« Attention, ce soir j’ai la gâchette facile ! » : en 1980, Lahouari, 17 ans, mourait tué par un policier

ARCHIVE. Dans cet article paru dans « le Nouvel Observateur » en 1987 et intitulé « Bavure : un meurtre sans assassin », le magazine revenait sur la mort, sept ans plus tôt, du jeune Lahouari Ben Mohamed, tué par un CRS, Jean-Paul Taillefer, lors d’un contrôle routier. La famille s’est battue pendant sept ans et attendait beaucoup de ce procès. Verdict : dix mois de prison dont quatre avec sursis, et une loi d’amnistie qui permettra au meurtrier de ressortir libre.

La mère de Lahouari (au centre) lors d’une manifestation à Marseille le 3 octobre 1987, pour dénoncer la « trahison » de la justice. Sur le torse des manifestantes, une cible. (YVES JEANMOUGIN/DONATION MINISTÈRE DE LA CULTURE, MPP)

Devant les caméras avides, après l’énoncé du verdict de la cour d’assises d’Aix-en-Provence, elle a poussé un cri immense comme un appel au secours : « La France nous a trahis ! » Le 24 septembre, sept ans après l’assassinat de son fils Houari par un CRS excité [Jean-Paul Taillefer, NDLR], la justice refusait à Fatma Ben Mohamed l’apaisement qu’elle attendait avec une irréprochable patience. Sept ans d’un deuil impossible qu’une sentence inique rend impossible à jamais. Quelle mère au monde pourrait s’y résigner ?

Au cours d’un contrôle injustifié dans une cité marseillaise, Jean-Paul Taillefer éclate la tête de Houari d’une rafale de PM [pistolet-mitrailleur, NDLR] à bout portant. Parce qu’il était contrarié. Qu’il avait peur. Qu’il était nerveux. Qu’il possédait un flingue. Le véhicule dans lequel le jeune Ben Mohamed était assis venait pourtant de recevoir la permission de repartir. « 

Attention ! avait ricané l’homme à l’uniforme. Ce soir, jai la gâchette facile. » Le juge d’instruction concluait à un homicide involontaire par maladresse, imprudence et inobservation des règlements.

Un crétin, président d’une quelconque commission de sécurité, enfonçait le clou : « De toute façon, tout ça, cest de la graine de voyou. » Aucun service de police n’avait jamais entendu parler d’aucun membre de la famille Ben Mohamed. Mais qu’importe ! Le meurtrier sortait de détention provisoire au bout de trois mois et l’affaire était portée au tribunal correctionnel entre une histoire d’assurances et un vol de Mobylette.

Pour les Ben Mohamed commencent alors sept ans de bataille. Leurs seules armes : le respect de la loi et la dignité. Leur seul appui : la cité des Flamants (un de ces ghettos marseillais des quartiers nord qui chatouillent la parano des « braves gens ») qui les porte à bout de bras. Ils réussissent à obtenir des magistrats du tribunal correctionnel qu’ils se déclarent incompétents pour juger Taillefer. Puis la cour d’appel d’Aix et la Cour de Cassation en font autant. Qu’un flic assassin soit traduit devant la cour d’assises pour le meurtre d’un Arabe – ce qu’on appelle ordinairement une bavure – dans cette région de France, ce n’est plus une évidence. C’est devenu une victoire de la démocratie !

« La vie de mon fils vaut moins que celle d’un chien »

Mais dans le prétoire l’avocat général décide qu’il faut tempérer cet égalitarisme qui ne correspond pas à la réalité sociale locale. Et malgré son rôle d’accusateur public, malgré les faits, malgré l’expertise psychiatrique, malgré les dépositions accablantes des collègues de Taillefer, malgré les aveux mêmes du criminel, il défend la thèse de l’accident ! Le jury accorde carrément les circonstances atténuantes : dix mois de prison dont quatre avec sursis pour Jean-Paul Taillefer, qui, bénéficiant d’une loi d’amnistie, est désormais entièrement libre de ses mouvements. « Maintenant, s’indigne Me Pons de Poli, représentante de la Ligue des Droits de l’Homme, nous savons quil y a deux catégories de Français : ceux qui sont protégés par le pouvoir et ceux qui ont le teint basané. »

