Charge mentale des enfants d’immigrés : Leurs parents ne maîtrisent pas le français, ils sont donc leurs interprètes et gèrent les tâches administratives et médicales
A eux de renseigner les impôts ou de traduire les propos du médecin. Une responsabilisation prématurée pour ces enfants. Les familles migrantes arrivent avec une ou plusieurs langues dans un pays d’accueil où celles-ci sont rarement utilisables et valorisées. Les parents se trouvent alors dans une situation de vulnérabilité face à leur incapacité à s’exprimer et parfois à comprendre ce qui est dit et écrit. Or, l’apprentissage d’une langue se fait plus lentement et difficilement à l’âge adulte que pendant l’enfance.
Ainsi, les enfants de migrants apprennent plus vite la langue de la société d’accueil, surtout lorsqu’ils sont scolarisés (Taïeb et coll., 2010). L’enfant est alors un atout pour la famille dans la vie quotidienne, car il peut traduire les documents administratifs ou les dialogues entre adultes, assister à des rendez-vous ou encore passer des appels téléphoniques pour aider ses parents, ceci étant d’autant plus marqué que le milieu social des parents est défavorisé (Moro, 1998).
2Les professionnels s’inquiètent souvent des conséquences sur les enfants de cette fonction d’interprète. Certes, ils peuvent se sentir valorisés et gratifiés par ce rôle qui leur donne une grande importance au regard des parents et renforce leur maturité (Weisskirch, 2010). On pourrait alors imaginer une hausse de l’estime de soi liée à la valorisation d’une compétence essentielle pour la famille (Orellana, Dorner et Pulido, 2003 ; Di Meo et coll., 2014), ainsi qu’une capacité à passer d’une langue et d’une culture à l’autre et donc à se construire un métissage harmonieux (Moro, 2004).
En effet, cette compétence d’interprète est de fait associée à une bonne connaissance des deux langues et les situations de traduction placent l’enfant symboliquement dans une position d’intermédiaire appartenant autant aux deux mondes, celui des parents et celui de la société d’accueil. Cette possibilité d’investir et de faire du lien entre les différentes cultures est souvent décrite comme essentielle pour une construction identitaire métisse et harmonieuse où les différentes appartenances culturelles ont leur place et sont solidement ancrées, ne se menaçant pas les unes les autres (Bossuroy, 2016).

3Mais il existe également un risque d’inversion des générations au sein des familles, de remise en question de l’autorité parentale, de surcharge de responsabilité pour les enfants et de confrontation à des situations d’adultes déstabilisantes à cette période de la vie.
En effet, ce n’est plus le parent mais l’enfant qui joue le rôle de médiateur entre la famille et l’environnement social, avec lequel l’enfant se retrouve en prise directe. Il est alors amené à vivre des situations chargées émotionnellement, par exemple quand il accompagne son parent pour un rendez-vous médical ou pour les rendez-vous avec des travailleurs sociaux où il est confronté très directement aux difficultés matérielles des parents et à leur éventuel sentiment d’impuissance et de déchéance sociale – chez certains pères migrants notamment, qui, contraints à un certain retrait de la vie sociale, se sentent incapables de protéger leur famille de manière efficiente (De Plaen et coll., 1998 ; Daviet, 2005). De telles informations peuvent préoccuper l’enfant, voire l’insécuriser. Enfin, on peut s’inquiéter des conséquences de ce type de relation de dépendance parent-enfant qui pourraient entraver les processus de séparation et d’autonomisation de chacun.
4Ainsi se pose la question des aspects potentiellement constructeurs ou destructeurs pour l’enfant de ce rôle d’interprète auprès de ses parents.
Méthodologie
10Le recueil de données a été mené par deux chercheuses dans le cadre des institutions où elles travaillaient comme psychologues (titulaire ou en formation). Ces entretiens ont ainsi été effectués soit dans les locaux d’une association venant en aide matériellement aux familles migrantes, soit dans le bureau de la psychologue d’un service hospitalier. Chaque enfant avait été repéré par les responsables d’association, les médecins ou le personnel comme accompagnant ses parents afin de traduire lors des rendez-vous. Les critères d’inclusion étaient les suivants : l’enfant devait jouer régulièrement le rôle d’interprète, avoir plus de 6 ans et s’exprimer en français sans difficulté. La thématique de la recherche et la finalité de l’entretien ont été exposées aux parents comme à l’enfant et un consentement oral a été recueilli. La rencontre a eu lieu immédiatement ou de manière différée, pendant une heure environ, en tête à tête avec l’enfant.
