Danemark : « Le pays où il ne fait pas bon vivre pour les immigrés »
Champions du bonheur et de l’Etat-providence, les Danois ont mis en place un dispositif anti-immigration parmi les plus durs d’Europe, sans susciter d’opposition interne.
Le quartier de Mjølnerparken, dans le nord de Copenhague, n’est plus qu’une forêt de grues et d’échafaudages. Il reste quelques rares habitants, qui se faufilent entre les montagnes de gravats et les ouvriers en gilets jaune fluo. Ils ont accroché à leurs balcons des banderoles blanches barbouillées de slogans : « Non au déménagement forcé », « Nos maisons ne sont pas à vendre »… Il y a quelques années, cet ensemble de bâtiments de brique rouge, sorti de terre dans les années 1980, a été désigné par les autorités danoises comme un « ghetto », une « société parallèle ». Un « point noir sur la carte », a même lâché la Première ministre sociale-démocrate Mette Frederiksen.
La liste de ces zones-là est publiée tous les ans. Les critères sont gravés dans la loi : plus de 1 000 habitants, plus de 30 % d’immigrés ou d’enfants d’immigrés non occidentaux – même naturalisés danois –, plus de 2,7 % de taux d’infraction par résident, plus de 4 inactifs sur 10. Mjølnerparken cochait toutes les cases. A l’automne dernier, les occupants de deux blocs d’immeubles gérés par un organisme public, plus de 500 personnes, ont reçu un avis d’expulsion.”
« Ma femme pleurait, mes trois enfants pleuraient, on habitait là depuis vingt-huit ans », raconte Asif Mehmood. Né au Pakistan il y a cinquante-cinq ans, il est devenu assistant de laboratoire après avoir travaillé pendant vingt ans comme chauffeur de taxi. « Quand nous sommes arrivés là, aucun Danois ne voulait y habiter. Il n’y avait que des immigrés, Turcs, Somaliens, Libanais, Syriens… Aujourd’hui, on nous fait clairement sentir qu’on n’a plus rien à y faire, même si nous vivons ici depuis des décennies. La législation sur les ghettos sanctionne les actes délinquants avec des peines deux fois plus lourdes qu’ailleurs, elle oblige les familles dont un membre a commis une infraction à déménager, les enfants à suivre -vingt-cinq heures de cours de langue et de “valeurs danoises” par semaine dès l’âge de 1 an. Et on finit par nous expulser quand nous sommes jugés trop nombreux. »
Asif Mehmood a été relogé par l’Etat danois dans le quartier de Nørrebo, un peu plus au sud, « dans un appartement plus petit ». Il revient chaque semaine, comme en pèlerinage, faire ses courses au supermarché du coin, histoire de croiser ses anciens voisins. Les deux blocs d’immeubles, cédés à un promoteur immobilier, seront rénovés, entourés de barrières ; les appartements, revendus à prix d’or à des « Danois de souche » ; et l’ensemble, rebaptisé « Odin », dieu de la mythologie germano-scandinave. D’ici à 2030, tous les « ghettos » devront avoir été rayés de la carte. Il en reste encore 67 sur le territoire national. « Les mesures coercitives d’assimilation risquent d’alimenter les préjugés raciaux, la xénophobie et l’intolérance », a déploré le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme.
La politique du « zéro demande d’asile »
Le Danemark, petit pays de 5,8 millions d’habitants, était jusqu’ici célébré pour ses records au « World Happiness Report », le palmarès mondial du bonheur, pour son insolente santé budgétaire (il est l’un des pays les moins endettés de l’Union européenne), pour son précieux plein-emploi, et pour son généreux Etat-providence. Le voilà désormais pointé du doigt pour sa politique d’immigration, une des plus dures du continent. En vingt ans, les lois sur les étrangers ont été modifiées plus de cent trente fois. Les gouvernements se succèdent, mais qu’ils soient de droite ou de gauche, le pays se ferme un peu plus à chaque fois. La Première ministre sociale-démocrate Mette Frederiksen, installée depuis 2019 au « Borgen » – le château de Christiansborg –, clame qu’elle veut « zéro demande d’asile » et a offert des kilomètres de barbelés à la Lituanie pour protéger sa frontière biélorusse.
