Donner les biens des criminels à des associations: la France s’inspire de l’Italie
Depuis 1996, la justice italienne met à disposition des citoyens et des institutions les biens immobiliers confisqués à la mafia.

C’est un des nouveaux outils de la justice en France. Depuis novembre 2021, les biens immobiliers saisis à la criminalité peuvent être mis à la disposition du monde associatif. À Marseille, une villa située dans les quartiers nord de la ville, avec piscine et jardin, a été confisquée à un trafiquant de cocaïne condamné en 2022 à sept ans de prison. Cette confortable maison du quartier des Aygalades (XVe arrondissement) sera bientôt occupée par deux associations qui viennent en aide aux victimes de la délinquance et de violences conjugales.
«C’est le quatrième cas en un an et demi», précise Arnaud de Laguiche, responsable du département immobilier de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Cet établissement public, créé en 2011 et placé sous la tutelle des ministères de la Justice et des Comptes publics, a pour mission de gérer et valoriser les biens saisis et confisqués par la justice.
En 2022, l’agence a saisi quelque 771 millions d’euros d’avoirs criminels (en hausse de 6,3% par rapport à l’année précédente et 30% en deux ans). Si la mise à disposition est pour l’instant loin d’être la norme, cette nouvelle mesure apparaît comme un symbole de la lutte contre la criminalité. En janvier dernier, c’est un immeuble de Coudekerque-Branche (Nord), dans la banlieue sud de Dunkerque, qui a été confisqué à un marchand de sommeil et confié à l’association caritative Habitat & Humanisme, afin d’être transformé en logement social. «Il va finalement profiter à des gens dans le besoin qui auraient pu être potentiellement victimes de l’ancien propriétaire», se réjouit Arnaud de Laguiche.
L’exemple transalpin
Si la mise à disposition des biens confisqués à la criminalité est toute nouvelle en France, elle fait le bonheur de la société civile italienne depuis 1996. Cette année-là, après avoir lancé une pétition qui avait recueilli plus d’un million de signatures, l’association antimafia Libera obtient la loi 109, qui permet la réutilisation publique et sociale des biens saisis ou confisqués aux mafias. La loi précédente de 1982 (loi Rognoni-La Torre) permettait seulement de vendre les biens saisis au crime organisé.
«Mais les pouvoirs publics se sont rendus compte que lorsqu’ils mettaient en vente un bien confisqué à la mafia, les mafieux rachetaient eux-mêmes le bien. Ou, par exemple, si c’était un hôtel et qu’il restait vacant et dépérissait, le mafieux avait beau jeu de dire: “Regardez, avec moi, il y avait du travail!”», raconte Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques et cofondateur de l’association Crim’HALT, qui se bat depuis 2015 pour que l’exemple italien soit appliqué en France.
Face à ce constat, l’association Libera, accompagnée par d’autres acteurs associatifs et politiques, a eu l’idée de redistribuer les biens saisis à la société civile. Et très vite après l’application de la loi, les bienfaits d’une telle mesure se sont fait ressentir. «Ça a permis de mettre les citoyens au cœur du dispositif de lutte contre la mafia. C’est la seule manière de faire. La société civile se réapproprie le territoire et ça change les mentalités. Vous créez un écosystème pluri-animateur, un cercle vertueux», décrypte Fabrice Rizzoli.
«Ce qui effraie les trafiquants, c’est davantage qu’on touche à leurs avoirs qu’une peine de prison.»
Alexandra Louis, avocate et déléguée interministérielle à l’aide aux victimes
Si elle est aujourd’hui appliquée à toute l’Italie, la loi de 1996 a été pensée à l’origine pour le sud du pays et à des fins de développement du secteur économique face à la mafia. «C’est presque une philosophie par le business, en permettant notamment de développer les coopératives, qui sont un des piliers économiques de l’Italie, analyse le docteur en sciences politiques. L’idée était de réparer les dommages subis par un territoire. En transformant l’économie, on répare le territoire. Et les bienfaits se ressentent autant sur l’espace que sur la population.»
Lutter contre le sentiment d’injustice
À Marseille, la mise à disposition de la villa du XVe arrondissement est saluée par l’avocate et ancienne députée des Bouches-du-Rhône, Alexandra Louis. Dans une tribune parue dans le JDD en août 2021, elle avait notamment porté la voix d’associations des quartiers nord de la cité phocéenne, qui militent pour la confiscation et la redistribution des biens issus de la criminalité.
