Etats-Unis : Boston Dynamics, le seigneur des robots 

A deux ou quatre pattes, les robots de cette entreprise issue du MIT sont parmi les plus avancés au monde. Et si leurs vidéos ont conquis YouTube, leur nouveau terrain de jeu est moins spectaculaire, mais tout aussi stratégique : les entrepôts de logistique.

La vidéo, mise en ligne mi-janvier sur YouTube, affiche déjà plus de 6 millions de vues. Dans un décor évoquant un chantier de construction, on y voit le robot humanoïde Atlas placer une planche de bois sur un échafaudage, attraper un sac rempli d’outils, grimper quatre marches, courir sur la planche, lancer le sac à un humain, sauter à pied joint et terminer son parcours par un spectaculaire saut périlleux. La séquence est digne d’un film de science-fiction, mais elle a été réalisée sans aucun trucage, dans les locaux de Boston Dynamics.

Fondée en 1992 par un professeur du MIT, Marc Raibert, cette entreprise située à Waltham, dans la banlieue de Boston, développe depuis trois décennies des robots bipèdes ou quadrupèdes à la pointe de la technologie. Pendant des années, Boston Dynamics a mis au point ses étonnantes machines en toute discrétion, généralement dans le cadre de contrats pour la Darpa, l’agence de recherche sur des projets avancés de l’armée américaine. Les internautes ont découvert son existence en 2008, avec une vidéo montrant BigDog, un imposant robot quadrupède conçu pour porter l’équipement des fantassins américains, en train d’évoluer sur toutes sortes de terrains – forêt, neige, glace ou gravats.

Hyundai comme actionnaire majoritaire

Boston Dynamics a ensuite appartenu à Google, à l’époque où les fondateurs du moteur de recherche cherchaient à inventer les robots du futur, puis au groupe japonais SoftBank, de Masayoshi Son, qui poursuivait le même rêve. Depuis 2021, son actionnaire majoritaire est le groupe coréen Hyundai, et si les vidéos de ses robots enflamment toujours YouTube, la nouvelle mission est bien moins spectaculaire : automatiser les entrepôts de logistique.

« En trente ans, nous nous sommes réinventés trois fois », résume Robert Playter, PDG de Boston Dynamics depuis novembre 2019. Salarié de la première heure, il a fait sa thèse de doctorat dans l’équipe de Marc Raibert au MIT, appliquant son expérience de champion de gymnastique à 3D Biped, un drôle de robot capable de sautiller et – déjà – de réaliser un saut périlleux. « Pendant les dix premières années, nous faisions surtout des outils de simulation. Dans la deuxième décennie, nous sommes passés à la recherche en robotique, en concevant toutes sortes de machines. Le dernier virage a été de ne plus faire simplement de la recherche, mais de fabriquer des produits. »

Atlas, développé en 2016, avec Robert Playter, le PDG de Boston Dynamics.

Atlas, développé en 2016, avec Robert Playter, le PDG de Boston Dynamics. 

Au siège social de Boston Dynamics, un petit musée montre l’évolution de ces robots, des premiers bipèdes datant des années 1990 aux multiples prototypes financés par la Darpa, généralement en réponse à des défis bien précis : grimper à un poteau téléphonique, escalader un mur, sauter en l’air pour franchir des obstacles ou courir le plus vite possible. Cheetah, un cousin de BigDog, détient depuis 2012 le record de vitesse d’un robot quadrupède avec 45,5 km/h… Mieux que la meilleure performance du sprinteur jamaïcain Usain Bolt !

Atlas, issu lui aussi d’un projet pour la Darpa, continue de jouer ce rôle de vitrine technologique . Environ une fois par an, Boston Dynamics publie sur YouTube une nouvelle vidéo montrant ses progrès, avec, à chaque fois des millions, voire des dizaines de millions de vues.

Au fil des ans, on a pu voir cet humanoïde sans tête d’1,5 mètre et 89 kg sauter à pieds joints, courir dans la nature, effectuer des roulades ou enchaîner des obstacles de Parkour… Son plus grand succès (39 millions de vues), diffusé fin 2020, le montre en train de danser sur Do You Love Me,un vieux tube du label Motown, .