« En 2015, au plus fort de la vague migratoire vers l’Europe, les autorités danoises avaient publié des publicités dans la presse libanaise pour annoncer le durcissement de l’accueil et dissuader les réfugiés syriens de faire le voyage, raconte Niels-Erik Hansen, avocat spécialisé dans le droit d’asile. Aujourd’hui, ce n’est même plus la peine de dépenser de l’argent en communication. Le Danemark a remporté l’image du pays où il ne fait pas bon vivre pour les étrangers. »
En France, où un projet de loi sur l’asile et l’immigration doit être prochainement discuté au Sénat, même les parlementaires les plus va-t-en-guerre du Rassemblement national (RN) et des Républicains, qui promettent déjà de durcir le texte du gouvernement, n’en demandent – pour le moment – pas autant qu’au Danemark.
Ici, les réfugiés syriens et afghans peuvent théoriquement être renvoyés dans leurs pays, considérés comme « sûrs » par Copenhague ; les objets de valeur, les bijoux et l’argent des migrants risquent d’être confisqués pour financer leur accueil ; les permis de séjour provisoires – deux ans renouvelables – pour les réfugiés sont devenus la norme ; les déboutés du droit d’asile sont aussitôt internés et doivent se présenter chaque jour à la police ; l’accueil des demandeurs d’asile pourrait être sous-traité à un pays tiers, comme le Rwanda ; les enfants nés de parents étrangers sur le sol danois sont privés de naturalisation toute leur vie en cas de condamnation à la prison, même avec sursis… Ces mesures ne sont pas toutes appliquées et constituent souvent de simples effets d’annonce.
Mais leur but est d’abord dissuasif, et ça marche. « Je vais quitter ce pays », soupire Assem Swaid, 41 ans. Venu de Homs en Syrie, où il travaillait dans l’électronique, il bénéficie pourtant d’un permis de séjour permanent. « Mais la vie est trop difficile ici pour les étrangers. Le jour du deuxième séisme syrien, je me suis précipité sur les réseaux sociaux pour prendre des nouvelles de mes proches. J’ai récolté tellement de messages d’insultes de la part des internautes danois, d’apostrophes du style “Tu n’as qu’à rentrer dans ton pays”, que j’ai décidé de partir m’installer en Allemagne. »
Les candidatures à l’asile au Danemark se réduisent comme peau de chagrin. Leur nombre est passé de 14 792 en 2014 à 2099 en 2021. Sept fois moins. Les autres catégories de migrants (économiques, étudiants ou regroupement familial) ont diminué de près d’un cinquième. A 30 kilomètres au nord de Copenhague, le centre d’accueil de Sandholm – une ancienne base militaire à la grille d’entrée en fer forgé et aux bâtiments ocre – était, il y a quelques années encore, rempli d’Afghans et de Syriens.
On ne compte plus que 280 résidents, dont un quart d’Ukrainiens (ils font partie du « voisinage », comme a dit la Première ministre, et sont donc « accueillis à bras ouverts »). Des dortoirs ont été fermés, faute d’occupants ; le réfectoire est presque vide ; dans les couloirs, on ne croise qu’un couple d’Iraniens partis de leur pays il y a trois semaines, le père professeur, la mère non voilée, et leur fils de 9 ans, Kasra. Sur l’ensemble du territoire danois, le nombre de centres a plongé, en quelques années, de plusieurs centaines à seulement dix-huit, dont trois réservés aux étrangers en attente d’expulsion.
C’est dans l’un d’entre eux, à Ranum, village côtier du nord du Jutland, que Hebat al-Sweidani, jeune Syrienne de 20 ans, arrivée de Damas en 2015, est internée avec son père Samir, 62 ans, ancien pâtissier cardiaque et diabétique, et sa mère, Mona, 52 ans, qui souffre du dos. Leur autorisation de séjour de deux ans n’a pas été renouvelée en 2019, et ils ont reçu l’ordre de quitter le territoire. Deux nuits par semaine, ils ont le droit de dormir ailleurs que dans le centre de détention. Chaque vendredi, Hebat, Samir et Mona rejoignent donc leur famille, deux fils et une fille dont le permis de séjour a, lui, été renouvelé – parce que les deux garçons risquent d’être enrôlés dans l’Armée nationale syrienne, et que la fille est déjà mère d’un enfant. Le reste de la famille habite loin, à l’entrée de la petite ville d’Oure, sur l’île de Fyn, dans le sud du pays. Quatorze heures de route en bus aller-retour.