11Lors de chaque rencontre, l’enfant était d’abord invité à effectuer un dessin de famille avec la simple consigne : « Dessine-moi une famille que tu imagines. » Puis un entretien semi-directif lui permettait d’évoquer sa scolarisation, ses goûts, ses différentes langues, son parcours migratoire éventuel, son rôle de traducteur, ainsi que les relations au sein de la famille, les rapports d’autorité et ses représentations de chaque membre de la famille. Une carte du monde était mise à sa disposition pour qu’il puisse situer les différents pays traversés. Puis nous nous sommes inspirés du saga (Systemic Analysis of Group Affiliation) de Philippe Compagnone (2009) pour que l’enfant puisse mettre en scène, au travers de figurines, sa perception de sa dynamique familiale (proximité et distance relationnelle entre chaque membre de la famille, conflits et alliances, etc.) : il lui était proposé de représenter une situation habituelle en famille, une situation de conflit et une situation idéale. Les rapports d’autorité étaient matérialisés par des jetons : pour répondre à la question « Qui décide dans la famille ? », les enfants étaient invités à répartir les jetons devant chaque personnage, en fonction de ce qu’ils percevaient comme pouvoir de décision.
12Enfin, différents supports visuels comportant des images ont été utilisés : un document sur lequel un panel d’émotions est dessiné afin que l’enfant dispose des jetons sur les émotions qu’il ressentait dans diverses situations, notamment lorsqu’il traduisait, et un document sur lequel sont inscrites différentes caractéristiques de personnalité où l’enfant devait également disposer des jetons pour décrire tour à tour les membres de sa famille et lui-même.
13Une fois le recueil effectué, nous avons commencé par une analyse longitudinale de cas uniques, c’est-à-dire une analyse linéaire des propos et productions de chaque enfant. Chaque cas a été étudié de manière approfondie selon différents axes : la situation familiale et la migration, le vécu du rôle d’interprète et le rapport aux langues, la place de l’enfant dans sa famille et sa perception de chacun de ses membres, ses émotions. Pour l’interprétation du dessin, nous avons prêté attention à l’ordre d’apparition des personnages, à leur taille, à leur place dans la feuille, aux couleurs et à toute autre particularité ou remarque de l’enfant (Vinay, 2007). La disposition dans l’espace des figurines aux différentes scénettes mises en place par l’enfant a particulièrement attiré notre attention (mises à distance ou regroupements de certains membres de la famille), ainsi que les choix de répartition de jetons et les émotions ressenties pendant la traduction. Puis nous sommes passées progressivement à l’analyse transversale des cas en identifiant des thèmes émergeant du matériel et en soulignant les convergences et les divergences, les éléments communs et les nuances.
Résultats
14L’échantillon est composé de treize sujets de 8 à 14 ans, dont huit ont fait le voyage migratoire avec leurs parents et cinq sont nés en France. Notons que la tranche d’âge étudiée recouvre à la fois des grands enfants (la grande majorité de l’échantillon a moins de 12 ans) et des préadolescents (deux jeunes ont 13 et 14 ans) ; pour ces derniers, les processus adolescents pourront s’articuler avec le phénomène étudié, notamment concernant le besoin de reconnaissance, d’autonomie et d’identification propre à cet âge.
15Ceux qui sont venus avec leurs parents sont tous arrivés entre la naissance et 5 ans. Les pays d’origine sont très divers : Albanie, Bosnie-Herzégovine, Arménie, Algérie, Pakistan, Mali, Bénin et Congo. Dix sur treize disent être les principaux traducteurs des parents au sein de la famille, les trois autres affirment partager cette fonction avec des frères ou sœurs. L’évocation de l’histoire familiale est plus ou moins aisée selon les situations et les précisions apportées par les enfants sont très variables tout comme leur facilité à en parler spontanément.
16La majorité des enfants sont les aînés de leur fratrie, du moins de la fratrie installée en France. Rien d’étonnant à cela : les aînés parlent souvent mieux la langue de leurs parents que leurs puînés car ils ont eu une exposition complète les premières années de leur vie tandis que la langue de la fratrie, à l’instar de celle de l’école et donc de l’enfance, est presque toujours la langue du pays d’accueil. Ainsi, plus les enfants ont de frères et sœurs plus âgés qu’eux, moins ils ont de chance de parler la langue d’origine de leurs parents (Bensekhar-Bennabi, 2010).
