Christophe Guilluy : “Les îles sont devenues des Robinsonnades de la bourgeoisie”
Que reste-t-il de nos îles ? Pour notre chroniqueur, le géographe et essayiste Christophe Guilluy, elles se sont fait engloutir par le rouleau compresseur de la modernité libérale. Gentrification, hausse des prix, surpopulation, détérioration de la nature, homogénéisation sociale et culturelle, aseptisation… Les îles d’aujourd’hui révèlent le déclin de leur monde.
En 1719, la plume anglaise de Daniel Defoe donna naissance à tout un genre littéraire et cinématographique : la robinsonnade. Depuis trois siècles, en effet, Robinson Crusoé – inspiré du véridique naufrage d’un marin écossais et dont le titre entier est La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé de York, marin – offre aux écrivains (Verne, Saint-John Perse, Conan Doyle, Giraudoux, Merle, Tournier, Tesson fils) et aux cinéastes (Buñuel, Houston, Zemeckis, Scott) matière à réflexion philosophique sur l’individu, la modernité et la civilisation.

Jean-Jacques Rousseau consacra même ce roman devenu grand classique comme « le plus beau traité d’éducation naturelle ». Mais aujourd’hui, que reste-t-il des considérations sur le monde originel qu’on y lit ? Rien. L’attraction irrépressible qu’exercent les îles sur nos contemporains est moins le signe d’un « retour à la nature » qu’un signe du déclin de leur monde. En précurseur, Michel Tournier, dans son Vendredi ou les Limbes du Pacifique publié en 1967, situait l’île du plus célèbre des naufragés dans les « limbes de l’enfer ». Nous y sommes.
Modernité libérale
Aujourd’hui, le pauvre hère du roman de Defoe, qui s’interrogeait sur la nature et l’humanité, a laissé sa place aux commis voyageurs de la modernité libérale. Les cadres supérieurs des grandes agglomérations investissent massivement ces petits bouts de terre en mer en y important leur mode de vie et de consommation. Et cette robinsonnade de la bourgeoisie contemporaine n’a nullement pour objectif de s’isoler du monde, mais au contraire de s’y arrimer. En France, aucune île ne résiste à ce rouleau compresseur. Sur le littoral atlantique, par exemple, les îles sont véritablement en train de devenir les antichambres du mode de vie métropolitain.
Piétonnisées, végétalisées, muséifiées, ces isolas hyperconnectées ressemblent de plus en plus à de vulgaires quartiers gentrifiés parisiens, bordelais ou nantais. Dupliquées à l’infini, elles adoptent partout le même déguisement de carnaval, opèrent la même mutation. Transformées en pistes cyclables, les routes relient désormais des villages aseptisés au sein desquels le bar-tabac est devenu épicerie fine, la criée marché bio de « produits locaux » – comprenez hors de prix –, atelier de menuisier ou de potier galerie d’art et où le FabLab a succédé au foyer rural.
Homogénéisation sociale et culturelle
Cette métamorphose est l’un des indicateurs de la substitution discrète du mode de vie des uns par le mode de vie des autres. À bas bruit, à la manière de ce qu’ont subi les classes populaires des grandes villes dans les années 1990, la part des autochtones – « Autochtone, adjectif et nom : qui est né là où il habite, qui n’est pas de passage (synonymes : natif, originaire) », Le Robert – rétrécit comme peau de chagrin. Au rythme de la transformation des maisons en résidences secondaires « airbnbisées », la majorité des jeunes et des actifs a quitté les lieux.
Des départs si nombreux que, confrontées à une pénurie de main-d’œuvre, les petites collectivités/communes sont prises de panique. Comme à Paris, les édiles – souvent des néoruraux – réfléchissent dorénavant à des programmes de logements sociaux pour attirer les key-workers (« travailleurs essentiels »). Face à la pénurie de logements, la collectivité de l’île de Ré (Charente-Maritime) vient par exemple de lancer un appel désespéré aux « résidents secondaires », les implorant de libérer une chambre – une tente, un canapé convertible, une paillasse – afin d’accueillir temporairement saisonniers ou intérimaires indispensables au fonctionnement de l’économie.
Satellites métropolitains, les îles sont désormais face à un danger mortel : leur homogénéisation sociale et culturelle. Car en rejetant l’« Autre » – dans la robinsonnade de Daniel Defoe, il s’appelle Vendredi – ces territoires se dirigent tranquillement vers l’abîme. Oui, l’éviction des plus modestes produit des îlots sans qualités, sans mémoire, sans avenir. Des îles sans Vendredi.