Besançon (25) : « C’est très dur de comprendre ce niveau de violence », comment un quartier a sombré dans le trafic de drogue
Des fusillades à l’arme de guerre, trois mineurs tués en moins de deux ans, des dossiers tentaculaires devant la justice… Comment Planoise, un quartier populaire calme, a-t-il sombré dans une violence et un trafic de stupéfiants de si grande ampleur ?
Elle veut bien raconter son histoire, donner son prénom, Habir. Ici, à Planoise, tout le monde connaît cette jeune femme aux longs cheveux bruns, à la voix douce, et ce qu’elle a enduré. Planoise, banlieue de Besançon, ou plutôt petite excroissance de 18.000 habitants posée juste à côté de la ville natale de Victor Hugo, que l’on imagine paisible. C’est là que, au début des années 2000, les parents d’Habir et leurs trois enfants sont arrivés d’Algérie, comme bien des immigrés depuis les années 1970. Mais Planoise, c’est surtout le tombeau du frère d’Habir.

Le 8 mars 2020, à la veille de ses 23 ans, ce jeune garagiste a été abattu, pris par erreur pour un chef de clan qu’il n’était pas. « Parce qu’il circulait dans la même voiture que l’un d’eux, souffle Habir. Ils ont tiré, tiré, sans même vérifier qui était dedans. Les circonstances de la mort de mon frère, c’est irréel pour moi encore aujourd’hui. Ici nous vivons dans un petit quartier, on n’est pas à Marseille, on n’est pas à Paris, on ne meurt pas comme ça. »
Houcine a été atteint de plusieurs balles dans le corps alors qu’il se trouvait au volant et tentait de s’échapper. Au terme d’une course-poursuite, il a été exécuté d’une balle dans la tête tirée à bout portant, taillée en biseau pour amplifier encore la blessure et marquer les esprits.

Pour les habitants de Planoise, c’est à ce moment-là, avec la mort de ce gamin au beau sourire qui embauchait la nuit à Sochaux dans les usines Peugeot pour mettre de l’argent de côté et ouvrir un jour son garage, qu’ils ont compris qu’une nouvelle ère avait débuté. Celle des règlements de comptes sur fond de trafic de stupéfiants, avec ses victimes collatérales, sa violence sans limite et son cercle infernal où chaque mort en appelle un autre dans le camp d’en face. Elle ne s’est jamais interrompue.
Depuis deux ans, le quartier a enterré quatre de ses jeunes, dont trois mineurs. Deux n’avaient que 15 ans. Pour tenter d’interrompre ce cycle, une vague d’interpellations sans précédent a été déclenchée dans le quartier début mars, dans le cadre d’une enquête menée depuis la juridiction spécialisée (Jirs) de Nancy. Elle a abouti le 3 mars à la mise en examen de neuf jeunes âgés de 18 à 29 ans, pour tentative de meurtre en bande organisée, détentions d’armes et de stupéfiants.
Le quartier compte environ 70 % de logements sociaux. Le taux d’emploi y est le plus bas de la ville : moins de 40 % contre 55 % en moyenne pour Besançon. La moitié des ménages sont considérés comme pauvres dans de nombreux îlots, et le revenu médian y est un tiers plus bas qu’au centre-ville (1). Mais Planoise n’a aucun point commun avec les quartiers Nord de Marseille, enclavés, délabrés et délaissés par les pouvoirs publics. On s’y rend en tramway, le cœur historique de Besançon n’est qu’à une vingtaine de minutes. Des commerces y sont implantés, tout comme une école de la deuxième chance et une médiathèque. Les immeubles sont dans leur majorité entretenus.
« Honnêtement, c’est très dur de comprendre pourquoi on est à ce niveau de trafic et de violence, reconnaît Etienne Manteaux, procureur de la République de cette ville moyenne de 116 000 habitants. C’est une situation exceptionnelle au premier sens du terme. Il n’y a pas de délitement social. Par exemple, lorsqu’on doit procéder à une arrestation à Planoise, nous ne mettons pas en place un dispositif particulier. La police entre dans ce quartier. » Il y a pourtant des balles de kalachnikovs fichées dans les murs de certains appartements – 18 fusillades à l’arme de guerre ont été recensées en cinq mois, entre novembre 2019 et mars 2020. Et des jeunes en cagoule intégrale qui surveillent aux abords de points de deal pouvant rapporter jusqu’à 20.000 euros par jour.
