Escroquerie : Dans la toile du « féminin sacré et des tisseuses de rêves »

Derrière ces « cercles de femmes » promettant des gains financiers dans le cadre d’une économie solidaire se cache une arnaque bien connue : la pyramide de Ponzi. Une entourloupe sur fond de « féminin sacré » qui inquiète les services de l’Etat.

Audrey était à deux doigts de se laisser convaincre. Cette jeune psychothérapeute de 36 ans, habitant le Tarn-et-Garonne, est sensible à la cause des femmes et soucieuse de développer leur sororité. Elle parle « énergies » et « élévation spirituelle ». Bref : la cible idéale. « Une amie m’a proposé d’entrer dans un cercle d’entraide au printemps dernier, raconte-t-elle. Il fallait pour cela payer 200 euros, et on pouvait gagner huit fois plus, plus tard. Me sachant candide, je me suis renseignée et j’ai vu qu’il s’agissait d’une arnaque. »

Le cercle, aussi appelé mandala, s’appelait « tisseuses de rêves ». Il proposait de permettre à chaque femme ayant intégré son sein, au terme de tout un parcours spirituel, de gagner huit fois sa mise de départ, afin de réaliser son rêve le plus cher : partir en voyage dans une tribu amazonienne pour l’une, monter un éco-lieu pour l’autre… « J’ai pensé : pourquoi ne pas se soutenir, mais sans argent ? » se souvient encore Audrey.

C’est une petite musique qui gagne les réseaux sociaux. Des femmes, parfois des hommes, auraient été approchées pour investir une somme dans ces groupes d’entraide, sous couvert de sororité, d’économie solidaire et de bienveillance mâtinées de concepts hindouistes ou bouddhistes détournés. Déjà fermement dénoncé par les autorités outre-Atlantique, notamment au Canada, le phénomène gagne la France depuis environ deux ans. Si bien que la Mission interministérielle de Vigilance et de Lutte contre les Dérives sectaires.”

(Miviludes), organisme gouvernemental, a consacré tout un chapitre de son dernier rapport, paru en novembre, à ces « tisseuses » susceptibles de déshabiller votre portefeuille. « En 2021, la Miviludes a traité 11 signalements relatifs [à ces] “mandalas de femmes” [qui] continuent à prospérer sur [notre] territoire », dit le rapport, parlant, comme pour toute autre dérive sectaire, de risques financiers et humains, voire d’emprise…

A ce jour, aucune plainte pénale n’a été relevée. Mais, en 2018, 17 personnes appartenant à un groupe similaire, un « cercle de l’abondance », avaient été interpellées pour escroquerie dans le nord de la France. A l’époque, le réseau comptait plusieurs milliers de membres.

Les « tisseuses de rêves » en seraient-elles une résurgence ?Derrière ce si joli nom qui évoque les gestes immémoriaux des femmes, les fils de couleur qui glissent entre leurs doigts, les liens qu’elles créent, aussi, se cacherait en fait un système financier de type pyramidal, interdit en France. Le manuel 2021 intitulé « Tissage des rêves », censé rester confidentiel mais que « l’Obs » a pu consulter, en détaille le principe : « Ensemble, nous construisons un nouveau paradigme économique par le biais de ce collectif de cadeaux basé sur des valeurs féminines telles que le service, la générosité, la prospérité universelle, l’équité, la solidarité et le bien social. » Un séduisant enrobage qui, décoré de motifs floraux, court tout le long de 32 pages de belles paroles, traduites de l’espagnol (le tissage est international).

Le fonctionnement ? Au sein d’un mandala (terme sanskrit signifiant « cercle », qui symbolisela pureté intérieure et l’illumination de l’esprit)composé de quinze tisseuses, chaque femme occupe successivement quatre places. Elle est d’abord une femme « feu », puis devient une femme « vent », une « terre » et, enfin, la femme « eau », stade ultime : c’est elle qui récupère les mises des huit femmes feu nouvellement entrées. Cette progression dans le cercle suivrait tout un processus spirituel : la femme feu est par exemple invitée à « brûler ses peurs ». Concrètement, les membres avancent vers le centre du cercle grâce au recrutement de nouvelles participantes baptisées « étincelles », à approcher par « soufflage » selon la terminologie employée au sein du groupe – autrement dit par le bouche-à-oreille. Chaque nouvelle entrante doit faire un « don ». Si personne n’est recruté, le cercle stagne, et chacune reste à devoir attendre son heure : le moment d’empocher le pactole. « La femme eau du cercle de mon amie devait sortir en mai, raconte Audrey. Finalement, elle est sortie du cercle en décembre. »

Un système frauduleux

Dans les milieux alternatifs, c’est une épidémie. « Je connais au moins une vingtaine de femmes qui sont dans un cercle !, raconte Etienne, “accompagnant” (coach) pour hommes et adepte des stages de sudation en huttes, habitant l’Hérault. J’ai passé mon dernier week-end avec un couple dont la femme était membre. Elle disait : “Demain, je vais gagner 3 600 euros, c’est génial de ressentir que je peux gagner de l’argent juste ‘en étant’”… » Lui, l’ancien étudiant en école de commerce, a bondi intérieurement.Il explique :« Ce n’est pas un cercle mais une pyramide, une pyramide de Ponzi : mathématiquement, ce système est véreux ! ».