« J’ai dû abandonner l’école, mes amis », raconte Hebat, qui rêvait de devenir pédiatre lors de son arrivée au Danemark, et qui a accroché des posters de Marilyn Monroe dans sa chambre. « Dans le -précédent centre de détention où nous étions internés, à Kærshovedgard dans le Jutland, nous étions mélangés avec des délinquants étrangers, j’étais terrorisée, je ne dormais pas de la nuit. » Impossible, concrètement, de renvoyer les Al-Sweidani à Damas, il n’y a plus de relations diplomatiques avec la Syrie. Mais les autorités danoises les poussent à s’installer dans un autre pays. La famille a pris un avocat et saisi la justice.
Passe d’armes dans la presse française
Dans l’éternel débat sur l’immigration, le Danemark est devenu l’exemple à suivre… ou à bannir. Témoin, cette passe d’armes voici quelques semaines dans la presse française, après la publication d’une étude sur la « fermeture consensuelle » à Copenhague par le think tank libéral Fondapol (Fondation pour l’Innovation politique) qui posait « une question fondamentale aux Européens : peut-on assurer l’Etat-providence sans une politique migratoire restrictive et intégratrice ? ». « Le Figaro » s’est aussitôt enthousiasmé sous la plume de la journaliste Eugénie Bastié : « Chose inimaginable en France, le Danemark a développé une politique du compromis, y compris sur le plus brûlant des sujets contemporains, l’immigration. »
« Libération » s’est inquiété dans un éditorial de Thomas Legrand : « Du Danemark à la France, le mauvais combo social-démocratie et nationalisme gagne du terrain. » En fait, la question du « modèle » danois est en grande partie réglée car Copenhague occupe une place à part dans le paysage européen : « Aucun autre membre de l’Union ne pourrait mener la même politique aussi facilement, tranche Thomas Gammeltoft-Hansen, professeur de droit et spécialiste de l’immigration. Après le vote négatif lors du premier référendum sur la ratification du traité de Maastricht en 1992, les autorités danoises ont obtenu un régime dérogatoire au droit européen, des options de retrait, “opt-out”, notamment sur l’immigration et l’asile. Elles ont plus de marges de manœuvre pour mettre en place leurs propres règles. »
Le Danemark n’est pas une terre d’immigration : 10,5 % seulement de résidents nés à l’étranger (un des taux les plus faibles d’Europe selon l’OCDE), pas de passé colonial et des arrivées récentes. Des travailleurs non occidentaux – Philippins, Pakistanais, Turcs, Syriens, Iraniens, Vietnamiens – ont commencé à s’installer dans les années 1960.
La première vague d’immigration importante, venue de l’ex-Yougoslavie en guerre, remonte à la décennie 1990. C’est à partir de ce moment-là que les frontières commencent à se refermer. Le Parti du Peuple danois, le Dansk Folkeparti (DF), naît d’ailleurs en 1995. Populiste et xénophobe, mais fervent défenseur de l’Etat-providence, il impose l’immigration dans l’agenda politique, et devient la troisième force du pays aux élections législatives de 2001. Puis monnaie un serrage de boulons sur l’immigration en échange de son soutien à la coalition libérale et conservatrice qui prend alors le pouvoir. Le virage est pris.
Consensus gauche-droite
Les tentatives d’assassinat contre le dessinateur Kurt Westergaard après la publication de caricatures de Mahomet dans le quotidien « Jyllands-Posten » en 2005, et l’attentat meurtrier (six victimes), revendiqué par Al-Qaida trois ans plus tard, contre l’ambassade du Danemark au Pakistan, crispent encore un peu plus les esprits. Quand la gauche revient aux affaires en 2011, puis une seconde fois en 2019, elle ne fera pas marche arrière et ira même encore plus loin.
« Le consensus s’est installé : il faut accepter le moins d’étrangers possible pour préserver l’Etat-providence, qui serait menacé financièrement par les immigrés, raconte le politologue Kasper Møller Hansen. La population danoise est en fait très homogène et tient à préserver cette homogénéité. Dans les rues de Copenhague, la diversité y est beaucoup moins visible qu’à Londres, Paris ou Berlin. Seulement 8 % des Danois ne sont pas chrétiens. Certes, en raison de la pénurie de main-d’œuvre qui bat des records, les entreprises réclament des mesures pour pouvoir embaucher plus facilement des étrangers. Mais hormis dans le milieu des affaires, on n’entend pratiquement aucune voix protester contre la politique de fermeture. Il n’y a tout simplement pas d’opposition. » En 2016, la « Jewellery law », la loi sur la confiscation des objets de valeur des migrants, a ainsi été adoptée par une écrasante majorité – 81 des 109 députés –, dont les sociaux-démocrates.
