“Dropshipping” : “Je me suis fait arnaquer…”, la désillusion des jeunes adeptes de cette vente en ligne
Tout est parti d’un désir simple : pourquoi ne pas tout quitter, pour aller faire fortune au soleil ? Il y a cinq ans, Théo se lance le défi de devenir son propre patron, afin de travailler au rythme qui lui convient. En quelques mois, il quitte sa routine lyonnaise, son poste “vide de sens” dans une grande entreprise du CAC 40 et son salaire mensuel fixe. Il s’installe à Madrid, et commence à étudier consciencieusement les rouages d’un système de vente directe qui fait alors fureur chez de nombreux youtubeurs et influenceurs : le dropshipping.
Le principe est simple. N’importe quel vendeur en herbe repère un produit – de préférence original et peu cher – sur des grandes plateformes d’e-commerce comme AliBaba, AliExpress ou Wish. Il crée ensuite sa propre boutique en ligne, et propose à son tour le même objet à la vente, souvent présenté de manière plus élégante et à un prix bien plus élevé. Lorsque le client achète, c’est bien… le fournisseur originel qui lui expédiera la marchandise. Le “dropshipper” n’a fait que l’intermédiaire, et empoche une belle marge.

Chaque année, la DGCCRF assure recevoir “plusieurs centaines” de plaintes concernant le dropshipping – un chiffre en augmentation.
Sur le papier, la pratique a tout pour plaire à Théo : elle lui permet de se lancer avec un faible investissement de départ, sans gérer ni stock ni logistique. “Sur Youtube, les influenceurs présentaient ça comme un modèle de réussite, une stratégie très facile à mettre en place, atteignable. C’était clairement le chant des sirènes”, résume le trentenaire. En quelques clics, il crée sa propre boutique de dropshipping sur la plateforme spécialisée Shopify, et relie son site à celui d’AliBaba via une application. Par ce tour de passe-passe, il parvient à revendre des t-shirts personnalisables pour une vingtaine d’euros – le double du prix proposé par son fournisseur -, écoule des objets de décoration à prix d’or par l’intermédiaire d’influenceurs sur Instagram, et loue les avantages de ses accessoires de randonnée à petit prix sur les réseaux sociaux.
Pendant un an, le jeune homme réussit plus ou moins à vivre de ce business. Les meilleurs mois, il assure s’être dégagé un salaire de 1000 à 1500 euros nets. “Mais on était très, très loin de l’eldorado que j’avais imaginé”, confie-t-il. Surtout, “le manque d’éthique” autour de sa pratique le fait douter. “J’avais de plus en plus de plaintes de clients qu’il fallait gérer, notamment sur la qualité du produit ou les délais de livraison… Alors j’ai tout arrêté.” C’est précisément ce type de pratiques que souhaite réguler le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, qui a lancé le 9 janvier dernier une consultation publique afin d’encadrer le travail des influenceurs et l’ensemble des pratiques en lien avec la promotion et le placement de produits sur les réseaux sociaux. “Les produits sont présentés comme de bonne qualité et vendus au prix fort alors qu’il s’agit en réalité de produits bas de gamme achetés à faible coût. Une pratique commerciale trompeuse qui est un délit pénal”, rappelait-il déjà en avril 2021 au sujet du dropshipping, invitant les consommateurs à signaler toutes “pratiques douteuses” sur le site SignalConso.
Un modèle qui séduit de plus en plus de jeunes
Venue des Etats-Unis et popularisée en France par certains influenceurs vers la fin des années 2010, la pratique du dropshipping n’est plus réservée à quelques youtubeurs astucieux ou geeks débrouillards. “Le modèle séduit de plus en plus de jeunes, parce qu’il est présenté sur Internet comme un moyen rapide et efficace de gagner des millions. Ce qui ne se traduit évidemment pas dans la réalité”, résume Roger Malack, doctorant en sociologie à l’université Paris-Nanterre et co-auteur d’une récente enquête sur le sujet, publiée dans The Conversation. Parmi les profils des nouveaux “dropshippers”, le sociologue décrit une population d’étudiants, de jeunes en recherche d’emploi ou peu qualifiés, ou encore d’actifs déçus par le monde de l’entreprise… “En général, ils lâchent tout et se donnent à fond dans leur nouvelle activité. Ils voient le dropshipping comme une sorte d’ascenseur social : sur les réseaux, tout est fait pour les convaincre qu’avec un moindre investissement, ils pourront réaliser tous leurs rêves.”
D’autant que si le commerçant propose des produits licites, conformes et non dangereux au regard de la réglementation en vigueur, tout en respectant les règles applicables à la vente à distance, cette pratique reste légale. “Ce n’est ni plus ni moins qu’un service d’e-commerce de livraison directe”, résume Roger Malack. Un modèle qui inquiète néanmoins la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui déplore auprès de L’Express un business en pleine expansion, générateur de “nombreuses pratiques commerciales trompeuses, de la formation du futur vendeur à la présentation des boutiques en ligne”, et qui entraînerait “plusieurs centaines de plaintes” auprès de ses services chaque année.