Mais impossible de faire entendre raison à ses camarades, alors il s’est fendu d’un post Facebook pour dénoncer cette imposture sous couvert de bons sentiments. Dans le cas d’une mise d’entrée à 1 000 euros, pour qu’une personne en touche 8 000 comme on le lui aura fait miroiter, huit autres doivent être recrutées. Pour que ces huit nouveaux participants touchent à leur tour 8 000 euros, il faut persuader 64 nouveaux « joueurs » (8×8). Et pour que ces derniers obtiennent aussi ladite somme, cela nécessitera 512 nouvelles recrues (64×8). Une suite exponentielle, au point que très vite la population française ne suffit plus. Le plus célèbre des escrocs à la pyramide de Ponzi – du nom de son inventeur l’Italo-Américain Charles Ponzi (1882-1949) –, Bernard Madoff, est mort en prison en 2021 aux Etats-Unis où il purgeait une peine de 150 années depuis 2009.

Ici, les cibles sont des femmes, souvent en reconversion professionnelle, intéressées par des valeurs écologistes, humanistes, désireuses de « s’empuissancer » (traduction d’empowerment) face au patriarcat… C’est un recyclage en mode « féminin sacré » de la vieille arnaque. La légende situe la naissance du mouvement des « tisseuses » dans les années 1980, selon la Miviludes. Une Canadienne aurait vécu en Afrique, dans des communautés développant un système d’entraide, et serait revenue avec cette expérience. Le manuel de « Tissage », lui, parle d’un collectif « né fin 2013 », suivant une tradition fondée au Canada au début des années 1990.

« Sous couvert des principes d’économie solidaire et alternative, de soutien moral, d’entraide, de bienveillance, de non-jugements, de dons, d’acceptation et d’harmonie », comme l’explique la Miviludes, ces femmes entrent dans un système frauduleux. Elle ajoute : « Les sommes d’argent reçues au centre du cercle par la personne qui se trouve à la tête du réseau serviraient à “réaliser les rêves, les rendre réels”. En réalité, c’est une manière déguisée de rémunérer la tête du réseau grâce aux dons des nouveaux entrants. » Le fameux « don », ce droit d’entrée dans le cercle qui ressemble plutôt à une mise de départ, s’élève selon la Miviludes entre 1 000 et 1 300 euros. Dans notre enquête, nous avons relevé des montants allant de 200 à 2 000 euros – histoire de s’adresser à toutes les bourses, y compris les plus modestes. La somme varie puisqu’elle est, toujours selon le manuel d’utilisation du « Tissage » que nous avons consulté, « basé[e] sur la numérologie sacrée »… Le fonctionnement diffère selon les cercles, certaines « tisseuses » se payant aussi étape par étape.

« Je m’intéressais aux mandalas comme outil thérapeutique, raconte Cécile (le prénom a été modifié), coach marseillaise venue du milieu médical contactée début 2020. Une participante m’a présenté cela comme un cercle d’entraide. Puis elle a commencé à me parler d’argent. C’était minimum 2 000 euros. La personne qui me faisait entrer prenait un pourcentage dessus, puis une autre aussi. “Quand tu feras rentrer des gens, toi aussi tu pourras.” Je lui ai dit que je n’avais pas envie de recruter. » Fin de la discussion. Cécile entendra cette femme chuchoter à une autre qu’elle s’est ainsi fait « 7 000 euros ».

Afin d’éviter tout revirement de la nouvelle entrante, le droit d’entrée est présenté comme « un cadeau » fait au groupe : « Le cadeau est donné sans attente de recevoir quoi que ce soit en retour et c’est cet acte puissant qui libère la femme de sa peur de perdre et lui redonne confiance dans la loi de l’attraction, qui générera la même chose pour elle. » Ainsi enrobé, donner sans assurance de retour est plus valorisant pour la victime, qui fait l’objet d’une manipulation. D’autant plus qu’être invitée est, aussi, présenté comme un cadeau. « Tu rappelleras à la personne que l’inviter est sacré et important pour toi », stipule le manuel. « Le système est conçu comme un cocon affectif pour les femmes pour donner l’illusion d’une forme de sécurité », note la Miviludes, qui ajoute : « Ce cocon […] sert également à lever les résistances. »