« Opérations commerciales » et distribution de flyers
Alors quoi ? La situation géographique de Besançon, proche de la frontière suisse, est-elle un atout pour les dealers ? Quelques francs suisses ont bien été récupérés en perquisition chez des trafiquants de Planoise, mais rien de massif. Et la préfecture du Doubs n’est pas plus proche que de nombreuses autres villes de la même taille, voire plus importantes. Des enquêtes ont montré que la drogue provenait des mêmes endroits que celle de tous les points de deals en France. Le Benelux pour la cocaïne – via le port d’Anvers. L’Espagne pour le cannabis. L’accession de Planoise au rang d’objectif prioritaire de l’Ofast – Office Anti-Stupéfiants – semble plutôt liée au savoir-faire hors du commun des têtes de réseaux. Des sortes de businessmen surdoués, et dénués de tous scrupules.
Grâce à plusieurs enquêtes judiciaires, et surtout au décryptage inespéré, début 2021, de Sky ECC, surnommée la « messagerie du crime » car réputée inviolable, les autorités ont pu comprendre l’importance et l’organisation du trafic à Planoise, à défaut de l’expliquer, et résoudre certaines affaires. L’enquête sur l’assassinat d’Houcine a enfin pu avancer. Ses assassins présumés – ils doivent être jugés prochainement – correspondaient grâce à Sky ECC. La lecture de leurs conversations montre qu’ils avaient été missionnés par l’un des deux camps de Planoise, le clan « Mordjane », pour éliminer le chef des tireurs du clan d’en face, le clan « Abdou ». « Le conducteur il est mort, le passager il est blessé il a rhob [fui, NDLR] on a essayé de le courser, on lui a tiré une balle dans une Golf… mais le conducteur de la Mégane il est mort… demain on réétudie et après demain on va tous les niquer », écrit un des tireurs.Puis il se prend en photo avec les armes et envoie le cliché. Quelques jours plus tard, il réalise leur méprise, mais ne semble pas s’en émouvoir outre mesure. « Moi, ma mère, ma sœur, nous n’avons jamais eu la moindre excuse, souffle Habir. Pourtant les familles de ceux qui ont fait ça, on les connaît, on sait qui c’est. Et rien. »
Les décryptages des messages et diverses écoutes ont aussi permis de mettre au jour quelques chiffres. Omar Abdou, l’un des chefs de clan, évoque 400 000 euros de chiffre d’affaires par mois pour « Fribourg », nom d’un petit ensemble d’immeubles de Planoise et point de deal réputé le plus rentable. Pour « Picardie » – un autre îlot –, Mohamed Mordjane parle, lui, d’une perte de 200 000 euros lors d’une conversation. Un de ses « lieutenants », dans sa cellule qu’il ne sait pas « sonorisée », se vante : « J’avais une équipe de charbonneurs [dealers au détail, NDLR], ils venaient de Paris oh sur le Coran qu’on arrachait tout frère wallah j’arrachais tout. » Ou encore : « Oh chez nous mon frère c’est que le crime organisé, oh c’est oh, oh c’est le grand banditisme […] Besançon Besançon oh Besançon Besançon, mon gars, on est la plaque tournante de tout l’Est, frère ! T’as vu même Strasbourg tout ça Mulhouse tout ça ils font pas des […] “rémun” de, ils ont pas les mêmes terrains que nous. »
Pour recruter de la main-d’œuvre, le clan « Mordjane » adopte les codes de l’économie de marché : il propose des salaires supérieurs à ceux d’en face. A Picardie et sur leurs autres lieux, le « charbonneur » gagne 500 euros par jour, avec intéressement s’il « jobe » bien. Le guetteur, 150 euros quotidiens, avec des avantages en nature : « la graillance et le scooter ». Ailleurs, il ne gagne que 100 euros sans avantages. Pour fidéliser la clientèle, le clan organise des « opérations commerciales », le gramme de cocaïne au prix du demi-gramme sur une journée, ou la distribution « aux bourgeois » du centre-ville de flyers pour leur annoncer l’installation d’une place de deal en dehors de Planoise pour plus de sécurité – un chef d’entreprise du Jura se ravitaillant dans le quartier un soir de décembre 2019 avait été blessé par des balles de kalachnikov. En revanche, aucune dérive de type « mafieuse » – pas d’infiltration dans les milieux politiques et économiques – n’a été constatée. En apprenant qu’un des membres du clan « Mordjane » avait un oncle adjoint au maire de Besançon, les autorités ont sursauté. Mais il n’y avait pas d’autres liens entre eux que familiaux.