17Par ailleurs, il existe une vulnérabilité spécifique chez les aînés dans les fratries d’origine migrante (Ferradji, 2002). Notons d’abord que tous les enfants que nous avons rencontrés évoquent une inquiétude au moment des traductions, une peur de ne pas trouver le bon mot, de ne pas savoir. Ils semblent se sentir sous pression du fait de cette responsabilité et expriment un stress de se tromper dans leurs traductions et de porter préjudice à leurs parents. On repère également parfois des affects de colère ou de la déception envers leurs parents, dont les capacités linguistiques ne permettent pas qu’ils se passent d’un interprète. Tous expriment également leur souhait que leurs parents soient plus à l’aise dans la langue pour ne plus leur demander d’aide.
18Nous remarquons également une dévalorisation fréquente des parents. Ils peuvent être décrits comme « pas capables », lorsqu’ils ne connaissent pas des mots simples, ou « timides » parce qu’ils ne savent pas. Une des petites filles dit, par exemple : « Maman ne peut pas apprendre la langue française [Pourquoi ?] parce qu’elle n’est pas assez intelligente. » Une autre doute que sa mère ait pu être enseignante avant de venir ici. Près de la moitié des enfants évoquent leur déception de ne pas pouvoir être aidés dans leurs devoirs. Lorsqu’ils doivent choisir des émotions ressenties par rapport à leurs parents lorsqu’ils traduisent, tous, à l’exception d’un enfant, montrent de la déception, du découragement, de la tristesse ou de la colère.
Ces résultats rejoignent les observations de Christine Deprez qui, déjà en 1994, soulignait que dans nombre de familles migrantes l’enfant interprète, conscient d’avoir dépassé les connaissances de ses propres parents, les juge durement et les dévalorise. La figure parentale est ainsi mise à mal par la migration, qui place également la famille dans la précarité. Beaucoup d’enfants évoquent un sentiment d’injustice de voir leur famille en difficulté et de devoir traduire alors que d’autres n’ont pas à le faire pour leurs parents. Enfin les enfants disent généralement respecter les décisions des parents et leur attribuent un plus grand pouvoir de décision qu’aux enfants.
Ce discours montre leur intériorisation de la règle et de la place de chacun au sein de la famille et reste rassurant, même s’il ne se situe qu’à un niveau conscient et assumé et ne reflète pas forcément la complexité des rapports hiérarchiques au sein de la famille – à laquelle nous avons peu accès par ces entretiens uniques. Certains enfants décrivent un rôle d’auxiliaire parental pour toutes sortes de tâches, comme le soin aux frères et sœurs, les devoirs ou les tâches ménagères. Deux d’entre eux se plaignent de la lourdeur de ce rôle et souhaiteraient en être soulagés.
19Dans le discours des enfants, les remerciements pour leur traduction sont rares ; cette fonction est perçue comme « normale ». Un garçon dit par exemple : « Parce que pour eux c’est normal et oui, c’est normal que je traduise, puisque je sais ; mais des fois je ne sais pas et ils croient forcément que je sais, ça m’énerve. Si je ne sais pas ils sont déçus. » Deux enfants soulignent aussi avec colère la méfiance de leurs parents vis-à-vis de leurs traductions.
20Notre étude nous a également amenées à remarquer la présence récurrente de conflits au sein des fratries, de rivalités entre frères et sœurs. Ce rôle d’interprète semble être vécu par les enfants comme source d’éloignement vis-à-vis de leur fratrie, ce qui occasionne tensions et conflits : jalousie du reste de la fratrie à l’égard de celui qui traduit, pour sa fonction indispensable et sa complicité supposée avec les parents, mais aussi jalousie de celui qui traduit pour ceux qui sont tranquilles et ne portent pas cette charge. Les puînés sont ainsi souvent disqualifiés dans le discours des enfants interprètes, décrits comme incompétents, immatures et peu fiables. Ainsi, les aînés disent ne pas souhaiter qu’une autre personne, de la fratrie ou de la famille élargie, se mette à traduire à leur place. Paradoxalement, en dépit des affects négatifs décrits plus haut, les enfants qui jouent le rôle d’interprète semblent ainsi attachés à cette fonction, qui certes est vécue comme un fardeau, mais les définit.
