Comment l’islam est devenu français

Dans son dernier livre, le fameux orientaliste Gilles Kepel ne se contente pas de retracer son parcours intellectuel tourmenté, il met aussi à jour les mécanismes de la radicalisation islamiste à l’intérieur de nos frontières.

Il y a deux façons de lire le titre que Gilles Kepel, le plus célèbre et le plus contesté de nos orientalistes, a choisi de donner à ses Mémoires. La première renvoie à la fameuse phrase tirée de l’Evangile selon Luc : « Nul n’est prophète en son pays », qui conclut l’ouvrage. Car depuis qu’il étudie les différentes métamorphoses de l’islamisme radical, le professeur n’a cessé de faire polémique en France, de se heurter à l’hostilité d’autres spécialistes de l’Islam dans le milieu universitaire, et de batailler avec les arabisants du Quai d’Orsay.

Evincé de Science Po, freiné dans sa carrière au CNRS, tout dernièrement privé de cours à Normale sup, l’auteur de près d’une vingtaine d’essais sur le phénomène islamiste a même connu une sorte d’apothéose dans le rejet de sa personne : en juin 2016, au lendemain de l’assassinat d’un couple de fonctionnaires de police par un djihadiste à Magnanville, il apprenait que son nom figurait sur une liste des cibles prioritaires de Daesh. Ce qui lui valut d’être mis pendant un an et demi sous protection policière permanente.”

Depuis qu’il étudie les différentes métamorphoses de l’islamisme radical, Gilles Kepel n’a cessé de faire polémique en France.

Connaissance intime des textes

Cette animosité dont Gilles Kepel estime avoir fait l’objet pendant quatre décennies doit certainement un peu à son franc-parler, que l’on retrouve tout au long du livre, et à la manière pour le moins « franche » qu’il a d’entrer dans le débat avec ceux qui ne pensent pas comme lui. Mais elle ressemble aussi à un tir de barrage contre les analyses au scalpel sur le djihadisme, souvent vérifiées par les faits, de ce chercheur, qui n’hésite pas à aller sur le terrain et se prévaut, contrairement à beaucoup de ses confrères, de parler parfaitement l’arabe. Une porte ouverte à l’intime connaissance des textes ayant inspiré les propagandistes de la terreur islamique, et un moyen d’entretenir des relations personnelles avec quelques personnalités éminentes du monde arabo-musulman.

Le titre « Prophète en son pays » revêt, de ce point de vue, un deuxième sens : ces quelque 300 pages biographiques sont aussi une implacable description de l’installation sur le territoire français de ce que Kepel a baptisé « l’islamo-gauchisme » – s’attirant là encore de vives critiques. Il a fallu la vague d’attentats, parmi lesquels le massacre de la rédaction de « Charlie Hebdo », pour que le danger soit pris vraiment au sérieux par l’establishment politique et intellectuel de notre pays.

Pourtant, dès 1987, le résultat d’une enquête de terrain menée par l’auteur, intitulée « Les Banlieues de l’Islam », sur le processus particulier d’islamisation à l’oeuvre dans les zones où s’étaient concentrées les vagues d’immigration des années 1960 et 1970, mettait l’accent sur une évolution qu’il qualifie aujourd’hui de « bouleversement majeur de notre nation ».

Le basculement de 1989

Gilles Kepel distingue trois âges de l’islam en France. Durant la première période, qui va des origines à 1989, ce n’est qu’une foi résiduelle transplantée du pays d’origine à l’occasion des immigrations. Elle commence à prendre une autre tournure à partir de 1979, du fait de la révolution iranienne. Mais c’est en 1989 que le changement de nature se produit, avec la victoire du djihad en Afghanistan, entraînant le retrait soviétique, suivie par la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS.

On croit assister, selon l’expression malheureuse de Francis Fukuyama, à la « fin de l’histoire », alors que c’est seulement la guerre froide qui s’achève. Les démocraties vont être confrontées au nouveau défi d’un islamisme radical se drapant dans la défense des pauvres et des opprimés. Sévère pour les autorités françaises de l’époque, le professeur montre comment elles ont en fait facilité le phénomène en croyant l’endiguer par des compromis illusoires avec un islam institutionnel déconnecté de sa base.

Une troisième phase s’est ouverte après les attentats de « Charlie Hebdo » et du Bataclan, portée par une jeune génération qui veut imposer à la République sa logique communautariste et son agenda revendicatif, étroitement lié à cette dernière. Elle sait utiliser à cet effet quelques marqueurs fort efficaces en ces temps de réseaux sociaux, comme le port de l’abaya à l’école, sujet vedette de cette rentrée scolaire, ou plus anciennement la question du voile. Une façon d’entretenir dans nos cités, comme une broussaille sèche prête à s’enflammer à la moindre allumette, ce que le sociologue sommeillant chez Kepel appelle « un djihadisme d’atmosphère ».

Sadate, Rushdie, Houellebecq

Il ne faut pas penser à la lecture de ce résumé que son nouvel opus est réservé à un public de spécialistes. Il ne manque pas de pâte humaine, l’auteur retraçant son itinéraire, depuis son séjour de doctorant au Caire en 1980, où il découvre éberlué que son employée de maison, épouse d’un policier égyptien, pleure de joie en apprenant l’assassinat du président Sadate, tant elle se réclame d’un islamisme dogmatique, jusqu’à son improbable rencontre avec Mohammed Ben Salmane, le nouvel homme fort d’Arabie saoudite, qui voudrait l’inviter à passer quelque temps dans son Royaume, un peu comme Diderot naguère auprès de Catherine II de Russie…

On apprend que, à la demande de l’éditrice de Michel Houellebecq, le chercheur a lu en une nuit « Soumission », le roman sulfureux sur l’islamisation de la société française, pour s’assurer qu’il n’y avait pas là matière à une fatwa comme en a été victime Salman Rushdie. Kepel consacre d’ailleurs un long développement à l’épisode des « Versets sataniques », et revient sur l’emballement suscité par le « printemps arabe », aux conséquences géostratégiques désastreuses, avouant qu’il y avait lui-même cédé.

Dommage qu’il se laisse aller à de nombreux règlements de compte à l’égard des autres experts français de l’islam et du monde musulman lesquels, il est vrai, ne l’ont guère épargné tout au long de sa carrière. On referme cet essai bouillonnant et passionné en se disant qu’il y a des domaines académiques clairement plus exposés aux feux de l’actualité que d’autres.

Prophète en son pays” de Gilles Kepel. Editions de l’Observatoire, 298 pages, 23 euros

Les Echos