Le Danemark en chiffres
5,8 millions d’habitants
64 865 euros de PIB par habitant (11e rang mondial)
4,4 % de taux de chômage
32 % de taux d’endettement public en pourcentage du PIB
1,7 enfant par femme de taux de fécondité
2e pays au World Happiness Report (Palmarès mondial du bonheur)
11e pays avec la population la plus âgée au monde (19,5 % de plus de 65 ans)
Même la hausse de la xénophobie n’incite pas le gouvernement à adoucir son discours (les crimes racistes ont augmenté de 12 % en 2021). En juin dernier, un rapport de la Commission européenne contre le Racisme et l’Intolérance (Ecri) déplorait que « les musulmans […] soient de plus en plus décrits, notamment par les responsables politiques de différents partis, comme représentant une menace pour les valeurs et la culture danoises ».
En décembre, au moment de la Coupe du Monde de Football, un présentateur de la chaîne semi-publique TV2, la plus populaire du pays, a exhibé une photo de trois singes enlacés qu’il a comparés aux embrassades des joueurs marocains : « Ils se collent. Ils font ça lors des réunions de famille. » L’école n’est pas non plus épargnée. Une étude de 2020 montre que 25 % des parents avec un nom à consonance danoise reçoivent une réponse positive à chaque demande d’inscription de leur enfant, contre 15 % seulement de ceux qui portent un patronyme étranger.
« Aussi incroyable que cela puisse paraître, quand j’ai été élue au Folketing [le Parlement danois, composé d’une seule chambre, NDLR] en 2007, nous n’étions que deux députées à avoir des origines étrangères, sur un total de 179. Et c’était une première historique », raconte Ozlem Cekic, 46 ans. Militante du parti de gauche Green Left – le Socialistisk Folkeparti (SF) –, et actuelle secrétaire générale de l’association Bridge Builders, elle est arrivée de Turquie avec ses parents à la fin des années 1970. Pendant la campagne électorale, la jeune femme a reçu « des dizaines d’insultes », et s’est notamment fait traiter de terroriste. Une photo de sa famille est parue dans la presse, avec cette légende : « Est-ce qu’un père musulman est capable de s’occuper d’un enfant ? »
« Il existe au Danemark un chauvinisme du bien-être, conclut Nicolas Escach, géographe et auteur de l’essai « les Danois » (Ateliers Henry Dougier). Le pays a perdu beaucoup de territoires au cours de son histoire. Aux XIVe, XVe et XVIe siècles, c’était le pilier de l’Union de Kalmar, qui regroupait les royaumes scandinaves. Puis il y a eu la perte des provinces suédoises entre 1645 et 1658, de la Norvège en 1814, des duchés allemands de Schleswig et Holstein en 1864, de l’Islande en 1944. Cette réduction territoriale, ce complexe géographique, racontés inlassablement dans les écoles populaires pour adultes, fondent l’imaginaire danois. Pour ce petit archipel entouré d’eau, où la capitale est excentrée et les frontières toujours proches, l’espace doit être préservé, sécurisé. Et l’extérieur est une menace. »
Un projet de loi polémique au Royaume-Uni
Les migrants qui débarqueront illégalement sur les côtes britanniques pourraient se voir refuser le droit de demander l’asile au Royaume-Uni. C’est l’une des mesures les plus controversées d’un nouveau projet de loi contre l’immigration illégale, présenté par le gouvernement conservateur le 7 mars. Un texte « dur, mais nécessaire » a précisé le Premier ministre Rishi Sunak qui, comme ses prédécesseurs, a fait de la lutte contre l’immigration son cheval de bataille. Déjà en avril 2022, sous le gouvernement de Boris Johnson, la Grande-Bretagne avait été le premier pays européen, avant le Danemark, à signer un accord de sous-traitance avec un pays du Sud, en l’occurrence le Rwanda. Le traité – toujours pas appliqué – prévoit que les demandeurs d’asile arrivés illégalement soient hébergés au Rwanda le temps de l’examen de leur dossier et y restent une fois leur statut de réfugié accordé.