21Enfin, on peut parfois noter parallèlement l’expression de sentiments positifs autour du fait de pouvoir traduire. Les enfants concernés, qui évoquent fierté et plaisir, soulignent que leurs parents sont contents de leur aide. Ils disent sentir l’importance de leur fonction et la fierté, en retour, de leurs parents vis-à-vis de leur aisance dans la langue. Ils disent aussi se sentir plus matures que les autres enfants de leur âge, plus conscients des problèmes. L’intériorisation d’un regard valorisant, gratifiant, de la part de leurs parents est un élément qui différencie leur discours de celui des enfants qui semblent souffrir de cette situation de traduction.
Parentification et parentalisation
5Stéphanie Haxhe, en 2013, souligne la confusion entre les concepts de parentification et de parentalisation qui sont tous deux utilisés pour qualifier un enfant qui aide ses parents et assume certaines responsabilités dans la famille. Le terme de « parentification » a été introduit par Ivan Boszormenyi-Nagy dans le début des années 1960 pour désigner une distorsion subjective des relations où l’enfant devient parent de son parent, entraînant une aptitude de l’enfant à répondre aux besoins parentaux, au détriment de ses propres besoins (Boszormenyi-Nagy, 1973). La parentification était alors perçue comme un processus pathogénique et nocif pour le bon développement de l’enfant. Il a été constaté que des enfants, même très jeunes, pouvaient être mis dans des situations parentales afin de pallier l’incapacité des parents à diriger la famille, que ce soit du fait d’une blessure narcissique, d’une expérience de perte, d’abandon ou de dépression. Lorsqu’il y a parentification, l’enfant se voit confier une responsabilité émotionnelle qui le dépasse : c’est lui qui s’adapte à son parent, et non pas l’inverse.
6Lorsque l’enfant apporte une aide de type exécutif uniquement et qu’il reste perçu comme un enfant par ses parents sans que l’autorité ne bascule, on peut parler de parentalisation (Haxhe, 2013). Les besoins de l’enfant en termes de protection, sécurité et soutien sont pris en compte au quotidien, l’enfant apporte une aide ponctuelle et les parents lui montrent de la reconnaissance en le remerciant du service rendu.
7Ainsi, pour Salvador Minuchin, l’enfant passe d’un rôle parentalisé à un rôle parentifié quand il occupe une place d’adulte également au niveau émotionnel et plus seulement fonctionnel dans la famille (Minuchin et coll., 1967). La distinction entre le processus pathologique de la parentification et celui, transitoire, voire constructeur, de la parentalisation repose sur le fait, comme le décrivent Laurent Heck et Pascal Janne (2011), que dans le processus de parentification l’enfant peut développer de la culpabilité lorsqu’il craint de « ne pas être à la hauteur ». D’autre part, l’enfant, face à la demande parentifiante, peut ressentir de l’injustice, de la colère, de l’agressivité envers ses parents (Griot, Poussin et Baltenneck, 2013).
8Pour résumer, l’adoption d’un rôle de parent par un enfant peut être pathologique dans le cas de la parentification alors qu’elle est adaptée dans le cadre de la parentalisation. Dans ce dernier cas, la parentalisation peut même être bénéfique pour le développement de l’enfant si elle n’est pas trop disproportionnée par rapport aux capacités de ce dernier et si les responsabilités sont bien reconnues par les parents.
9Comment les enfants vivent-ils leur rôle d’interprète ? Ces situations entraînent-elles une parentalisation de l’enfant, qui assure une fonction exécutive au sein de la famille, ou une parentification, c’est-à-dire une inversion plus profonde des rôles entre parent et enfant ? Quelles ressources ou vulnérabilités de l’enfant et de sa famille sont associées à ces expériences positives ou négatives ?
Discussion
22L’analyse des rencontres avec les enfants donne une représentation complexe du phénomène et de son impact sur leur vécu ou sur les équilibres au sein des familles. Certains éléments sont caractéristiques de la parentification, comme on s’y attendait à la lecture de la littérature. En effet, si les enfants n’évoquent pas explicitement, dans leur discours conscient, d’inversion dans les rapports d’autorité, presque tous décrivent des ressentis fréquemment associés à l’inversion des rôles décrits par les auteurs. C’est le cas du sentiment de stress face à la lourdeur de la responsabilité et de l’inquiétude à l’idée de se tromper et de porter préjudice aux parents. Les enfants ont ainsi peur de ne pas être à la hauteur de la tâche et, au lieu de les valoriser, ces expériences semblent fragiliser leur estime d’eux-mêmes.
