Corbeil-Essonnes (91) : Quand Marcel Dassault arrosait ses électeurs

Dès le début de la Vᵉ République, en 1958, Marcel Dassault a été élu député de droite (UNR, UDR et RPR, selon les changements de nom du parti gaulliste) de l’Oise, et il l’est resté sans interruption jusqu’à sa mort en 1986, à 94 ans. L’avionneur ne s’intéresse pourtant pas à la politique, affirme-t-il au « Nouvel Obs » dans l’article de 1973, à la veille d’élections législatives, que nous republions ci-dessous :

« Dans le pays, c’est à qui piquera le plus d’argent à Dassault » : député de l’Oise, l’avionneur distribuait abondamment les chèques aux communes de sa circonscription.

« La politique, ça m’ennuie. Un député, ça ne sert à rien.

— Alors, pourquoi cherchez-vous à vous faire élire encore une fois ?

— Au début, c’était pour aider le général de Gaulle. Maintenant ? Puisque mes électeurs continuent à me faire confiance, je leur fais confiance. »

Une confiance dans les largesses de leur député, parmi les premières fortunes de France, explique ici Guy Sitbon. Le milliardaire signe des chèques à tout-va : des terrains de tennis dans tous les chefs-lieux de canton, un parc avec piscine pour « plus d’un milliard » [en centimes espère-t-on !] soit l’équivalent en 2022 de 9,7 millions d’euros, 50.000 colis pour les vieillards chaque année, pour 2 millions de [nouveaux] francs, soit près de 2 millions d’euros en 2022, etc.”

Maire de Corbeil-Essonnes (91) de 1995 à 2009 et sénateur, son fils Serge Dassault pratiquera une « générosité » similaire, qui lui vaut des procès éteints avec sa mort en 2018, à 93 ans. L’ancien bras droit de Serge Dassault, qui lui succède à la mairie de Corbeil-Essonnes, Jean-Pierre Bechter (LR), est condamné en 2022 à deux ans de prison avec sursis en appel, accusé d’achat de vote lors des élections municipales de 2009 et 2010.

Guy Sitbon chez Marcel Dassault : à quoi sert un député milliardaire ? A régler beaucoup de factures…

« A combien de milliards évaluez-vous votre fortune, M. Dassault ?

— Je ne sais pas, je n’ai jamais compté.

— Personne n’a compté à votre place ?

— Peut-être, de toute façon, ça fait beaucoup. »

Même lorsqu’il ne le cherche pas, il gagne de l’argent. « En 1972, j’ai gagné un milliard avec “Jours de France”. Si le gouvernement de gauche nationalise mes usines, il me restera toujours ça pour vivre. » Un milliard par an, vraiment, ça suffit ? « Je vis modestement, me dit Marcel Dassault, dans le salon où il me reçoit rond-point des Champs-Elysées ; on ne peut pas manger sept poulets par jour. » Ses collaborateurs me diront par la suite qu’il roule dans trois Rolls Royce, deux Mercedes 600, deux Cadillac et que peu de rois pourraient se payer son château. A défaut de poulets… Mais, dit-il, « ce que j’ai, je le dois à mon travail ». En voilà un qui doit être bien payé de l’heure, malgré ses 81 ans.

« Numéro deux ? Jamais ! »

Raymond Aron écrit que nationaliser Dassault serait absurde. Ce n’est pas ce que m’a dit Dassault : « Si on me nationalisait, ça ne m’ennuierait pas. Simplement, il faudrait me nommer directeur de mes usines, même si elles appartenaient à l’Etat. A cette condition, ça ne changerait rien. Mais, si on nomme un autre directeur, ça risque de marcher moins bien.

— Vous ne voulez pas être le numéro deux, nulle part ?

— Non, jamais. Je préfère être le numéro un dans une petite boîte que le numéro deux n’importe où.

— Et la politique, est-ce que ça vous amuse ?

— Non, la politique, ça m’ennuie. Un député, ça ne sert à rien.

— Alors, pourquoi cherchez-vous à vous faire élire encore une fois ?

— Au début, c’était pour aider le général de Gaulle. Maintenant ? Puisque mes électeurs continuent à me faire confiance, je leur fais confiance. »

Ses électeurs, ils sont dans plus de cent villages de l’Oise et dans une partie de la ville de Beauvais. Ils l’élisent dès le premier tour depuis 1958. Pour traverser en ligne droite sa circonscription, il faut couper six ou sept fois la frontière : elle a été taillée en larges dents de scie, sur mesure, pour Dassault. Le député de la section voisine, U.D.R. aussi, François Bénard, 71 ans, président du conseil général sans interruption depuis qu’il a été nommé par le maréchal Pétain en 1942 (« Je n’en rougis pas », dit-il aujourd’hui), est formel : « C’est moi et moi seul qui ai fait venir Dassault dans l’Oise. Je suis allé le chercher pour éliminer Robert Hersant, qui essayait de s’implanter ici. Lui, Dassault, pourquoi il cherchait à se faire élire, je n’en sais rien. Si vous étiez milliardaire est-ce que vous voudriez devenir député ? Dassault pense peut-être à un poste de ministre mais il ne l’a jamais eu. »

La veille, Marcel Dassault m’avait dit : « J’aurais bien voulu être ministre de la Reconstruction à une époque. Edgar Faure me l’avait promis mais son gouvernement est tombé une semaine après.