Pour s’entretuer, les trafiquants payent des « soldats » venus de Marseille ou d’Ile-de-France. « Ils ont payé 80 000 euros une équipe de Paname pour qu’ils nous fument », s’inquiète un trafiquant sur écoute. L’un des derniers assassinats qui ont endeuillé le quartier, celui du jeune Abdelmalek, 15 ans, tué fin août dernier à proximité du point de deal de Fribourg, aurait été commis, d’après les premières investigations, par une équipe étrangère à Planoise. La mort de ce nouvel enfant du quartier, étranger au trafic de stupéfiants selon sa famille, a poussé Planoise à s’organiser. En octobre, quelques centaines de personnes se sont rassemblées lors d’une marche blanche en hommage au jeune garçon, qui n’a jamais pu aller récupérer en main propre son diplôme du brevet. Mi-décembre, après la mort par balles d’un autre adolescent de 15 ans, un collectif d’une vingtaine d’habitants s’est créé. Chefs d’entreprise, profs, commerçants, tous originaires de Planoise, ont écrit au président de la République pour dénoncer le manque de moyens et le commissariat ouvert seulement aux heures de bureau.
« Maintenant, les gens ont peur »
Mi-février, dans un petit local à l’arrière d’un supermarché hard discount de Planoise, des membres de ce collectif ont accepté de nous rencontrer. Toutes – il n’y a que des femmes ce soir-là – cherchent une explication à la dégradation de leur quartier. Joëlle, retraitée, ex-directrice du collège du secteur, ne décolère pas contre les cadres qui ont déserté pour le centre-ville, condamnant tout rêve de mixité sociale. Habiba, une cinquantaine d’années, a grandi ici avant de devenir cadre dans la fonction publique. Elle se souvient encore des vaches divaguant autour des premiers immeubles construits sur des terres agricoles, des dizaines de cerisiers abandonnés après les expropriations, dont tous les gamins allaient chiper les fruits.
Pour Habiba, Planoise est devenu ce supermarché de la drogue car les jeunes n’y ont pas d’avenir : « Il faut leur proposer autre chose que du foot, s’agace-t-elle. Des formations, des stages, c’est la seule solution pour les éloigner du mirage de l’argent facile. Ceux qui sont dedans, on n’arrivera pas à les en sortir, c’est trop tard. Il faut penser à ceux qui ont 6-7 ans aujourd’hui. Et agir. » Le collectif a organisé une réunion publique début février pour que les habitants puissent s’exprimer. Premier sujet abordé : la sécurité. « Si aucun effort n’est fait, plus personne ne viendra à Planoise, poursuit Habiba. Quand on prononce ce nom, maintenant les gens ont peur. »
Une étude a été lancée pour qu’un vrai commissariat de secteur, ouvert sept jours sur sept, soit implanté. En juin dernier, le procès du clan « Abdou » a abouti à cinq condamnations. Un autre doit se dérouler en mars pour juger les membres du clan adverse. « Au total, 57 personnes ont déjà été mises en examen, et elles ont été ou vont être jugées, ajoute le procureur Etienne Manteaux. Les choses avancent. Quand je suis arrivé en septembre 2018, trente points de deal étaient répertoriés à Planoise, aujourd’hui il y en a huit. » Il ne s’avoue pas vainqueur pour autant. Début février, dans un box, une kalachnikov, 58 munitions et une voiture volée ont été retrouvées.(1) Les chiffres sont issus de l’étude publiée en février 2022 par l’agence d’urbanisme Besançon-Centre Franche-Comté sur les quartiers bisontins.