des mots et le « va-et-vient entre la pensée et son expression langagière » indispensable à la vie de l’esprit, selon le philosophe Jacques Dewitte. « S’il fallait chercher des exemples de la novlangue contemporaine, on les trouverait dans l’appauvrissement du langage, relève Patrick Marcolini, mais aussi dans la suppression du sens de la nuance et dans le conformisme idéologique qui règnent dans les débats politiques ou sur les réseaux sociaux. »
Car la néonovlangue n’a pas pour vocation d’encourager au débat et à la discussion : il s’agit d’employer le bon mot, l’expression adéquate. Sous peine d’être, dans les situations les plus extrêmes, ostracisé. En février 2021, le magazine Neon publiait une longue enquête* sur les milieux militants progressistes qui s’entre-déchirent et se harcèlent pour un mot mal utilisé ou une expression jugée « problématique ». « Au sein de ces cercles, on échange selon un vocabulaire précis et en continuelle évolution. Les mots employés pèsent lourd » précise l’article. Contrairement à la langue, la novlangue n’est pas nuancée, mais établit une frontière entre les mots, ceux que l’on a le droit de prononcer, et ceux qui sont bannis.
Le monde de l’entreprise, par l’abondance de son jargon managérial, témoigne de cette obsession : les ouvriers sont devenus des « agents de production », les « ressources humaines » désincarnent les travailleurs, tandis que les « plans de restructuration » et de « sauvegarde de l’emploi » dissimulent des licenciements et des employés laissés sur le carreau. Même logique dans l’exécutif, où les pénuries d’essence deviennent des « tensions temporaires » (Olivier Véran, porte-parole du gouvernement) et où les Français les plus pauvres se métamorphosent en « Français en situation de sobriété subie » (Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition énergétique).
« Paradoxalement, au lieu de nous rapprocher du monde, ce langage conditionné par la technique nous en éloigne, analyse le philosophe Patrick Marcolini. Du fait de son obsession de l’efficacité, il ne voit dans les objets et les êtres qui nous entourent que ce qui peut être utilisé. » Pour la socio-anthropologue Agnès Vandevelde-Rougale « ces mots sont plus techniques mais moins intelligibles, moins directs : ils ont une dimension euphémisante. Aujourd’hui, ce discours sert l’idéologie managériale néolibérale ; en tant que discours de pouvoir, il peut se poser en surplomb de ceux qui le reçoivent, mais aussi être intériorisé par ses récepteurs et les influencer de manière insidieuse. »
Sé démarquer à moindres frai
Par son aspect scientifique et codifié, la néo-novlangue permet d’instituer une forme de « pouvoir symbolique », analysé par le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage Ce que parler veut dire (1982) : le langage établit des rapports de force entre les différents groupes sociaux. La néonovlangue, jargon technique, sépare ceux qui la maîtrisent, drapés d’un air d’expert et se reconnaissant entre eux, et les autres. Organisées du 19 au 21 août 2021 à Poitiers, les journées d’été des écologistes faisaient la part belle aux néologismes et mots pompeux : « adelphité », soit la version non genrée de « fraternité », « empouvoirement », inspiré de l’empowerment anglais (qui désigne un processus d’émancipation), cher aux néoféministes, ou encore « langage épicène », c’est-à-dire un langage non genré.
À l’heure où la culture du narcissisme et l’obsession d’unicité règnent en maîtres, l’usage de mots savants et jargonnants permet de se démarquer à moindres frais. « Mais il serait trop facile d’accuser seulement les médias, la bourgeoisie, les bien-pensants, ou que sais-je encore : c’est aussi une question de responsabilité individuelle, rappelle Patrick Marcolini. Le langage ne nous est pas seulement imposé, nous avons la possibilité (et même le devoir) de le soigner et de l’enrichir chaque fois que nous prenons la parole. En ce sens, la lecture d’un poème ou de quelques articles d’un vieux dictionnaire devrait être la prière du matin de l’honnête homme ou de l’honnête femme. »
* Pauline Grand d’Esnon, « Pureté militante, culture du “callout” : quand les activistes s’entre-déchirent », Neon, 8 février 2021.