Le Brexit, qui devait permettre de « reprendre le contrôle des frontières », a entraîné l’effet inverse. Il a privé Londres de la possibilité d’utiliser le règlement de Dublin qui permet de renvoyer les migrants ayant déjà déposé une demande d’asile dans un autre pays de l’Union européenne. Et le nombre de passages illégaux a explosé : 45 000 l’an passé, une multiplication par plus de vingt en quatre ans.
_________
Haifaa Awad, médecin d’origine syrienne, est devenue une des figures de la lutte contre le dispositif anti-immigration danois. Pour « l’Obs », elle analyse la politique de fermeture aux étrangers de son pays d’adoption, parmi les plus dures d’Europe.
Haifaa Awad, 37 ans, s’est fait connaître au Danemark en décidant en 2013, du jour au lendemain, de partir soigner les blessés de guerre dans un petit hôpital de campagne du nord de la Syrie. Le soir, une fois son travail fini, elle rédigeait des articles pour le quotidien « Information », où elle racontait l’enfer de ses journées. Née à Damas, arrivée avec sa famille au Danemark à l’âge de 7 ans, diplômée de la faculté de médecine de Copenhague, la jeune femme, médecin à l’hôpital de Nordsjællands et secrétaire générale de l’ONG Mellemfolkeligt Samvirke (que l’on peut traduire par « Société d’entraide internationale »), est devenue une des figures de la lutte contre le dispositif anti-immigration danois, parmi les plus durs d’Europe.

Haifaa Awad, médecin d’origine syrienne et secrétaire générale de l’ONG Mellemfolkeligt Samvirke, à Copenhague.
En vingt ans, les lois sur les étrangers ont été modifiées plus de cent trente fois. Les gouvernements se succèdent, mais qu’ils soient de droite ou de gauche, le pays se ferme un peu plus à chaque fois. Depuis 2019, ce sont les sociaux-démocrates qui dirigent la coalition au pouvoir et ils ont été encore plus loin que les conservateurs et les libéraux. Entretien avec Haifaa Awad dans les locaux de Mellemfolkeligt Samvirke, à Copenhague.
Quel est le rôle de Mellemfolkeligt Samvirke ?
Haifaa Awad Notre organisation a un long passé dans le soutien aux migrants. Elle a été créée en 1944, durant la Seconde Guerre mondiale, pour venir en aide aux réfugiés allemands qui fuyaient le régime nazi et que personne ne voulait accueillir. Aujourd’hui, nous avons deux axes dans notre politique activiste – nous revendiquons le terme : le réchauffement climatique et les discriminations. Que ce soit au Danemark ou à l’international – nous avons monté des partenariats avec 40 pays –, mais, à chaque fois, en s’appuyant en priorité sur la jeunesse.
Vous dites que votre association est un chien de garde au Danemark…
Nous sommes une organisation de la société civile, au même titre qu’Amnesty International ou que le Conseil danois pour les réfugiés (CDR). Notre rôle est d’être une sorte de mégaphone, auprès des médias, sur les réseaux sociaux, pour les réfugiés, qui, ici, sont confrontés à des situations dramatiques, comme d’être expulsés alors qu’ils ont fui la Syrie en guerre. Depuis deux décennies, et ce qu’on a appelé le « changement de paradigme » en matière de politique d’immigration, ils subissent des règles sans cesse plus strictes.
Le Danemark considère par exemple que les Syriens originaires de quatre régions jugées « sûres » (Lattaquié, Tartous, Damas et Rif Dimachq) peuvent être renvoyés chez eux. Aucun autre pays européen n’a pris une telle décision. Nous avons ainsi mis en lumière la situation de jeunes étudiantes infirmières, qui n’ont pas vu leur autorisation de séjour renouvelée, qui ont été séparées de leur famille, retirées de leur école et placées dans des centres de détention en attente de leur expulsion. Nous avons réussi à obtenir une mobilisation massive de la population sur ces cas.