Le sentiment d’injustice présent dans la plupart des entretiens, injustice d’avoir à traduire, d’être dans la précarité et d’avoir des parents qui ne peuvent s’exprimer seuls est également fréquemment associé à la parentification. Les parents sont souvent dévalorisés et critiqués dans les entretiens et certains enfants verbalisent une colère à leur encontre, du fait de leur incapacité à faire les choses sans eux et à apprendre la langue aussi vite qu’eux. Enfin, la récurrence des conflits fraternels alerte quant à la souffrance induite par cette situation et au risque de transformation des équilibres au sein de la famille. Le fait de bénéficier d’une place particulière peut occasionner jalousie et rivalité de la part de la fratrie et être perçu comme déloyal (Chaltiel et Romano, 2004). Le fort rapprochement qui peut s’opérer alors entre le parent qui a particulièrement besoin de traduction et l’enfant qui l’accompagne et l’assiste dans la plupart de ses démarches peut entraîner une relation d’exclusivité qui prolonge une relation fusionnelle de la petite enfance.
23Notons également, pour la moitié environ de l’échantillon, des constatations se rapportant plutôt à la parentalisation, comme la fierté ressentie pendant la traduction, le sentiment d’être irremplaçable et la volonté qui en découle de ne pas déléguer cette fonction à un autre enfant ou à un interprète professionnel. Cette tâche peut ainsi parfois renforcer l’estime de soi et donner à l’enfant une image positive de lui-même. Par ailleurs, les jeunes concernés disent se sentir plus matures que les autres enfants, plus au courant de ce qui se passe dans le monde des adultes et plus écoutés aussi. On peut enfin supposer que la solidité des assises identitaires engendrée par une bonne connaissance de chaque langue et de chaque culture de son environnement, ainsi que la capacité à construire des ponts entre elles par l’interprétariat constituent un atout pour une construction identitaire métissée et harmonieuse (Bossuroy, 2016).
24Ce qui est particulièrement remarquable dans ces résultats est que les indices d’un vécu douloureux sont systématiquement corrélés à un sentiment de non-reconnaissance des efforts et des compétences pour traduire. Ce sont les mêmes enfants qui ressentent de la colère, insistent sur le stress ressenti et sur les conflits autour de ce rôle d’interprète et qui précisent ensuite qu’il est « normal » de traduire et qu’ils ne sont pas particulièrement félicités ou remerciés pour ce qu’ils font. À l’inverse, plus les enfants évoquent des ressentis positifs, comme la fierté, et plus ils insistent sur les compétences de leurs parents, plus ils disent être remerciés ou félicités. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’ils deviennent adolescents.
25On peut en conclure que la manière dont les parents et les adultes en général réagissent face à l’effort fourni par les enfants pour traduire est essentielle. Cela rejoint les constatations de Jean-François Le Goff (2000), pour qui la parentification, en tant qu’inversion des rôles entre parents et enfant, peut constituer une expérience enrichissante et un facteur de maturation pour l’enfant si ce processus est accompagné de la reconnaissance du parent venant valoriser l’enfant. Celui-ci vit alors cette situation comme une possibilité de s’identifier à l’image du bon parent qu’il pourra devenir, fait l’expérience dans le contexte familial de la solidarité et de la responsabilité. À l’inverse, si cette situation n’est pas reconnue et valorisée, alors l’enfant peut vivre ce rôle parental comme un fardeau et en souffrir. L’enfant reçoit moins que ce qu’il doit donner à ses parents et se sent coupable de ne pas y arriver du fait de son jeune âge.
Illustration clinique
26Rénita (prénom fictif) est une petite fille de 8 ans née en Albanie où elle a été scolarisée en classe de maternelle. Elle est arrivée en France à 5 ans avec son père, sa mère et ses deux frère et sœur de 15 et 19 ans à l’époque. Elle a intégré le cp dès son arrivée et est aujourd’hui scolarisée en ce1. Nous ne savons rien des raisons de la venue de la famille en France. Rénita se présente comme une petite fille timide, qui répond beaucoup par des hochements de tête. Elle a une attitude enfantine, elle semble « faire le bébé ». Dans sa famille, c’est elle qui traduit le plus souvent car son frère et sa sœur sont moins à l’aise en français. Elle dit avoir appris plus vite qu’eux « parce qu’elle a encore plein de place dans sa mémoire ». Face à la carte du monde, elle ne sait pas situer l’Albanie, ni la France, d’ailleurs, elle ne sait pas sur quel continent se trouvent ces pays. Elle se rappelle avoir pris un ferry pour venir en France, se souvient que la traversée a duré deux nuits et qu’elle a eu un peu peur. Assez vite, elle paraît gênée et fuyante et cesse de répondre aux questions. L’entretien est donc volontairement raccourci pour lui proposer rapidement le dessin de la famille puis la manipulation d’objets et de supports visuels.
