Chine : Le blues des jeunes diplômés qui n’arrivent pas à trouver de travail

Plus d’un jeune actif sur cinq est au chômage en Chine. Du jamais-vu. Fraîchement diplômée, qualifiée mais sans emploi, une partie de la jeunesse chinoise déchante.

C’est devenu un rituel. Tous les matins au réveil, Cui chausse ses lunettes noires et se connecte à l’application de recrutement Boss Zhipin. Titulaire d’une licence d’économie en juillet à Shanghai, le jeune homme de 23 ans voit le compteur s’affoler sur la page d’accueil de son profil. Cui est déjà entré en contact avec plus de 5.000 entreprises et a envoyé plus de 700 CV. « J’ai reçu à peine une quarantaine de réponses pour des entretiens, mais cela n’a débouché sur rien, déplore-t-il. Au départ, je cherchais un travail dans le secteur d’Internet ou de la publicité, mais maintenant je suis prêt à prendre presque n’importe quel boulot, à travailler six jours par semaine et à faire des heures supplémentaires s’il le faut. »

Comme nombre de Chinois de sa génération, Cui désespère de trouver un poste au moment où le chômage des jeunes atteint un niveau record au point que les autorités ont décidé de ne plus publier les chiffres. Plus d’un jeune actif de 16 à 24 ans sur cinq (21,3 %) était à la recherche d’un emploi en juin, dernière statistique officielle, soit 6,32 millions d’individus. Presque le double du niveau de 2019, avant le Covid. Et ce, avant même l’arrivée sur le marché du travail des quelque 11 millions de nouveaux diplômés sortis de l’université cet été.”

La frustration est immense pour Cui qui a grandi dans une Chine en forte croissance et pour qui les opportunités semblaient infinies. « En venant faire mes études supérieures à Shanghai, j’étais sûr de pouvoir trouver quelque chose qui me conviendrait quoi qu’il arrive Je ne m’attendais vraiment pas à ce que cela soit si dur », poursuit-il. L’implacable politique « zéro Covid », qui a duré trois ans et mené au long confinement de villes entières, s’est achevée soudainement en décembre, mais les effets économiques se font toujours sentir. « La reprise est plus lente que prévu et l’environnement reste incertain, ce qui n’incite pas les entreprises à investir dans l’avenir en embauchant un jeune », explique Zhang Chenggang, professeur à la Capital University of Economics and Business (CUEB) à Pékin.

Manque d’expérience

« Zéro Covid » oblige, les jeunes fraîchement diplômés ont réalisé une grande partie de leurs études supérieures à distance et ont du mal à convaincre les employeurs de leur compétence. « Les entreprises me reprochent mon manque d’expérience, mais j’ai fait l’essentiel de mes études à domicile ou enfermé sur le campus avec interdiction de sortir pour faire un stage », déplore Cui. « Quand l’activité est en croissance, les entreprises sont prêtes à prendre des risques et à former les jeunes. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et les jeunes diplômés se retrouvent en concurrence avec des demandeurs d’emploi qui ont de l’expérience et qui sont prêts à baisser leur prétention salariale », explique Dan Wang, cheffe économiste chez Hang Seng Bank à Shanghai.

Aux difficultés conjoncturelles s’ajoute le choc d’une économie chinoise en transition. L’immobilier, la high-tech, la finance ne sont plus les grands pourvoyeurs d’emplois d’auparavant pour les jeunes diplômés. La réglementation des plateformes numériques a conduit les géants de la tech (Alibaba, Tencent, Meituan, Baidu, etc.) à réduire la voilure ces dernières années ; le secteur de l’éducation privée a mis la clé sous la porte sur ordre de Pékin ; la Chine s’est lancée dans un grand ménage parmi les quelque 100.000 promoteurs immobiliers que compte le pays.

J’ai travaillé tellement dur pour intégrer une bonne université, je me suis privé de loisirs, et aujourd’hui mon salaire ne me permet même pas de payer mon loyer”. – Linhan, 24 ans

« Je reçois deux fois plus de CV que l’an dernier, avec des profils plus seniors venant notamment du secteur d’Internet », observe la DRH d’un groupe français en Chine. « Les entreprises ont monté leur niveau d’exigence et certaines peuvent aujourd’hui toucher de très bons candidats qui ne venaient pas à elles auparavant », explique Antoine Lamy, directeur du cabinet de conseil en recrutement Lincoln à Shanghai. Plus exigeantes envers les jeunes diplômés, certaines entreprises sont aussi moins généreuses. « Le salaire d’embauche mensuel est passé de 12.000 à 8.000 yuans [de 1.500 à 1.000 euros] en deux ans pour un junior », indique un banquier.

Avec une population en âge de travailler qui décline, le problème de la Chine n’est pas tant le manque d’emploi global que de ne pas être en mesure de créer suffisamment d’emplois hautement qualifiés et bien rémunérés auxquels s’attendent de nombreux étudiants. « J’ai travaillé tellement dur pendant ma scolarité pour intégrer une bonne université, je me suis privé de loisirs, et aujourd’hui mon salaire ne me permet même pas de payer mon loyer », explique Linhan 24 ans, qui vient de prendre un mi-temps dans un café de Shanghai.