Chaque clip demande des mois de préparation, et mobilise une quarantaine de personnes, pour un robot qui ne peut être ni acheté, ni loué, mais qui sert de plate-forme pour tester les innovations de l’entreprise. « Lors des préparations de la dernière vidéo, le robot a raté l’atterrissage de son saut périlleux et s’est brisé au niveau du genou , se souvient Robert Playter. Mais cela n’arrive pas très souvent : avec le temps, nous avons appris à le rendre très résistant ! »

Spot, le chien robot

Si Atlas sert à la R&D et à la notoriété de Boston Dynamics, une machine bien plus petite est chargée de ramener des revenus : le chien robot Spot. Descendant des quadrupèdes conçus pour le Pentagone au début des années 2010, dans une version allégée (25 kg), il coûte 75.000 dollars et s’est vendu à plus de 1 millier d’exemplaires depuis son lancement, en 2019.

Comme ses prédécesseurs, Spot s’affranchit des terrains escarpés, garde son équilibre en (presque) toute circonstance et sait monter ou descendre des escaliers. Selon les besoins, il peut être piloté à distance ou programmé pour suivre un parcours prédéfini. En option, on peut l’équiper d’un bras articulé (pour tourner une valve ou ouvrir une porte), d’une caméra infrarouge (pour relever des températures) ou d’un capteur Lidar (pour cartographier une zone en 3D)…

« Nous visons trois domaines principaux, déclare Marc Theerman, directeur de la stratégie de Boston Dynamics. D’abord les interventions dans des environnements à risque, là où envoyer des humains est compliqué et dangereux, par exemple en raison de la radioactivité. Ensuite, les inspections industrielles, où il s’agit d’accomplir des tâches banales et répétitives, de surveiller une installation en analysant la température ou les bruits pour prévenir en cas de panne ou de fuite. Et enfin le monde universitaire, où Spot est utilisé comme plateforme pour développer de nouvelles applications. » 

Parmi les premiers acheteurs figurent le géant de la bière américain Anheuser Bush InBev, qui s’en sert pour inspecter une brasserie, ou l’entreprise américaine de sécurité Asylon, qui l’associe à un drone aérien pour surveiller des entrepôts.

Spot, le chien robot, acheté par la RATP pour inspecter des galeries souterraines ou des tunnels difficiles d'accès.

Spot, le chien robot, acheté par la RATP pour inspecter des galeries souterraines ou des tunnels difficiles d’accès. 

En France, la RATP s’est équipée d’un Spot à la mi-2021, après une démo du robot lors du salon VivaTech. Surnommé Perceval, le chien sert essentiellement à des missions d’inspection. « Nous assurons la surveillance de 35.000 ouvrages, dont certains sont pénibles à inspecter, voire dangereux, comme des galeries souterraines, des tunnels sous les quais du métro… », précise Hélène Bahezre de Lanlay, responsable du programme d’innovation de RATP Infrastructures.

Perceval a d’abord effectué une quarantaine de missions dans différents services, afin de tester des scénarios. « Ce sont généralement des missions simples, mais dans des espaces très compliqués, pour lequel l’agilité du robot, l’œil déporté ou la caméra thermique sont particulièrement utiles. » Au bout d’un an, le chien a été « adopté » par le service chargé de l’inspection des ouvrages d’art. « Il y a une centaine d’inspections par an qui n’étaient pas possibles car trop dangereuses pour la sécurité de nos collaborateurs, et pour lesquelles nous pourrons envoyer Perceval. »

Prise de position contre les robots armés

Aux Etats-Unis, Spot travaille également pour les forces de l’ordre et les pompiers. « La police d’Etat du Massachusetts l’utilise pour inspecter des colis abandonnés qui pourraient contenir des explosifs. Récemment, la police d’une ville de Floride a envoyé Spot avant d’intervenir pour libérer un petit garçon enlevé par son père », détaille Robert Playter.

Mais cet usage n’est pas toujours bien reçu. En avril 2021, le New York Police Department a ainsi dû rendre plus tôt que prévu son exemplaire de Spot, dont les premières interventions avaient suscité une levée de boucliers. Figure de l’aile gauche du parti démocrate, Alexandria Ocasio-Cortez a qualifié le chien robot policier de « drone de surveillance terrestre », et un conseiller municipal l’a comparé au monstre métallique de Metalhead, un épisode de la série Black Mirror où une femme est poursuivie sans relâche par un robot quadrupède meurtrier.

