Drogue, agressions sexuelles, délinquance endémique… Dans les rouages de la comparution immédiate
Cette procédure, qui permet un jugement sans délais, soulage les chambres d’instruction dans un contexte de délinquance galopante. Reportage à Paris, Bobigny et Créteil, où la gravité des affaires diffère d’un tribunal à l’autre.
Au tribunal de Créteil, sur le bureau du président Sylvain Bottineau, il y a seulement quatre dossiers de comparutions immédiates. Une jeune avocate ouvre de grands yeux clairs étonnés: «Hier, il y en avait tellement que nous redoutions de finir à minuit. Mais là, c’est tellement confortable», sourit-elle depuis le prétoire aux bancs de bois verni et aux murs de graviers beiges qui absorbent le brouhaha extérieur. Délibéré compris, le tout sera bouclé avant 18 heures. Aucun des prévenus n’a choisi le renvoi à une audience ultérieure, tous préférant être jugés immédiatement.

À Créteil, Bobigny ou Paris, et à quelques dossiers près, les justiciables préfèrent cette justice immédiate, la seule sans délais, qui, à raison d’une à trois audiences par semaine dans chacun de ces tribunaux, éclusent sans relâche une délinquance endémique.”
«Parce que les comparutions immédiates se sont professionnalisées, avec un grand nombre d’intervenants, magistrats, défense pénale, experts, enquêteurs sociaux et interprètes – qui travaillent ensemble à la même œuvre de justice et prennent le temps d’examiner les dossiers -, on y produit une justice de qualité qui est bien comprise des justiciables, prévenus ou victimes. Nous ne sommes plus au temps des chambres des flagrants délits, où il était convenu de dénoncer une justice d’abattage», défend Rémy Heitz, procureur général de Paris, qui impulse la politique pénale du ressort et qui connaît d’autant mieux l’évolution de cette justice d’urgence qu’il en a présidé les audiences comme chef de juridiction du tribunal de Bobigny. Il a également requis à celui de Paris quand il en était le procureur.
«Rendue au plus près des faits, elle engendre une meilleure compréhension et une acceptation des réponses judiciaires par les parties. En cas d’appel, le délai n’excède pas quatre mois, ce qui permet de juger définitivement une personne dans un délai qui reste raisonnable. Les parquets ont affiné leur politique pénale pour diversifier efficacement l’orientation des poursuites. Aussi, sur ce ressort, alors que les déferrements augmentent, nous observons un tassement des comparutions immédiates.» À Paris, elles ont diminué de 1 point, à 16 %, en 2022. Tandis qu’à Bobigny elles contribuent à hauteur de 8 % à la réponse pénale et à Créteil à 9 %, contre 16 % l’année précédente. Cette juridiction, débordée par le phénomène des mules en provenance de Guyane, préfère recourir au plaider-coupable avec déferrement, plutôt que d’envahir les audiences de comparutions immédiates inutiles pour ce contentieux.
Délinquance lucrative
Sociologie contrastée du département oblige, on compte ce jour-là dans le prétoire à Créteil autant la misère ordinaire – celle des violences conjugales et de la prostitution – que des familles bien mises, discrètes, venues en couple pour épauler leurs filles et leurs fils que rien ne semblait destiner à se retrouver dans un box ou à comparaître libres pour trafic de stupéfiants ou vol. L’une d’elles, ex-gendarme, bien appréciée dans son travail de bureau, a été prise en flagrant délit au fret d’Orly où elle venait récupérer un colis contenant 3 grammes de cocaïne, en provenance de Guadeloupe. À la barre, en pantalon rose, elle jure qu’elle ne faisait que rendre service à son compagnon et ne savait rien ; même si, juste avant son interpellation, elle a crié: «Il y a les flics, il y a les flics» ; même si elle a expédié en décembre dernier, à ce même amoureux, une compteuse de billets.
On a retrouvé l’objet chez lui, lors de la perquisition, ainsi que 4500 euros de cannabis. Lui aussi jure qu’elle n’y est pour rien. Il est parfaitement intégré, dispose de fiches de salaire. On comprend que, à l’initiative d’un commanditaire inconnu, il est prêt à sacrifier à ce petit trafic pour arrondir ses fins de mois. Une délinquance lucrative qui infuse sans tabous les couches de l’honnête société et pose la question d’un système pénal fondé uniquement sur les capacités et l’effort de réinsertion des mis en cause Que faire de ceux qui sont déjà bien intégrés dans la société? Elle, sera relaxée au bénéfice du doute. Ses parents la serrent dans leurs bras. Lui prendra 12 mois – aménageables, donc – et une interdiction de paraître dans le Val-de-Marne. Preuve que les comparutions immédiates ne sont pas toujours ce laminoir à fabriquer de la prison.
À Paris, où le lundi se tiennent simultanément trois audiences de comparutions immédiates, un autre public dans le box. Voici une mère qui pleure tout en retenue entourée de ses filles tandis que leurs amies commentent l’architecture de Renzo Piano, la trouvant tout de même peu «éco-friendly». Le fils prodigue, étudiant de Nanterre, passe en comparution immédiate pour trafic de drogue de synthèse en récidive légale. Il demande un renvoi pour préparer son procès. Ce sera en détention. Sur les bancs immaculés du Tribunal de Paris, ses proches s’effondrent en silence et quittent l’audience.
Tony Skurtys – qui préside ce jour-là la chambre 23-3 – et ses deux assesseurs appliquent sans état d’âme le code pénal, surtout en matière de récidive légale. Dans la capitale, à un an des Jeux olympiques, on pratique surtout une justice d’ordre public. Revient inlassablement la délinquance ordinaire, de vols avec violence et de trafics de stupéfiants, de violences conjugales et de «crackeux», le tout sur fond quasi systématique d’obligations de quitter le territoire français (OQTF) non exécutées, fléau de la capitale. En 2022, les comparutions immédiates représentent un total de 4514 dossiers.