— Et, aujourd’hui, ne voudriez-vous pas être ministre d’autre chose, de la Défense nationale, par exemple ?

— Ce n’est pas possible ; je fabrique des avions pour l’armée. Sauf dans une situation exceptionnelle, comme une guerre. »

Je vois alors son rêve : une guerre, on fait appel à lui pour fabriquer des bombardiers, des chasseurs, et il est au centre et décide de tout.

Mais, si un homme d’action comme Dassault est d’abord un rêveur, il doit aussi garder les pieds sur terre. Et, aujourd’hui, la terre, ce sont ces sacrés électeurs de l’Oise. il va falloir qu’une fois de plus « ils votent bien ».

La machine est bien rodée. A Beauvais, Dassault entretient un secrétariat politique avec sept secrétaires. Le bureau est dirigé par l’adjoint au maire de Beauvais, le conseiller général Comelin. De là partent toutes les interventions auprès de l’administration : quinze mille par an. A Paris, deux autres secrétaires : pour les chèques. Il faut dire que, lorsque les gens de la région ont vu venir ce milliardaire quémander des voix, ils se sont dit qu’ils avaient fait la bonne affaire. Un peu comme si l’Aga Khan venait leur demander un service. La note de gaz à payer ? On l’envoie à Dassault. Le loyer ? A Dassault. Et ça marchait. Dassault banquait, banquait. « Jusqu’au jour, me dit son délégué Comelin, où il s’est rendu compte que sa fortune entière n’y suffirait pas. » Il faut le comprendre : cinquante mille électeurs, disons à seulement deux cents francs par mois chacun, ça fait quand même cent vingt millions par an, six cents millions par élection. Même pour Dassault, c’est trop. Bien sûr, les gens se disent : « De toute façon, c’est notre argent puisque Dassault le gagne avec les commandes de l’Etat. » Il faut tout de même être compréhensif : trop c’est trop.

« Qu’avez-vous fait à ce moment-là ?

— On a remplacé le mécénat privé par le mécénat public, dit Comelin. On a fait construire le parc Marcel-Dassault à Beauvais, qui a coûté plus d’un milliard avec la piscine. M. Dassault a fait construire deux terrains de tennis dans tous les chefs-lieux de canton de la circonscription sauf un, où le maire est contre lui. On envoie chaque année cinquante mille colis pour les vieillards. A quarante francs chacun, faites votre compte, ça fait cher (deux millions par an rien que pour les colis). »

« Comelin, notez ! »

Dans le pays, c’est à qui piquera le plus d’argent à Dassault. Il vient en visite plusieurs fois par an et son journal hebdomadaire, distribué gratuitement à tous, en parle comme du voyage d’un chef d’Etat étranger. Les maires s’emberlificotent dans des discours de remerciement « pour votre générosité » et placent quelques sollicitations.

« Il nous manque cinq millions pour achever les tribunes du stade. »

Dassault à son délégué : « Comelin, notez : cinq millions. » On cite même le cas de ce village de deux cents habitants qui a eu droit à un crédit pour trois cents raquettes de tennis. On ne sait pas pourquoi mais, chaque fois qu’on parle de tennis, Dassault banque. Les chèques arrivent gentiment, débités sur le compte de la Société centrale d’Etudes Marcel-Dassault.

« J’ai, m’a dit le candidat communiste, une photocopie d’un de ces chèques.

— Donnez-la moi, on la publiera.

— Je l’ai envoyée aux organes supérieurs du Parti. C’est à eux de décider. »

Les socialistes ont un dossier sur Dassault mais ils ne le publient pas non plus. C’est que l’arme est à double tranchant. « Il faut avoir, me dit Bénard, des opinions bien arrêtées pour refuser de l’argent. Si Dassault n’est plus élu, l’argent, c’est fini. »

On se croirait sous Louis-Philippe, où les candidats allaient acheter les quelques centaines de voix du scrutin censitaire. On peut penser, sans forcer ses sentiments, qu’il y a aujourd’hui quelque chose d’un peu humiliant pour les électeurs de la région. Vraiment, tout est à vendre, même « la souveraineté populaire » ? Et aussi ouvertement ? Ne finissent-ils pas par avoir un peu honte, ces électeurs de Beauvais-Nord qui vendent à bas prix un droit qui, sans faire de littérature, a coûté si cher à ceux qui l’ont conquis ?

Depuis un an, les choses sont en train de changer doucement. Cette fois, le grand Dassault, le génie de l’aviation française, sera peut-être mis en ballottage. Mais tout le monde pense, à Beauvais, même ses adversaires, qu’il passera encore une fois.

L’Obs