Sur le dessin, Rénita représente successivement, de droite à gauche, sa sœur, puis son frère, sa mère et enfin son père. Le tracé est effectué au feutre jaune, les coloriages sont peu précis. Comme elle a oublié de se représenter, elle se rajoute tout au bord de la feuille – sans bras. La grande sœur, dessinée en premier, est le personnage le plus complet et le plus soigné. De même que pour le dessin, lorsqu’on lui propose de composer une famille avec des personnages Playmobil, Rénita ne choisit pas de personnage à son image. C’est ensuite, en apercevant le bébé, qu’elle s’écrie : « Ça, c’est moi, le bébé ! Car je suis toute petite ! » Pour répondre à la demande de représenter une situation habituelle, elle place tous les personnages collés les uns aux autres. Elle refuse d’abord de représenter une situation de conflit, puis place deux dyades face à face : sa mère et son frère d’un côté, son père et sa sœur de l’autre. Elle se situe au milieu, en train de regarder la dispute. Lorsqu’on lui demande de représenter une situation idéale, elle se place au centre de sa famille et précise que cette configuration existe quand ils vont se promener.
Enfin, à la question : « Qui décide dans la famille ? », accompagnée d’une proposition de répartir des jetons représentant le pouvoir de chaque personnage, elle s’attribue plus de jetons qu’à ses aînés et à sa mère. Seul son père est considéré comme décidant davantage. Grâce aux supports visuels, elle attribue des qualités à chaque membre de sa famille, différenciés pour chacun de ses parents mais identiques pour ses deux aînés. Pour évoquer ses ressentis quand elle traduit pour ses parents, elle s’appuie sur le support visuel des émotions (une image et le nom de l’émotion au-dessus) et pointe la timidité et la déception lorsque ses parents ne comprennent pas en public. Elle se dit également fâchée, elle a envie qu’ils comprennent. Elle choisit de préciser aussi les émotions de ses parents et pense que dans ces moments-là son père se sent coupable, triste et déçu et que sa mère éprouve de l’inquiétude et de la culpabilité.
27Ainsi, Rénita décrit un système familial caractérisé par des frontières floues entre sous-systèmes, les parents ayant une moins forte cohésion entre eux qu’avec leurs enfants (père/fille aînée et mère/fils). L’implication des enfants dans les décisions familiales, du fait de la migration et de leurs compétences linguistiques, peut jouer un rôle en ce sens (Imadi, Fatayer et Athamneh, 2003). Rénita a oublié de se représenter sur le dessin de la famille ainsi que dans la mise en scène de petits personnages, ce qui est un signe inquiétant de dévalorisation. Son narcissisme semble fragile, elle oublie ses bras, s’efface de la famille. Elle valorise en revanche sa sœur aînée, probable figure d’identification, alors que sa mère est perçue comme fragilisée par la migration (inquiète, culpabilisée et sans pouvoir de décision). De manière défensive, elle refuse d’abord de penser aux éventuelles situations de conflit, puis, face à lui, s’exclut de la famille en se représentant comme spectatrice impuissante. On peut poser l’hypothèse qu’elle s’identifie au bébé pour se trouver une place et lutter contre un processus d’inversion des rôles, mais aussi dans une volonté de souder sa famille autour de ses besoins et peut-être de renarcissiser ses parents, démunis par la migration, et leur donner un sentiment d’utilité en se montrant dépendante (Boszormenyi-Nagy, dans Haxhe, 2013).
Elle exprime son mal-être lorsqu’elle traduit, sa timidité et aussi sa colère et sa déception. Rénita semble donc souffrir de cette situation plutôt que de s’en sentir gratifiée ou narcissisée. Elle choisit pendant l’entretien de parler de ce que ressentent ses parents bien que la question ne lui soit pas posée : quand elle est en position d’interprète, elle semble traversée par la tristesse et la culpabilité de ces derniers, qu’elle ne peut réparer. Elle se sent en difficulté pour se situer dans le système familial, peut-être notamment du fait de son bilinguisme qui, en la mettant à une place d’intermédiaire avec le monde extérieur, l’exclut en partie de la famille. De manière cohérente avec son rôle de traductrice, elle se perçoit comme ayant un pouvoir important, plus important même que sa mère. Si elle est en difficulté pour verbaliser davantage à ce propos, on peut imaginer ici un désir inconscient de rapprochement œdipien avec son père à qui elle attribue de la puissance, comme à elle-même, tout en se montrant sensible à sa tristesse et à sa culpabilité. La menace que constitue probablement l’inversion vécue pendant les moments de traduction, tant de perdre l’image positive et protectrice qu’elle a de lui que de se rapprocher trop de lui, semble l’angoisser particulièrement.