Un cran supérieur à Bobigny
François est une ancienne mule de Cayenne. Au casier de cet originaire du Suriname en situation illégale depuis 2014, six condamnations dont il ne se souvient plus vraiment. Comme bien des prévenus du genre, il refuse de donner ses codes de téléphone, ne veut rien dire des commanditaires de peur des représailles, reconnaît les faits de trafic de cocaïne, préfère purger sa peine quelle qu’elle soit: trois ans avec mandat de dépôt, sans ciller. «Si les peines sont lourdes, ce n’est pas parce que “ça tape”, comme on dit, mais à cause de la gravité des faits», insiste Rémy Heitz. À la 23-1, l’ambiance est surchauffée, la présidente Delphine Jabeur a les joues rouges et les manches de la robe remontées au-dessus des coudes.
Dans le box, un homme massif comme une armoire à glace qui, tout en éructant sa «colère qu’il faut qu’elle sorte», met sur le compte de l’alcool la raclée administrée à sa femme dans l’espace exigu d’une loge de concierge. Elle, cheveux tirés en queue-de-cheval celtique, maigre, habillée de mauvais jean, a refusé de porter plainte. Dans les yeux obstinément baissés, la peur. «L’alcool n’est pas une circonstance atténuante», tance la présidente à bout de patience. La sentence tombe pour ce récidiviste: 30 mois, dont 6 mois avec un sursis probatoire de 2 ans, avec maintien en détention. Il fait un geste obscène et quitte le box avant la fin de l’annonce du tribunal.
À Bobigny, on monte d’un cran. Ici, propulsé dans le dur de la délinquance, on juge en comparution immédiate ce qui ailleurs irait directement à l’instruction pour de longs mois. «Ces comparutions immédiates évitent la reconstitution des stocks de l’instruction», souligne Éric Mathais, le procureur de la deuxième juridiction de France, qui voit dans cette justice d’urgence la vertu de «la lisibilité de la réponse pénale». Deux fois par semaine, la 18e chambre correctionnelle hérite de très gros dossiers, parfois avec plusieurs prévenus, des quantités de cocaïne et d’héroïne évaluées en centaines de milliers d’euros.
K., 19 condamnations au compteur et deux frères déjà incarcérés, est tout seul dans le box. Les perquisitions de deux appartements totalisent 5 kg d’héroïne et quelques centaines de grammes de cocaïne, «le tout pour une estimation du dossier à 500.000 euros», rappelle la vice-procureur Elsa Jacquemin. En dix jours de deal, il évalue sa recette à 8500 euros. Le parquet dénonce «l’explication classique de la dette éternelle qui oblige des prévenus victimes à se mettre au trafic de stup, au service de commanditaire inconnu. Pourtant, il faut une sacrée dose de confiance pour déléguer de telles quantités.»
L’avocate plaide avec conviction le chargé de famille dévoué et s’insurge contre «l’absolutisme du casier judiciaire». Il prendra 6 ans dont 2 ans assortis d’un sursis probatoire. Les sœurs, censées être éplorées quittent l’audience, décontractées, en plaisantant, adressant des signes affectueux au prévenu. Preuve que, chez les trafiquants de drogue, la prison fait partie des risques assumés.
«Terrifiés par les menaces de mort»
Ce n’est pas le cas à la 17e chambre, où la présidente, Isabelle Moec, qui a du métier, se coltine une petite dizaine de dossiers bien tassés, entre trafics de stupéfiants, agressions sexuelles et menaces de mort. Dans le box vient d’entrer une minuscule femme au très fin visage de manga et grands yeux bordés de noir, engoncée dans une doudoune blanche. Elle est là pour menace de mort en récidive à la Courneuve. Le procureur a d’emblée demandé le renvoi pour expertise psychiatrique. Femme de boulanger qui n’a pas envie de travailler, elle oppose son regard sidéré aux questions de la présidente: elle ne sait rien. Ni pourquoi ses quatre enfants sont placés depuis 2017 avec interdiction totale de visite, ni le nom du juge pour enfants qui les suit.
Elle a fini par comprendre que le tribunal examinait sa personnalité pour décider de son maintien en détention. «Vous êtes par ailleurs mise en examen dans une procédure criminelle: vous savez pourquoi?», interroge la présidente. Son mari se lève dans le public: «Madame la juge»…«Rasseyez-vous! La salle n’a pas la parole», rabroue sèchement la présidente, qui se tourne calmement vers la prévenue: «Je vais vous le dire, madame: parce que vous êtes accusée de viol sur mineur de moins de 15 ans.» La salle d’audience, comble, se pétrifie. Le mari sanglote dans ses poings de colosse.
Lorsque le tribunal annonce la détention, car «les éducateurs de l’aide sociale à l’enfance sont terrifiés par les menaces de mort», il y a cette seconde de silence, puis un hurlement de petite fille qui ne cesse plus: «Non, je n’irai pas», et un corps minuscule qui se débat furieusement, glisse comme une anguille entre les bancs du box, ressurgit comme un linge blanc qui se tord entre les mains de quatre puissants surveillants pénitentiaires. Le mari, au milieu du prétoire, fou de chagrin et d’amour crie: «Non, Stéphanie, ma chérie!» Tout ce qu’il y a d’humain a arrêté de respirer. Nous sommes le 14 février, jour de la Saint-Valentin, à Bobigny.