Bons élèves : Sans même s’en apercevoir, les parents CSP+ « préparent » leurs enfants au travail scolaire

Depuis quelques jours, ma fille aînée, qui entre en CE2, se trimballe partout avec un Petit Robert. « Papa, maman, vous pouvez me dire un mot pour que je le cherche ? » C’est ainsi que nous sommes désormais très au point sur les différents usages de « ratatouille », la composition du « jais » et la définition de « lignite ». Un soir, en allant lui faire un bisou, je l’ai trouvée au lit avec deux tomes de La Guerre des clans et… un Larousse illustré. « Ce soir, je lis le dictionnaire ! », m’a-t-elle annoncé avec entrain.

Au bureau, quelques jours plus tard, j’ai lu sur Lemonde.fr la tribune intitulée : « M. Gabriel Attal, redonnez à l’écrit, dès l’école primaire, ses lettres de noblesse ». Elle est signée par une palanquée de gens tout aussi célèbres que disparates : Elisabeth Badinter, Abd al Malik, Isabelle Carré, Renaud, Jacques Attali, Jamel Debbouze, Anne Sinclair, Martin Solveig… 

Une grande partie de nos enfants ne lisent plus et peinent à écrire. Ils peinent à écrire au sens d’articuler leur pensée et de raisonner », s’alarment-ils. Dans ce texte transparaissent l’urgence et la détresse. « Apprendre à écrire, c’est apprendre à penser, à fixer ses idées, à communiquer, à s’émanciper. (…) C’est pouvoir se relier à soi-même et à l’autre par les mots. Que se passera-t-il demain si ces notions essentielles à la fondation de tout être humain, de toute société, de toute civilisation sont battues en brèche ? »

Dans une excellente enquête publiée le 31 août dans L’Obs, le journaliste Gurvan Le Guellec rappelle qu’en fin de 3e, selon les données du ministère, seuls 55 % des collégiens ont une maîtrise satisfaisante de la langue, 37,5 % se disent découragés à l’idée de lire un texte dépassant une page et 40 % sont en difficulté quand il faut exprimer une opinion

Narcissisme parental

Cette collision entre la réalité statistique et ma réalité familiale m’a amenée à réfléchir. Une bonne partie des élèves français peinent à lire correctement ; ma fille dévore des bouquins plus vite que nous ne pouvons en fournir. J’aimerais pouvoir continuer à dire, d’un air candide, dans les apéros de parents : « Oui, c’est dingue, nous n’avons absolument rien fait pour, et pourtant elle est passionnée de lecture ! » ou bien « Elle a tout appris toute seule, on ne veut surtout pas la pousser ! » Sauf que ce n’est pas vrai. Certes, nous ne faisons aucune supervision scolaire au quotidien – elle mène sa vie seule. Mais cela ne veut pas dire que ses facilités en français sont le pur fruit du hasard ou de son intelligence, contrairement à ce que notre narcissisme parental voudrait croire.

Dans son article, Gurvan Le Guellec écrit en effet que « les résultats de la dictée proposée depuis 1987 montrent que les enfants de familles populaires sont de plus en plus en souffrance. (…) Ceux issus des classes moyennes ne s’en sortent guère mieux. Il n’y a que chez les 25 % les plus favorisés que la chute est ralentie ». Encore un chiffre : selon l’IFOP, qui a soumis au mois de juin des sondés à des tests de français, la maîtrise de l’orthographe est socialement très marquée : 75 % des cadres ont au moins un niveau « convenable », mais seulement 26 % des ouvriers.

Autrement dit, si ma fille épluche le dictionnaire, c’est – aussi – parce que nous appartenons à ce que l’on nomme les CSP+, les catégories favorisées. Bien sûr, ce n’est pas automatique. Tous les enfants de familles aisées n’ont pas de facilités en lecture, tout comme tous les enfants de familles précaires n’ont pas de difficultés.

Mais, à l’image de bien d’autres domaines en France, les inégalités scolaires se creusent de façon dramatique. L’« égalité des chances » semble plus illusoire que jamais.

Un rapport de l’institution publique France Stratégie publié le 6 septembre (https://www.strategie.gouv.fr/publications/poids-heritages-parcours-scolaires) est, à cet égard, accablant. Je vous recommande la lecture de la note d’analyse, très complète, dont je ne citerai qu’un chiffre : près de 80 % des élèves d’origine favorisée entrent en 2de générale et technologique, contre 35 % des élèves d’origine modeste. Les auteurs ont étudié les divergences par origine sociale, genre et ascendance migratoire. Leur conclusion est sans appel : « C’est l’origine sociale qui, dans notre pays, pèse le plus sur les trajectoires des élèves. »

Ensuite, il y a un autre mécanisme, encore plus insidieux. C’est la sociologue Sandrine Garcia, professeure à l’université de Bourgogne, qui m’en avait parlé au printemps. Elle postule que les parents des classes favorisées ne se contentent pas de transmettre leurs savoirs à leurs enfants par capillarité, sans rien faire (c’est la théorie de Bourdieu d’une transmission « osmotique » de la culture et de la langue). Au contraire, selon elle, ces parents sont particulièrement actifs dans les apprentissages des petits, parfois sans même s’en apercevoir. Sa théorie est qu’ils fournissent eux-mêmes un important « travail scolaire », comme elle l’écrit dans Le Goût de l’effort (PUF, 2018). Pour cet ouvrage, elle a mené des entretiens avec soixante parents d’enfants scolarisés en primaire, dont cinq familles favorisées (cadres et professions intellectuelles).

Maîtriser les codes

La maman d’Edgar, au CP, raconte ainsi qu’à chaque fois qu’elle lui lit une histoire elle lui demande de « lire une ou deux phrases », de sorte que « ça fait sens et, du coup, il est content ». Pendant les vacances, elle n’oublie pas que « toute occasion est bonne pour lire », comme « la boîte de céréales ». Une autre mère se rappelle qu’avant leur entrée en maternelle ses deux enfants connaissaient les lettres de l’alphabet, parce qu’elle leur avait acheté des lettres magnétiques à mettre sur le frigo. Ces parents insistent sur le fait que leurs enfants s’emparent de ces outils de leur propre initiative, parce qu’ils sont « ludiques ». Et que fais-je, moi, à la maison ? Eh bien, j’ai de petites lettres en bois aimantées sur le frigo ; je discute des lectures du soir avec mes enfants ; je m’amuse des paquets de céréales avec l’aînée.

Je peux donc ensuite me permettre, comme la plupart des parents interrogés, d’affirmer haut et fort que seul l’épanouissement de mes enfants compte, et pas leur réussite. C’est évidemment plus facile dans une position comme la mienne. La vérité, c’est que je les ai « préparés » au cadre et au travail scolaires, dont je maîtrise moi-même les codes. Ils sont prêts à acquérir ce que l’école a à leur offrir. Mais les autres ? Ceux auxquels l’école doit apprendre à devenir élèves, dans des classes où l’on manque de temps, de moyens et de professeurs ? Le « choc des savoirs » promis par Gabriel Attal suffira-t-il ?

« Nos enfants (…) seront demain nos dirigeants politiques et économiques, nos décideurs, nos champions », écrivent les signataires de la tribune dans leur conclusion. Cyniquement, j’ajouterais : nos enfants (ceux des signataires ou les miens), peut-être bien. Les enfants de tous les autres, c’est peu probable, si nous ne parvenons pas à enrayer la spirale inégalitaire dans laquelle nous sommes pris.

Faites-moi part de vos réflexions, de vos questions, à parents@lemonde.fr. Je réponds toujours. A la semaine prochaine !

Le Monde