Le passé de l’entreprise dans la recherche militaire n’est pas étranger à ces inquiétudes, et chaque nouvelle vidéo d’Atlas suscite immanquablement des commentaires le comparant à Robocop ou  Terminator. Alors que l’ONU échoue à trouver un consensus pour bannir les armes létales autonomes, surnommées « robots tueurs », Boston Dynamics a très clairement pris position sur le sujet.

En octobre dernier, l’entreprise a publié une lettre ouverte avec cinq roboticiens concurrents pour s’opposer à la transformation de leurs machines en armes de guerre. « Nous pensons que l’ajout d’armes à des robots télécommandés ou autonomes […] soulève de nouveaux risques de dommages et de graves questions éthiques », indiquent les auteurs, qui appellent « les décideurs politiques à collaborer avec nous pour promouvoir une utilisation sûre de ces robots et interdire leur utilisation abusive ».

Monté sur deux roues indépendantes, Handle (2017) est muni d'une ventouse pour attraper des cartons.

Monté sur deux roues indépendantes, Handle (2017) est muni d’une ventouse pour attraper des cartons. 

Stretch, le dernier-né de la famille de Boston Dynamics, ne risque pas de finir en soldat. Ce bras robotisé muni de ventouses, monté sur un chariot roulant, est destiné aux entrepôts de logistique. Sa spécialité ? Vider les conteneurs et semi-remorques de leurs cartons pour les placer sur des tapis roulants, à une cadence « équivalente à celle d’un humain », explique Kevin Blankespoor, vice-président et responsable de la division Warehouse Robotics : « Stretch a été spécialement conçu pour la logistique. Il ne s’agit pas d’un robot générique, comme Atlas ou Spot, même s’il est conçu à partir des mêmes briques technologiques.»

La mise au point de Stretch trouve d’ailleurs son origine dans une vidéo de 2016 montrant Atlas en train de déplacer des cartons. « Nous avons eu plusieurs appels de responsables d’entrepôts qui voulaient en acheter un. Alors nous nous sommes dit qu’il devait y avoir un besoin…  » se souvient Robert Playter. Une première tentative, Handle, possédait deux bras suspendus au-dessus de deux roues indépendantes.

Spectaculaire mais trop lent, il a fini ses jours dans le musée de Boston Dynamics. Son remplaçant, Stretch, est sans aucun doute le moins futuriste des robots de l’entreprise : il ressemble aux grands bras mécaniques qui peuplent les usines d’automobiles et, comme eux doit travailler à l’intérieur de cages grillagées pour ne pas risquer de blesser ses « collègues » humains.

Kevin Blankespoor, vice-président et responsable de la division Warehouse Robotics.

Kevin Blankespoor, vice-président et responsable de la division Warehouse Robotics.

Dans un secteur de la logistique qui s’automatise à grande vitesse, les dirigeants de Boston Dynamics lui voient un avenir radieux. Le géant de la distribution DHL Supply Chain a signé l’an dernier une précommande de 15 millions de dollars sur trois ans et commence à implanter Stretch dans certains ses entrepôts. Boston Dynamics n’indique pas combien de robots ont été commandés et ne donne pas le prix de Stretch, mais Kevin Blankespoor estime qu’il est « équivalent au coût de deux équipes sur deux ans », et, qu’à terme, un seul employé devrait pouvoir superviser cinq robots Stretch.

De quoi s’inquiéter pour le futur des emplois dans la logistique ? Non, répond le dirigeant, : « Le vrai problème de nos clients est qu’ils ne trouvent pas de main-d’oeuvre. Il faut imaginer ce que c’est que de soulever des cartons de 20 kg, dans le froid ou la chaleur, pendant des journées entières. C’est un métier marqué par un turn-over important et des accidents du travail fréquents. »

Le dernier-né de la famille: Stretch (2021). Ce bras robotisé est destiné aux entrepôts de logistique.

Le dernier-né de la famille: Stretch (2021). Ce bras robotisé est destiné aux entrepôts de logistique. 

