« Éco-anxiété, crainte d’une disparition de l’identité française, sentiment d’être les largués de la mondialisation… » : Cette jeunesse française qui attend le « chaos »
« De toute façon, ce monde court à sa perte », une partie de la jeunesse considère notre société comme moribonde.
«Il y a plus de vingt ans, raconte Sartre dans Les Mots, un soir qu’il traversait la place d’Italie, Giacometti fut renversé par une voiture. Blessé, la jambe tordue, dans l’évanouissement lucide où il était tombé, il ressentit d’abord une espèce de joie : “Enfin quelque chose m’arrive”.» En 2023, une partie de la jeunesse française ressemble au sculpteur suisse. Radicale au point «d’attendre le pire». D’après les citoyens, essayistes, chercheurs et politiques interrogés par Le Figaro, on peut même parler «d’attente du chaos».

Qu’ils soient effarés par la crise migratoire, angoissés par le dérèglement climatique ou convaincus que cette société ne propose rien de beau, d’aucuns guettent l’effondrement. Si cette attente n’est pas neuve pour les franges radicales, elle s’est diffusée à un spectre plus large depuis que le dérèglement climatique instille l’idée «que la planète court à sa perte», selon le sociologue Olivier Galland. Fatalisme, volonté d’accélérer l’effritement… l’attente se vit sur divers modes. Elle modèle l’existence et redessine l’offre politique pour répondre à ceux qui guettent l’effondrement comme on attend le bus. Il tarde à arriver, alors ils regardent leur montre.
Et la planète ?
Nina a 25 ans et parfois elle rêve. «Récemment, j’étais sur une plage. Des gens s’y battaient pour des bouts de bois, des bouts de fer. Moi je tentais de leur échapper.» Nina a 25 ans et elle rêve du chaos. Celui qui surviendra, dit-elle, si on ne fait rien contre le dérèglement climatique. D’apprendre en mars que le président Joe Biden a cédé sur le projet Willow – un plan de forage en Alaska – l’a accablée. «Tant qu’on vit dans une société où le profit prime, on ne pourra pas empêcher la catastrophe…» Alors Nina attend. Le journaliste Anthony Cortes a remarqué cet état de veille chez de nombreux militants écologistes rencontrés pour son enquête L’Affrontement qui vient (Le Rocher, 2023). «Certains, hallucine-t-il, se comparent à des animaux traqués. À force de lire des rapports inquiétants, ils ne voient plus nulle part de trace d’espoir. Parfois “le chaos” est vu comme une étape opportuniste, parfois comme la vraie fin.»
L’immigration
Aux antipodes politiques de Nina, Philibert**, 31 ans, professeur d’histoire à Lyon est, lui, consterné par la montée du «totalitarisme islamique». Alors «à chaque «bouleversement brusque», l’espoir le saisit. Et si c’était le chaos ? «J’ai espéré lors des gilets jaunes, au tout début du confinement, pendant les manifs de la réforme des retraites aussi.» Rien n’est venu. L’espoir de pouvoir «rebâtir le pays sur des bases saines» palpite modestement. «Le Grand Soir, le Grand Soir, il vient le Grand Soir ? demande-t-il en riant. On commence à s’impatienter !»

Tweet posté le lendemain de l’annonce de l’utilisation du 49-3 par Elisabeth Borne pour la réforme des retraites.
Quelque part ailleurs sur l’échiquier politique – elle se dit de droite sauf économiquement, bref c’est compliqué -, Alma**, 26 ans, attend «un truc». Quelque chose doit arriver dit-elle, évoquant pêle-mêle la guerre en Ukraine, la réforme des retraites, la crise migratoire. Récemment et sans aucun rapport, l’attaque au couteau d’Annecy a ravivé sa sensation de délitement sans fin. Pour cette jeune femme de la classe moyenne, qui «fait des études de lettres sans être passionnée par les lettres» et vit à Paris «avec un salaire pas ouf», le chaos représenterait une opportunité psychologique l’autorisant à sortir de son actuelle «trajectoire de lose». En 2018, encore étudiante, elle aussi a regardé la séquence «gilets jaunes» avec émotion. «J’y croyais», dit-elle simplement.
Nina, Alma et Philibert ne feront certainement pas le GR20 ensemble. Mais ils appartiennent à un groupe dont les dénominateurs communs sont l’angoisse et l’attente. De quoi ? D’une refondation. D’un après.