Dans son HLM des Flamants, Fatma Ben Mohamed ne crie plus. Ne pleure plus. Son beau visage est immobile. Sa voix reste feutrée. Mais ses tempes et sa gorge battent la chamade : « Ce nétait pas un voyou… Il avait 17 ans… Je leur faisais confiance… Mais ils me lont tué une seconde fois…  » Inlassablement, elle répète l’intolérable irruption du malheur. Dans la maison impeccablement tenue, les petits-enfants que les frères et sœurs de Houari lui ont donnés écoutent silencieusement leur grand-mère. Des voisins viennent l’assurer de leur sympathie. Des journalistes entrent et sortent. Le téléphone sonne sans arrêt. Mais inlassablement, Fatma répète à qui lui demande l’intolérable déni de justice :

« La vie de mon fils vaut moins que celle dun chien… Jai peur pour tous les jeunes qui ont la figure dun Maghrébin… Cest pour ça que je ne me tairai jamais… Raconter le mal, la folie… »

Fatma

Samedi dernier, Fatma la discrète, qui ne sortait d’ordinaire que pour aller faire ses courses, se place en tête de la manifestation qui arpente les trottoirs de la Canebière. Sans une larme, refusant les bras qui s’offrent pour la soutenir, elle marche pour l’exemple. Et elle exhibe son désespoir terrible et silencieux comme celui des mères de la place de Mai sur le bitume argentin. Sur sa robe, elle a accroché une cible.

Le combat par les voies légales

Pendant ce temps, les jeunes des quartiers nord distribuent des tracts et font signer des pétitions pour obtenir une révision du procès. Tant pis si Gilbert Collard, l’avocat des Ben Mohamed [élu député européen en 2019 après avoir rejoint le Front national en 2017, et avant de rejoindre Eric Zemmour en 2022], leur répète depuis plusieurs jours qu’elle est légalement impossible. Vox populi, vox Dei. Ils ne veulent pas l’accepter. « Il faut continuer, s’exclame naïvement Messaoud, 21 ans et l’accent de Pagnol. Il se peut que la justice se rattrape… Ça mangoisse, ce mort qui na pas droit à un assassin. Dire que personne na tué Houari, cest comme dire que tout le monde était daccord pour quil meure ! Cest lintégration des beurs quon assassine. »

Aidés par SOS-Racisme et Me Collard, les jeunes préparent un livre noir de l’instruction. « Pour démonter mécanisme par mécanisme tous les rouages de ce simulacre de justice. » Pas une soirée sans réunion dans le centre social des Flamants : « Faut empêcher loubli », décrète Djamel. De nombreuses associations ont rejoint le comité de soutien à la famille Ben Mohamed. Drifa, 30 ans, la sœur de Houari, relève la tête à nouveau après le choc du verdict : « Je renvoyais tout le monde dos à dos. Et puis, j’ai lu la presse. Les journalistes n’avaient pas le droit de critiquer une décision de justice. Et pourtant, ils l’ont fait ! Même “le Quotidien de Paris”… » Drifa ne renonce pas à la démocratie : « Je suis bien placée pour savoir que la violence est la pire des solutions. » Et le combat continue par les voies légales…

Le 18 octobre, septième anniversaire de la mort de Houari, Me Gilbert Collard déposera une plainte contre l’Etat français au nom de la famille Ben Mohamed. « L’Etat, déclare le jeune avocat, doit assumer sa part de responsabilité dans la manière dont il forme ses fonctionnaires. Cest pourquoi nous engageons une action en responsabilité civile contre lui. »

Même si l’on accepte la thèse du « regrettable accident » défendue par le parquet, le ministère de l’Intérieur devra quand même répondre de ses critères de recrutement. Qui a-t-il engagé pour veiller sur notre sécurité ? A qui a-t-il confié le privilège exorbitant de porter un fusil-mitrailleur et de représenter l’autorité ? A « un grand émotif et un grand immature… incapable de maîtriser son agressivité dans une situation délicate… qui naurait jamais dû être CRS ». Telles sont les conclusions présentées par l’expert-psychiatre au cours du procès d’Aix. Comment s’est défendu Jean-Paul Taillefer ? En imputant la cause du drame à son inexpérience : « Je navais tiré que deux fois avec ce type darme au cours de mon stage chez les CRS. », affirmait-il pendant l’audience. Incompétent et incapable.
Combien de Taillefer la police compte-t-elle encore dans ses rangs ?

Article publié initialement dans Le Nouvel Observateur du 09 octobre 1987. L’édition a été actualisée.

L’Obs