Du très spectaculaire Atlas au très industriel Stretch en passant par le chien Spot, l’évolution de la « famille » de Boston Dynamics reflète aussi celle de son modèle économique. Avant d’être acquise par Google, en 2013, elle se finançait uniquement par des contrats de recherche. Puis, explique Robert Playter, « c’est vraiment Larry Page [cofondateur de Google, NDLR] qui nous a poussés à travailler sur des produits. C’est le moment où nous avons songé à commercialiser Spot et à réfléchir sur la logistique. » À l’époque, Google vient de monter une division robotique placée sous la direction d’Andy Rubin, le « père » du système d’exploitation mobile Android. Mais celui-ci quitte le groupe en 2014, et aucun robot Google ne verra jamais le jour.

En 2017, Alphabet revend le roboticien de Boston à SoftBank Group, déjà propriétaire d’Aldebaran, pionnier français des petits robots humanoïdes. Masayoshi Son, le patron du conglomérat japonais, est persuadé que les robots de service peupleront bientôt les entreprises et les foyers. Mais cette vision ne survivra pas aux difficultés financières de ses fonds d’investissement , d’autant que Boston Dynamics creuse ses pertes, qui passent de 63 millions en 2019 à 103 millions de dollars en 2020.

L’année suivante, l’entreprise change à nouveau de propriétaire : SoftBank cède 80% de ses parts au coréen Hyundai Motors pour 880 millions de dollars. « Je pense qu’ils avaient besoin de liquidités, mais aussi qu’ils estimaient ne pas pouvoir être notre propriétaire sur le long terme », estime Robert Playter, qui ne tarit pas d’éloges sur son nouvel actionnaire : « Hyundai est une grande maison pour nous. Ils ont une taille mondiale et savent fabriquer à grande échelle ce que, franchement, ni Google ni SoftBank ne savaient faire. Ils vont donc nous aider à rendre nos robots plus fiables, plus faciles à produire et plus abordables. »

Très généreux, le nouveau propriétaire a accordé 400 millions de dollars en août dernier pour la création du Boston Dynamics AI Institute, chargé de « faire avancer la recherche sur l’intelligence artificielle, la robotique et les machines intelligentes ». Situé à Cambridge et séparé de l’entreprise, il est dirigé par son fondateur, Marc Raibert. Pendant que l’Institut réfléchit « aux robots dont nous aurons besoin dans de dix, quinze ou vingt ans », Boston Dynamics « veut faire de la recherche sur les produits que nous pourrons lancer dans les cinq ans », résume le PDG. D’ici là, la dextérité, la compréhension de l’environnement ou les interactions avec les humains devront encore progresser. « Peut-être qu’avec des outils comme ChatGPT et d’autres, nous finirons par arriver à des robots qui parleront vraiment avec vous. Mais, en attendant, nous nous concentrons davantage sur l’utilité physique des robots. » Sans oublier de faire partager sur YouTube les dernières acrobaties d’Atlas.

Amazon accélère dans l’automatisation

En débarquant sur le marché de la logistique, les robots de Boston Dynamics vont devoir affronter un adversaire de poids : Amazon. Le géant mondial de l’e-commerce s’est attaqué à l’automatisation des entrepôts dès 2012 en s’offrant pour 775 millions de dollars la start-up Kiva Systems, située elle aussi dans la banlieue de Boston. Rebaptisée Amazon Robotics, la filiale développe une gamme complète de machines. Hercule, directement inspiré des produits de Kiva, est un chariot plat à roulettes servant à déplacer des armoires de produits pour les amener aux préparateurs de commandes, déjà produit à plus d’un demi-million d’exemplaires. Le bras robotisé Robin, lancé en 2021, peut saisir et déplacer des cartons, ce qui le met en concurrence directe avec Stretch de Boston Dynamics. Enfin, Sparrow, dévoilé en novembre, s’approche encore plus du travail des humains : il est capable de reconnaître, saisir et placer dans un casier toutes sortes d’objets. Selon Amazon, Sparrow sait déjà manipuler 65 % des 100 millions de références stockées dans ses entrepôts. Les premiers exemplaires doivent être mis en service en 2024.

Les Echos