Une aide
Le concept du chaos n’est pas neuf. Auteur des Lents demains qui chantent (L’Observatoire, 2020), la philosophe Marylin Maeso a remarqué que son évocation aidait «les désabusés» lors des moments de crise car il désigne «la possibilité d’une brèche», d’une issue de secours. Jongler avec le concept, prédire son arrivée est une façon de tenir bon.
Aujourd’hui, ce pessimisme est celui d’une génération, d’une époque constate Olivier Bonnot, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent, professeur de médecine à l’université de Nantes. «Même mes étudiants, qu’on peut considérer comme les gagnants dans cette société, ont l’impression que le monde va finir et n’envisagent plus l’avenir d’une façon linéaire. Surtout depuis le Covid, je ne les trouve pas bien. Et leur état recoupe les résultats de plusieurs enquêtes qui montent des augmentations des dépressions chez les jeunes.» En 2022, une enquête Ifop a révélé que 70% des moins de 35 ans se déclaraient pessimistes quant à leur avenir. En 2017, selon l’IFOP toujours, ils n’étaient «que» 63% à s’inquiéter de l’avenir. En 2014, «que» 60%…
À la dernière présidentielle, Philibert a trouvé un candidat que sa préoccupation majeure préoccupait aussi.
Enseignant-chercheur en sciences de l’environnement et doyen de la fac catholique de l’Ouest, Nathanael Wallenhorst constate que la déprime de ses étudiants se manifeste par «l’apathie». «Quand on aborde les questions bioclimatiques ils me disent, “bon monsieur, en vrai, on n’aurait pas besoin d’une dictature verte à la chinoise ?” mais ils ne sont pas du tout engagés. Ce sont des phrases jetées en l’air.» Pour lui, le lien est à faire «avec l’addiction au numérique, à la ”notif” qui arrive, qui est plus importante que tout et détourne des objets fondamentaux de l’existence.»
En septembre 2019, dans une tribune parue dans Le Figaro, l’avocat Simon Olivennes exposait les quatre angoisses «qui dessinent l’horizon politique de notre temps» . Il citait le «grand réchauffement», le «grand remplacement», le «grand déclassement». Et aussi le grand renversement. La crainte «d’une partie des possédants et des classes cultivées» face aux réponses «populistes» – l’élection de Trump, le Brexit – apportées aux trois premières craintes. Cette peur du grand renversement est celle des politiques qui croient encore en la bonne tenue globale du système ou du moins à sa possible réforme.
Des débouchés politiques
Pour les politiques «modérés», qui n’ont pas renoncé au progrès, les attentistes du chaos sont insaisissables. Antoine Vermorel, député Les Républicains, avoue l’espoir que son discours «raisonnable» atteigne au moins les plus «passifs» d’entre eux – ceux qui s’éloignent du système mais ne nourrissent pas de haine à son égard. La macroniste Caroline Janvier continue elle aussi de faire valoir «la stratégie des petits pas» contre celle de la table rase, notamment sur les questions écologiques. Mais elle soupire : «Quelqu’un qui promet le pire dans une vidéo sur YouTube fait beaucoup plus de vues que quelqu’un qui promet des solutions raisonnables.»
Certains partis sont spécialement accusés par leurs adversaires d’annoncer le pire pour se poser en alternative au délitement. À la dernière présidentielle, Philibert, le professeur d’histoire inquiet par la montée de l’islamisme, a ainsi trouvé un candidat en phase avec sa préoccupation majeure : Éric Zemmour. «J’ai même filé un coup de main pour sa campagne.»
Le chaos à venir, le président de Reconquête le présente sous la forme d’une «guerre civilisationnelle». Laquelle découlerait de «l’ensauvagement» et des réactions de citoyens exaspérés dudit phénomène. Au Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI dimanche 21 mai, commentant l’incendie du domicile du maire de Saint-Brévin (Loire-Atlantique), l’ancien journaliste a explicitement condamné «la façon dont ce maire a été traité», tout en expliquant ne «pas s’étonner que le grand remplacement à l’œuvre en France depuis des années finisse par provoquer des réactions vives voire violentes.» Il a même prédit : «Ça va devenir de plus en plus fréquent.» Pour autant, assure au Figaro le président de Génération Z, Stanislas Rigault, «ce n’est pas parce qu’on comprend qu’on tolère le comportement d’une frange minoritaire». Comprendre : les «accélérationnistes», qui s’occupent d’aggraver le délitement pour marcher plus vite vers la fracture.