« Enfants à temps plein »,

Diplômée d’un master en sociologie dans une prestigieuse université de Hong Kong en 2022, la jeune femme enchaîne les déconvenues depuis qu’elle a été licenciée d’un grand groupe chinois de la tech au printemps dernier où elle occupait un poste d’analyste des données clients. « J’ai envoyé des centaines de CV dont moins de 10 % ont fait l’objet de réponses, déplore-t-elle. Lors d’un entretien d’embauche chez Nielsen, il y avait avec moi une candidate diplômée de la London School of Economics qui ne trouvait pas de travail depuis six mois ! Et la meilleure élève de ma promotion se retrouve aujourd’hui à vendre des assurances à Hong Kong ! » Ses amis lui conseillent de prendre n’importe quel boulot mais Linhan a du mal à s’y résoudre. Elle n’a rien dit de ses difficultés à ses parents. « Ils pensent que je travaille toujours dans la tech. S’ils savaient, ils seraient encore plus anxieux que moi. »

Si Linhan peut encore tenir sur ses économies à Shanghai, Kong Kong, 22 ans, vient, elle, de quitter la capitale économique pour s’installer à Dali, dans la région montagneuse du Yunnan, tout à l’ouest de la Chine. « La vie y est beaucoup moins chère », explique-t-elle. Diplômée d’une école de commerce à l’été 2022, elle a été licenciée cet été de son poste de marketing dans un groupe agroalimentaire. « J’ai essayé de retrouver un travail, mais les annonces sont rares, les postes peu intéressants et les salaires sont bas. »

Comme elle, de nombreux jeunes chinois, désenchantés ou épuisés, ont décidé de se retirer temporairement du marché du travail et de « s’allonger à plat » (« tangping »), selon une expression devenue populaire sur les réseaux sociaux et que certains analysent comme le symbole d’une contre-culture, d’une résistance passive de certains jeunes face aux pressions sociales. Le chômage a également vu fleurir les « enfants à temps plein », autre expression à la mode pour décrire ces jeunes sans emploi mais qui peuvent parfois effectuer des tâches ménagères à temps plein ou prendre soin des personnes âgées en échange de nourriture, d’un logement ou d’un « salaire » leurs parents.

L’attrait de la fonction publique

Combien sont ces jeunes à la fois ni étudiants, ni en formation, ni en recherche active d’emploi ? Dans un article ayant fait grand bruit cet été, Zhang Dandan, professeur d’économie à l’université de Pékin, les évalue à 16 millions et estime que, en les incluant dans les statistiques, le niveau réel du chômage des jeunes dépassait les 46 % au printemps, et non pas 20 % comme indiqué officiellement. Cette estimation fait débat parmi les chercheurs, certains la jugeant surévaluée. Dans tous les cas, la Chine ne regarde qu’une partie de la réalité en ne mesurant que le chômage des villes, faisant abstraction de la situation du marché du travail dans les campagnes.

Beaucoup de nouveaux diplômés souhaitant travailler se tournent naturellement vers le secteur privé, pourvoyeur de 80 % des emplois urbains. Mais face aux difficultés économiques, un nombre croissant de jeunes se présentent à l’examen d’entrée dans la fonction publique, en quête d’un emploi stable dans l’administration ou une entreprise d’Etat. Ils étaient 1,5 million à tenter le concours national en début d’année, contre moins d’un million en 2019. « J’ai échoué une première fois, mais je le retente cette année, explique Xiaoyu, 24 ans. Stabilité de l’emploi, assurance santé, retraite, etc., la fonction publique offre de nombreux avantages ». Mais les places sont rares : 37.000 postes étaient à pourvoir pour 2023.

Falsification

Face à l’envolée du chômage des jeunes, les autorités se voient reprocher de vouloir masquer le problème plutôt que de le résoudre. Diplômée cet été en enseignement d’art plastique, Wang a reçu des pressions de son université du Zhejiang, une province de l’est de la Chine, pour signer un faux certificat d’emplois : « Tour à tour les enseignants, les directeurs et les doyens sont venus nous voir pour nous inciter à remplir le document. Sur la quarantaine d’élèves de ma classe, une douzaine a refusé de signer mais certains ont fini par céder aux pressions. » Le phénomène n’est pas isolé dans les universités, chargées d’organiser des campagnes de recrutement pour leurs diplômés et désireuses d’afficher un taux d’embauche flatteur. Le ministère de l’Education a promis de sévir face à ces tentatives de falsifications.

Je commence à soupçonner que je suis une personne médiocre”. – Cui, 23 ans Demandeur d’emploi

Les jeunes ne représentent qu’un gros quart des chômeurs en Chine mais leurs grandes difficultés à trouver un emploi atteignent un niveau préoccupant, largement supérieur à la situation dans l’OCDE (avec un taux de chômage de 15-24 ans de 10,5 % en juillet) et totalement inédit dans l’histoire contemporaine chinoise. Les économistes peinent à anticiper une amélioration de la situation dans les prochains mois tant que le secteur privé ne reprendra pas confiance en l’avenir. Les autorités font porter une partie du problème sur les jeunes diplômés eux-mêmes, jugeant leurs attentes trop élevées. La nouvelle génération refuse de « serrer les vis dans les usines » et devrait « ôter son costume, retrousser ses manches et aller à la campagne », a estimé la Ligue de la jeunesse communiste, suscitant le mépris sur les réseaux sociaux.

Pour les jeunes, la désillusion est forte : un haut niveau d’études n’est plus la garantie d’une belle carrière. Cette absence de débouchés est aussi une perte immense pour le développement de la Chine. « Ces diplômés du supérieur constituent la meilleure main-d’œuvre du pays, explique le professeur Zhang Chenggang. S’ils ne trouvent pas d’emploi, le risque est qu’ils perdent confiance en eux ». « Je commence à craindre d’être une personne médiocre », lâche Cui, les yeux rivés sur l’application mobile à la recherche d’une offre d’emploi.

Les Echos