28Ainsi, son rôle d’interprète semble entraîner Rénita vers une parentification dont elle se défend vigoureusement en s’identifiant massivement à un bébé. Mais son sentiment de détenir beaucoup de pouvoir, la culpabilité, la timidité et la colère qu’elle exprime vis-à-vis de cette situation, la manière dont elle s’efface et se dévalorise, ainsi que le peu de cohésion qu’elle ressent du couple parental perçu comme fragilisé, triste et inquiet sont des indices d’un processus douloureux d’inversion des rôles au sein de sa famille.
Née à Istanbul en 1999, Arev est d’origine kurde et arménienne. En 2005, sa mère quitte la Turquie pour l’Ile-de-France, dans l’espoir de trouver une vie meilleure. Elles s’installent d’abord chez la tante d’Arev, qui s’occupe de remplir tous les papiers administratifs. « A la fin du CP, je savais parler français », se souvient la brunette. Au bout d’un moment, la jeune élève sent que demander l’aide de sa tante et de ses cousins commence à devenir gênant. En CE2, l’aînée de la fratrie – ses deux sœurs naîtront en France – se met alors à exercer un contrat à durée indéterminée : celui d’interprète et de modératrice entre ses parents et l’environnement social (institutions, médecins, etc.).
A l’époque, l’élève studieuse doit parfois sécher des cours pour aider sa famille. Aujourd’hui, la jeune femme de 23 ans continue, au quotidien, de poser des jours pour accompagner ses parents aux rendez-vous médicaux. Et, chaque année, elle renseigne leurs impôts avec soin, avant même qu’on la sollicite. Au bout de quelques années de pratique, les grands ont tendance à déléguer aux plus petits, car cette charge de suppléant est lourde. C’est ce qu’a progressivement fait la grande sœur. Aujourd’hui, l’une gère les dossiers Pôle emploi quand l’autre s’occupe de ceux de la CAF.
Sa grande sœur, Sabrina, a d’abord pris en charge toutes les tâches administratives et médicales. Mais, à mesure que Sophie grandissait, sa mère attendait d’elle qu’elle reprenne le flambeau et soit à la hauteur. « A 8 ans, ma mère me disait que, vu que ma sœur savait remplir des chèques à 6 ans, il fallait que je puisse le faire aussi. On me faisait bien comprendre qu’elle, elle ne se trompait pas », se remémore-t-elle.
A travers leurs travaux, les psychologues Muriel Bossuroy et Perrine Jouve observent que ce sont souvent les aînés qui occupent le rôle de traducteur – ce qui constitue pour eux une source de fierté. En levant la barrière de la langue, les enfants sont responsabilisés dès leur plus jeune âge. « Un jour, on a eu un problème de voiture et on n’avait pas la carte grise avec nous. Spontanément, j’ai sorti les dix-sept caractères d’identification du véhicule de mémoire. La personne à l’autre bout du fil était choquée. Que ce soit des numéros, des identifiants de connexion… je connais tout par cœur ! », dit Arev, qu’on appelle encore « secrétaire de la maison » à 23 ans.
Pour ces enfants, le risque de se tromper dans la traduction, ou de relayer une information difficile à dire, peut être source de stress, alertent les psychologues. La mère célibataire de Diego a émigré du Mexique vers la France lorsqu’il avait 3 ans, pour lui offrir une meilleure éducation. En grandissant, le soir, le petit bilingue s’isole dans la salle de bains du studio pour travailler ses cours, debout, les cahiers étalés sur la machine à laver. Rapidement, il devient indispensable au foyer : il remplit des papiers de bout en bout, jusqu’aux complexes dossiers médicaux. […]
Les psychologues Muriel Bossuroy et Perrine Jouve ont travaillé sur la « parentification », soit la responsabilité émotionnelle due au fait de jouer le rôle d’interprète pour ses parents. Au fil des recherches, elles remarquent un « risque d’inversion des générations au sein des familles, de remise en question de l’autorité parentale, de surcharge de responsabilité pour les enfants et de confrontation à des situations d’adultes déstabilisantes à cette période de la vie ». Si l’enfant n’est ni reconnu ni remercié, et que la situation est perçue comme « normale », elle peut alors susciter des réactions de rejet et d’agressivité de la part du futur adulte.