Ces individus fortement politisés qui acceptent «l‘idée de générer le mal à partir du moment où il peut déclencher une réaction immunitaire», dixit Jean-Yves Camus de l’Observatoire des radicalités politiques, ne se trouvent pas qu’à l’ultra droite. Dans son étude «Jeunesses plurielles» publiée en février 2022, le sociologue Olivier Galland montre que la tolérance à la violence des jeunes, en hausse générale, s’accroît à mesure qu’ils se politisent auprès des franges radicales, notamment celles de gauche. Et les partis qui s’en réclament ne repoussent pas systématiquement cette violence d’une main effarouchée. Ils peuvent la juger légitime.
La violence
Ainsi la députée La France Insoumise (LFI) Alma Dufour considère que «le rapport de force qui se joue dans la rue peut faire changer les choses» notamment quand cette radicalité a «le but le plus légitime qui soit : préserver la planète». Ou notre système de retraites ou nos acquis sociaux… Sa formation est régulièrement accusée par ses opposants de «bordéliser» la société dans le but de faire progresser ses idées. Pendant sa campagne, Jean-Luc Mélenchon présentait la présidentielle comme «la dernière station avant le désert». Avec des «défis positifs», certes, mais une perspective funeste en cas de défaite. «Si nous ne changeons pas la donnée politique des décisions, nous entrerons dans la phase où (…) on passera du déclassement à l’affaissement.»
Subtil tour de passe-passe de la part d’un parti qui tient ce genre de propos : pour refiler la boule puante du «parti-qui-appelle-au-chaos», la France Insoumise accuse le gouvernement de l’incarner. Ainsi le député François Ruffin, au micro de BFMTV, le 24 mars, à propos d’Emmanuel Macron : «Il a une stratégie du chaos, c’est lui qui installe le désordre social par sa politique. C’est un pyromane qui se présente ensuite comme un pompier qui va rétablir l’ordre».
Pour Sandrine Rousseau, députée EELV, c’est l’approche «pragmatique» des soi-disant modérés qui, en décevant, a contribué à transformer le chaos en un horizon acceptable puisque prometteur de changements «Ça me rend dingue. Mais force est de constater qu’on ne peut qu’attendre. Le politique n’a pas pris conscience de l’ampleur du problème. Je suis terrorisée depuis que je suis à l’Assemblée Nationale : on est dans le Titanic et on discute des nuages.» Autour d’elle, de nombreux jeunes, ses étudiants, des militants «réfléchissent à abandonner leurs études, ne consomment plus du tout, décident en fait de se passer de cette société.Je ne porte aucun jugement de valeur sur leurs choix mais ils se dépolitisent, soupire-t-elle. Et pourtant ils sont très en colère». «Au moins, dit-elle, ils ont conscience du problème. J’attends de voir comment ils vont peser.»
Étonnamment, Pierre-Romain Thionnet du Rassemblement national de la jeunesse (RNJ), un proche de Jordan Bardella, partage ce constat. S’il ne croit pas que «tout est foutu» et déplore l’anxiété des attentistes, il leur reconnaît «une forme de lucidité, que ce soit pour les militants écolo ou les inquiets de l’immigration. Paradoxalement, ces gens sont rassurants. Ils n’en ont pas rien à faire.»
Vivre malgré tout
L’attente du chaos étant liée au pessimisme, il est permis d’imaginer ceux qui l’évoquent avachis au fond d’un canapé, les yeux vagues, la main dans un pot de chips. Certains sont certainement dans cet état. Mais parmi la dizaine de personnes ayant accepté de nous répondre, aucune ne l’est. Toutes continuent de vivre. Nina travaille dans la branche développement durable d’une grande entreprise. Alma songe à suivre une formation du soir qui lui permettrait d’obtenir un jeu de cartes plus chanceux dans l’existence. Philibert se prépare à accueillir son deuxième enfant, essaie de mettre de l’argent de côté pour s’acheter une maison dans les bois. De toute façon les bus n’arrivent jamais à l’heure.
*Un rapport parlementaire de juin 2019 estimait qu’environ 3000 personnes étaient en France affiliées à cette mouvance.
**Ce prénom a été changé