«En regardant les exemples d’autres pays, comme l’Italie ou l’Irlande, je me suis dit que c’est ce qu’il fallait faire. Mais aussi parce qu’en tant qu’avocate, je me suis rendue compte que ce qui effraie les trafiquants, c’est davantage qu’on touche à leurs avoirs qu’une peine de prison», assure Alexandra Louis, aujourd’hui déléguée interministérielle à l’aide aux victimes.
Selon l’ancienne députée marseillaise, la volonté des magistrats et des pouvoirs publics de «frapper au portefeuille» est de plus en plus une réalité dans les affaires de crime organisé. «On voit davantage d’enquêtes post-sentencielles pour identifier le patrimoine des personnes condamnées. Je trouve que le symbole est vraiment puissant. Notamment à Marseille, parce qu’il y a un sentiment d’injustice lorsque les gens qui se lèvent le matin pour aller travailler voient les trafiquants dans leurs belles voitures, avec une montre chère au poignet, tout en faisant régner la terreur dans le quartier», explique Alexandra Louis.
Une loi imparfaite
Depuis 1996 et la promulgation de la loi italienne, 17 300 biens immobiliers ont été affectés par l’Agence nationale pour la gestion des biens saisis et confisqués au crime organisé (ANBSC), l’équivalent de l’Agrasc de l’autre côté des Alpes. Contrairement à la France, les biens immobiliers confisqués en Italie ne peuvent plus être revendus et sont gardés dans le patrimoine des collectivités locales, qui se chargent ensuite de les mettre au service de l’intérêt général.
Les chiffres transalpins ne semblent pas pouvoir être atteints en France avec la législation actuelle. «Même si elle représente une avancée, notre loi est trop restrictive. D’abord, il faut que le bien fasse l’objet d’une décision de confiscation définitive par les tribunaux. Ensuite, le bien doit être réutilisé un an après sa confiscation définitive. C’est très court, sachant qu’il peut y avoir des travaux à effectuer ou parce que c’est impossible de le réaffecter s’il est encore habité», détaille Fabrice Rizzoli de l’association Crim’HALT.
«Il faudrait que les biens soit confiés aux collectivités territoriales. Elles connaissent mieux le tissu associatif.»
Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques, président et cofondateur de l’association Crim’HALT
Arnaud de Laguiche admet que la loi française reste imparfaite, mais insiste sur les efforts et la volonté de l’Agrasc de développer le dispositif. «C’est encore très nouveau pour nous et les associations ne font pas partie de nos interlocuteurs habituels, justifie-t-il. Mais c’est quelque chose sur lequel nous travaillons et nous allons multiplier les partenariats et les appels à projet.» La loi pourrait aussi être assouplie dans les semaines à venir pour allonger le délai dans lequel l’agence pourra affecter un bien.
De leur côté, les membres de Crim’HALT ont bien l’intention de continuer à militer pour que la loi soit décadenassée et que la législation française se rapproche encore davantage de celle de l’Italie. «Il y a quelque chose que nous n’avons pas obtenu en 2021, c’est que les biens soit confiés aux collectivités territoriales. Ce sont elles qui connaissent le mieux le tissu associatif sur le terrain et les besoins. Il faut décentraliser, mais en gardant toujours des garde-fous. En se méfiant du clientélisme par exemple», estime Fabrice Rizzoli.
Une autre barrière s’ajoute et empêche que le dispositif soit davantage performant. Lorsqu’il s’agit de crime organisé, les autorités françaises font bien souvent face à une fuite des avoirs à l’étranger. «La France peut saisir dans d’autres pays, mais ce n’est pas facile. Il faut faire une demande d’exécution de confiscation auprès du pays où se trouve le bien. Lorsqu’on y arrive, la norme est de vendre», indique le président et cofondateur de Crim’HALT.
Pour imaginer que des biens saisis à l’étranger soient mis à la disposition d’associations locales, il faudrait que le pays en question ait une législation similaire à celle de l’Italie ou de la France. Mais pour l’instant, la plupart des pays, même en Europe, n’ont pas suivi l’exemple transalpin. «On ne peut pas en citer beaucoup. Il y a l’Irlande, l’Albanie qui a une loi exemplaire ou encore l’Espagne, même si ça concerne principalement les biens issus du trafic de stup’. Il faudrait que tout le monde se dote d’une telle loi pour que le citoyen profite de la lutte antimafia et anticorruption de manière globale», conclut Fabrice Rizzoli.