Quand elle a été approchée par une amie en 2022, Carole, 53 ans, thérapeute dans l’Ain, se sentait un peu seule. Pourquoi ne pas participer à des réunions de femmes ? Et puis, s’il y avait de l’argent à la clé… « La somme à verser était 1 400 euros. Je trouvais que c’était beaucoup, mais je ressentais l’appât du gain », raconte-t-elle, ajoutant :« Ma copine me disait : “C’est une somme, mais une fois que tu seras ‘eau’, tu récupéreras l’ensemble des sommes !” »

Au début, tout va bien. Chaque semaine, les femmes discutent de leurs rêves sur Zoom. « Il y avait cinq, six nanas. C’était convivial comme prendre un verre, j’ai dû poser des questions pour savoir comment ça marchait. Elles m’ont présenté un rituel pour brûler mes peurs. » Mais Carole, plutôt du genre cash, trouve l’ambiance étrange. « Au départ, il y avait beaucoup de flatterie. On baignait dans des phrases comme : “Nous sommes des femmes extraordinaires”, “C’est génial ce que tu fais”, “J’adore ta vidéo, tu as chanté, c’est top.” Jamais de critiques. » La femme eau du moment, une vingtenaire, a juste pour projet de voyager avec sa mère. « Je ne trouvais pas ça très spirituel… A un moment, elle a commencé à dire qu’il fallait que tout le monde passe au bassinet et paie ce qu’il avait à payer (beaucoup comme moi n’avaient payé que la moitié) afin qu’elle puisse sortir de l’eau et laisser sa place. C’était dit avec une violence ! Là, j’ai dit stop. C’était ça, un groupe bienveillant ? »

Carole réclame ses billes. Et là, la culpabilisation commence. « J’ai reçu des messages qui me disaient que je n’avais rien compris aux principes du groupe. On me disait : “Comment oses-tu réclamer un don ?” C’était jugeant et très culpabilisant. Même mon amie – enfin, que je croyais telle – ne m’a pas défendue. » Carole n’a jamais revu ses 700 euros.

Recommandations sur « qui ne pas inviter dans le cercle »

Jusqu’où va la naïveté, où commence l’escroquerie assumée ? Difficile à dire. « Mon amie est une personne très saine, pense toujours Audrey. Comme les autres personnes de son cercle. » Pour la Miviludes, « les victimes de ces réseaux […] ne sont pas conscientes qu’elles participent […] à un agissement illégal ».

Les victimes, oui, mais leurs têtes ? Etienne, lui, a un temps partagé la vie d’une « tisseuse » de compétition. Elle recrutait à tour de bras, et son conjoint a eu beau l’alerter sur l’illégalité de sa pratique, elle n’en démordait pas. « Elle s’est complètement refermée, se souvient-il. Elle disait : “Non, tu ne paies pas au début : c’est un don. Il n’y a pas de promesse, chacune a sa manière de tisser, ça dépend de son engagement.” Tout était dans un langage formaté. C’était moi qui ne croyais pas assez à l’abondance… Elle avait mis tellement d’énergie à développer son cercle en Europe ! J’avais l’impression d’être avec la baronne d’une mafia qui ne se rendait pas compte d’être la baronne d’une mafia. » Difficile de déterminer dans quelle mesure le système est organisé ; il semble plutôt se développer par imitation.

Dans le manuel des « tisseuses », les multiples incitations à la discrétion interpellent :« Sois prudente quand tu partages des informations sur notre collectif » ;« Ne publie rien sur Facebook et n’invite pas par le biais des réseaux sociaux, de mails ou de SMS en masse » – effectivement, trouver des « tisseuses » en activité relève de la gageure puisqu’elles ne communiquent pas. Sans parler des recommandations sur « qui ne pas inviter » à rejoindre le cercle : « Avocates, officiers du gouvernement, célébrités, actrices, extrémistes religieuses ou toutes personnes qui éprouvent de la résistance. »

Les connaisseuses du droit sont ainsi au premier chef à éviter… De toute manière, les victimes de l’escroquerie n’iront que rarement se plaindre. Pour elles, toute « expérience de vie » est bonne à prendre. Elles auront passé des moments sympas, comme lors de cette cérémonie du cacao, à déguster ensemble un breuvage bon pour le système cardiovasculaire. Elles se seront fait des copines, auront aidé une prétendue amie à réaliser son rêve et, surtout, pu se confier à quelqu’un. Et tant pis s’il aura fallu payer. « Une thérapie à 200 euros, finalement ce n’est pas si cher », considère Audrey avec recul. Rêver aussi est à ce prix.

L’Obs