A la méconnaissance de la langue s’ajoutent parfois d’autres difficultés comme l’analphabétisme, l’illettrisme, la complexité institutionnelle. Ou encore l’illectronisme, soit l’impossibilité d’accéder aux démarches en ligne. De nos jours, de plus en plus de requêtes auprès des services publics s’effectuent sur Internet, ce qui peut accentuer la dépendance des parents à l’égard de leur enfant. Né en 1947, le père de Sophie vient d’avoir un smartphone, dont il se sert seulement pour téléphoner. « Il regrette qu’on ne puisse plus aller sur place directement », observe Sophie. Pour elle, c’est un vrai « mur technologique » que sa sœur Sabrina et elle doivent l’aider à franchir, en plus de la barrière de la langue.
Tout parent réfugié ou immigré transfère ses désirs d’intégration et de réussite sociale sur son enfant, selon l’historienne et théoricienne de l’art Soko Phay, dont la famille cambodgienne a fui l’arrivée des Khmers rouges, en 1975. […] Tous les jeunes interrogés évoquent plutôt un rôle, une posture, une place, un devoir permanent. « Certains enfants ont conscience que leurs parents ont beaucoup sacrifié pour ouvrir, par la migration, plus de possibilités aux générations suivantes. Ainsi, toute leur vie, ils peuvent se sentir contraints par cette dette », décrypte la psychologue Muriel Bossuroy.
Le défi est de taille pour Diego, puisque sa famille reste dans une situation précaire. « C’est malsain mais cela fait vingt-deux ans que ma mère me dit que je suis l’objet de sa réussite, ce qui m’a mené à faire des choix que je n’aurais pas faits seul, comme le fait d’aller en licence d’économie », avoue-t-il. Dès son plus jeune âge, il a su ce qui l’attendait. Enfant unique, ce Mexicain a toujours eu en tête qu’il devrait gagner beaucoup d’argent. Selon lui, les retraites de femmes de ménage de sa mère et de sa tante ne suffiront pas, même en rentrant vivre au pays. Il sait depuis toujours qu’il lui reviendra de subvenir à leurs besoins, et que l’échec n’est pas envisageable.
Conclusion
29Les entretiens effectués permettent de percevoir le risque de parentification lié à la situation conduisant un enfant à jouer régulièrement le rôle d’interprète pour sa famille. La majorité des enfants que nous avons rencontrés se sentent en effet inquiets face à leurs responsabilités, ont tendance à dévaloriser leurs parents, à se trouver en conflit avec leurs frères et sœurs et semblent insécurisés par leur conscience des difficultés familiales et des limites de leurs parents pour y faire face. Mais nos entretiens montrent aussi la fierté qui peut accompagner la fonction de traduction, le sentiment de maturité et d’accomplissement qui peut en résulter. L’enfant interprète peut donc également être parentalisé, c’est-à-dire assurer une fonction habituellement dévolue aux parents, sans que les rôles des uns et des autres ne soient profondément bouleversés. Cette recherche semble montrer que plus les enfants perçoivent de reconnaissance de la part des adultes, tant de l’effort qu’ils fournissent que des compétences mobilisées pour traduire, plus leur rôle de traducteur est associé à des émotions positives. Il semble donc s’agir ici d’un facteur de protection.
30Ainsi, il est essentiel, dans les accompagnements et les prises en charge des professionnels, de renforcer et d’encourager ces attitudes de valorisation des enfants interprètes. Le recours à des interprètes professionnels doit bien sûr être la première étape pour éviter de renforcer les effets potentiellement délétères d’un enfermement des enfants dans un rôle d’intermédiaire traducteur. Mais faire évoluer le regard sur ces enfants semble constituer une autre piste intéressante et concrète pour les protéger. Féliciter et remercier les enfants interprètes, discuter avec les parents des grandes compétences déployées par leurs enfants pour traduire, ces actions pourraient, plus que toute autre, contribuer à les maintenir à leur place d’enfant et à éviter que des parentalisations fonctionnelles se transforment en parentifications pathogènes.