Il y a aussi toutes les politiques anti- « ghettos » sur lesquelles nous sommes largement intervenus. Les autorités danoises ont identifié une soixantaine de quartiers, où les résidents nés à l’étranger ou dont les parents sont immigrés représentent plus de 30 % de la population. Elles ont mis en place des programmes d’expulsion et de rénovation des logements publics laissés ainsi vacants pour les revendre à des « Danois de souche ». Nous aidons les personnes obligées de quitter leur appartement à se défendre contre l’administration.
Comment expliquez-vous cette politique si restrictive par rapport aux étrangers ?
Ici, comme dans le reste de l’Europe, peut-être en raison des inégalités qui semblent se creuser, des politiques d’intégration qui n’ont pas parfaitement fonctionné, les valeurs de droite et le sentiment anti-immigration progressent. Ce qui peut sembler paradoxal. Car, parallèlement, la pénurie de main-d’œuvre n’a jamais été aussi importante, le taux de natalité ne cesse de baisser et atteint un plus bas historique, avec tous les problèmes de santé ou de retraite que cela peut poser à terme. Nous avons donc cruellement besoin que les immigrés puissent s’installer dans notre pays, y travailler et rajeunir la population.
Nous avons bien constaté que les réfugiés ukrainiens ont été accueillis, eux, à bras ouverts parce qu’ils étaient européens et chrétiens et combien le système d’intégration a alors parfaitement fonctionné. Aujourd’hui, près de 50 % d’entre eux ont un travail, alors qu’ils sont arrivés il y a seulement un an pour les plus anciens. Ils ont donc résolu partiellement nos problèmes de main-d’œuvre. Et cela nous montre la capacité d’aide et d’assistance de la société danoise quand elle le veut.
Après le vote négatif lors du premier référendum sur la ratification du traité de Maastricht en 1992, les autorités danoises ont obtenu un régime dérogatoire au droit européen, des options de retrait, « opt-out », notamment sur l’immigration et l’asile. Elles ont en fait plus de marges de manœuvre pour mettre en place leurs propres règles.
Nous sommes quand même censés respecter les conventions internationales, comme la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ou la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, mais ce principe de base est de plus en plus mis à mal par le « changement de paradigme » sur la politique d’immigration. Les lois sur les étrangers sont de plus en plus folles [plus de 130 modifications législatives en vingt ans, NDLR]. Comme la décision de renvoyer des jeunes filles syriennes dans leur pays, tandis que les jeunes hommes sont épargnés car ils pourraient être enrôlés de force dans les forces armées syriennes et continuent donc de bénéficier d’une protection au Danemark.
La pression politique de la droite, notamment celle du Parti du Peuple danois [le Dansk Folkeparti (DF), populiste et xénophobe, né en 1995 et devenu la troisième force du pays aux élections législatives de 2001, NDLR], est telle que tout le monde, les sociaux-démocrates comme les conservateurs, s’est aligné sur une position dure. Mais on voit bien maintenant que rien ne peut satisfaire le camp anti-immigration. Tenter de renvoyer les réfugiés en Syrie, par exemple, coûte aussi cher à l’Etat danois. Nous estimons ainsi que chaque jeune fille placée en centre de détention en attente d’expulsion vers la Syrie – impossible d’ailleurs puisque les relations diplomatiques avec Damas ont été coupées – coûte environ 300 000 couronnes [plus de 40 000 euros, NDLR] aux contribuables. Alors que nous pourrions éduquer ces réfugiées, les intégrer, les aider à trouver un travail et faire en sorte qu’elles soient utiles au pays.
A l’automne 2022, le Parti social-démocrate est arrivé en tête, avec 27,5 % des voix (contre 25,9 % lors du précédent scrutin en 2019). Pour son deuxième mandat, la Première ministre Mette Frederiksen dirige désormais une coalition qui réunit les libéraux, ses anciens adversaires, et le nouveau parti des Modérés (centre droit). Est-ce que cela peut changer la donne pour la politique d’immigration ?
On peut espérer une amélioration de la situation, car le nouveau parti des Modérés, fondé en 2022, par l’ancien Premier ministre libéral Lars Løkke Rasmussen, a un regard qui se veut neuf et qui entend se situer hors des positions traditionnelles des sociaux-démocrates et des conservateurs. Le nouveau gouvernement a par exemple promis de mettre en place de nouvelles mesures pour permettre aux réfugiés qui suivent une formation dont le pays a besoin, comme une école d’infirmiers, de rester. Mais ce n’est qu’une promesse pour l’instant, qui a été évoquée pendant la campagne électorale.