Méthodes tendant à faire croire que le stock de produits disponibles diminue rapidement ou que l’offre promotionnelle indiquée n’est valable que pour un temps très court, informations manquantes sur l’identité et les coordonnées du vendeur, délais de livraison supérieurs à ceux indiqués lors de la commande, produits contrefaits, de moindre qualité, voire dangereux… En consommant des produits issus du dropshipping, de nombreux acheteurs ont fait part de leurs déconvenues à la DGCCRF, qui incite les internautes à la plus grande vigilance. “Il n’existe aucune solution ou pack juridique miracle permettant de s’exonérer de la réglementation en vigueur ou des contrôles. Votre responsabilité peut être engagée si les produits ne respectent pas la réglementation française”, rappelle également la répression des fraudes dans un guide de bonne conduite à destination des professionnels désireux de se lancer dans la pratique.
“Il faut avoir du pif”
Mais sur Internet, ces conseils restent souvent lettre morte. “Je vous avoue que je n’ai pas vraiment suivi toutes les conformités décrites par la DGCCRF quand je me suis lancé”, admet Théo. “Et je peux vous assurer que 95 % des dropshippers ne le font pas”. “Le dropshipping abusif est présent partout sur Internet, avec des vendeurs qui n’existent pas légalement, ne citent jamais l’origine des produits, pas plus qu’ils ne respectent les délais de livraison”, confirme Dorian Dignac, co-fondateur du site AntiDrop, un moteur de recherche qui permet aux consommateurs de détecter les produits issus du dropshipping. Depuis avril 2021, plus de 6.000 liens ont été testés par les internautes sur sa plateforme. Le constat est sans appel : sur 11.000 articles scannés, plus de 2 600 ont été considérés comme “louches ou dropshippés”.
Un bracelet en “pierres d’ambre rare”, proposé à “49,95 euros au lieu de 99,90 euros” sur un joli site aux couleurs pastel est ainsi retrouvé par le jeune homme sur AliExpress pour 2,15 euros, tout comme un sac à dos en cuir vendu à 189 euros sur un site “spécialisé” et proposé à 72 euros sur la plateforme du fournisseur chinois. Amusé, Dorian Dignac énumère la liste des produits, parfois surprenants, rendus populaires par les dropshippers français. “Il y a eu cette fameuse gomme dépilatoire, qui coûtait 4 euros sur AliBaba et revendue sur certains sites pour ’60 euros les trois’. Ou ce gros plaid à capuche qu’on a vu partout, ces housses de canapé de mauvaise qualité revendues trois fois leur prix…” Tout l’enjeu, selon l’ingénieur, est de trouver “le” produit qui intéressera les consommateurs. “Mais pour ça, il faut avoir du pif. Et apprendre à s’organiser.”
“Entre le discours diffusé et la réalité, il y a un véritable fossé”
C’est justement sur ce point que certains dropshippers ont flairé un nouveau business : sur Youtube ou leurs propres sites, ils proposent désormais des dizaines de cours en ligne, permettant de se former aux mécanismes du dropshipping. Du tutoriel gratuit au “contenu condensé et solide” vendu à plus de 1000 euros, ces “entrepreneurs” promettent à leurs futurs élèves réussite, argent facile et succès en quelques mois. “Ces raccourcis sont pourtant dangereux. Entre le discours diffusé et la réalité, il y a un véritable fossé”, prévient Roger Malack. “Parmi les personnes qui ont suivi mes formations, très peu sont allées au bout, et elles sont une minorité à gagner leur vie via le dropshipping. Il faut tout donner, c’est un vrai métier”, admet Frank Houbre, qui se présente sur Internet comme entrepreneur et formateur en e-commerce.
Il y a quatre ans, cet ancien dropshipper a décidé de publier des vidéos sur Internet, dans lesquelles il dévoile les secrets de son activité pour des sommes allant de 10 à 1500 euros pour un module “complet”. Depuis, “plus de 4500 élèves” les auraient suivis. “Je suis rentré dans ce business-là parce que je voulais montrer qu’on pouvait se dégager plus qu’un SMIC en pratiquant le dropshipping. Et il y a beaucoup d’argent à gagner dans la formation, il faut être clair là-dessus”, avoue sans détour l’entrepreneur, désormais reconverti dans la crypto-monnaie. “Je me suis fait avoir par ce genre de discours de réussite. Mais si je pouvais revenir en arrière, je ne le referais pas, commente Théo, qui a depuis lancé sa propre entreprise de web-marketing. Quand vous comprenez que tout ça n’était qu’une illusion, vous avez vite envie de passer à autre chose.”