Etats-Unis : Ces Françaises qui brillent à Harvard, dans les coulisses du plus prestigieux campus du monde
Le fleuron Harvard recrute fort peu de talents non américains. Cinq exceptions tricolores ont franchi la célèbre grille et se livrent à cœur ouvert sur cette expérience hors normes.
Elles appellent ça «the H Bomb», comme la bombe qu’elles ont l’impression de lâcher quand elles disent qu’elles étudient à Harvard. Ce court instant, généralement figé, où le regard de leur interlocuteur change… avant qu’il ne se remette à parler mais de manière soudain plus savante. Harvard. Le mot fascine tant il traduit à la fois l’excellence américaine et l’élite inaccessible, mais aussi les grandes pelouses arborées, les dortoirs en brique rouge et les fraternités secrètes. Harvard College est la plus prestigieuse université au monde, celle où sont allés Bill Gates, Barack Obama et Mark Zuckerberg.

Avec un taux d’admission de seulement 3,2 % en 2022, elle est aussi la plus sélective : sur 61 221 candidats, 1 984 ont été admis, dont 85 % d’Américains, laissant peu de place aux profils internationaux. Malgré plusieurs relances, l’université ne nous a pas communiqué le nombre de Français actuellement sur le campus – certaines années, il n’y en a aucun. Parmi les rares élus, cinq filles, Sophie, Aliénor, Solène, Salomé et Hana, ont accepté de nous raconter leur parcours.”
L’épreuve du dossier de candidature
Avant même d’y entrer, elles avaient deux points communs en plus de leur nationalité : un excellent dossier et quelque chose d’exceptionnel à raconter. Hana Wakamatsu a 22 ans, elle est actuellement en deuxième année, spécialité mathématiques appliquées en sciences politiques. Avant de s’envoler pour les États-Unis, cette violoniste émérite a suivi un double cursus musique au lycée Racine, à Paris. En classe, elle tutoyait le 20 de moyenne en maths et rêvait de Polytechnique. En dehors, elle visait la place de premier violon solo de l’orchestre de Paris. C’est lors d’une visite de l’université de Columbia, à New York, où étudie alors son frère aîné, qu’elle envisage soudain Harvard et ce système américain qui valorise bien plus qu’en France tout ce qui relève de l’extrascolaire. «C’est même tout ce qui fait la différence», confirme Céline Ouziel, en charge de l’accompagnement des Français souhaitant étudier aux États-Unis grâce à la commission franco-américaine Fulbright.
«Harvard cherche des premiers de la classe, bien sûr, mais ce n’est que l’une des cases à cocher ; ce qu’ils veulent par-dessus tout, ce sont des jeunes avec un impact significatif en dehors de l’école, ajoute-t-elle. Pour espérer y entrer, un lycéen français doit être très motivé – leur système de notation n’a rien à voir avec le nôtre – et très préparé.» Le dossier de candidature à remplir, une trentaine de pages, est une épreuve en elle-même. «J’ai dû écrire une lettre de motivation quatre fois plus longue que pour entrer à Louis-le-Grand», se souvient Hana, qui a d’abord intégré la prépa MPSI (mathématiques, physiques et sciences de l’ingénieur) la plus prisée de France. Elle claque la porte en milieu d’année pour tenter l’aventure américaine : «Je n’avais plus de temps pour le violon et cela me rendait malheureuse.»
En langage Ivy League (soit le groupe des huit universités les plus élitistes de la côte Est), cette lettre s’appelle le personal essay. Après le SAT (scholastic assessment test), l’examen qui permet d’évaluer le niveau global de chaque prétendant, il est la pierre angulaire du sacro-saint dossier d’admission. Plus cet essay fait état d’une expérience hors du commun, d’un incroyable talent ou d’une personnalité folle, plus son auteur voit les grilles du campus de Boston s’entrouvrir. «Je me rappelle y avoir longuement parlé du groupe de guides (du mouvement de scoutisme catholique français, NDLR) que j’ai fondé à New York, à 14 ans, nous dit Aliénor Manteau, 22 ans aujourd’hui et en troisième année, avec une double majeure littérature et anglais. J’ai raconté comment on fonctionnait en patrouille, nos quotidiens de Françaises expatriées à New York…»
Née à Paris de parents français, cette abonnée aux A+ a grandi à Brooklyn, bercée lors des étés passés en famille en Normandie par Cabrel ou Sardou à l’adolescence quand les Américaines de son âge vénéraient Taylor Swift. Son ambition de devenir écrivaine l’a longtemps mise sur le chemin de Yale, considérée comme la meilleure université littéraire des États-Unis. Recalée par cette dernière, elle a été admise par le fleuron Harvard, avec cette mention griffonnée sur son dossier (auquel les élèves ont accès une fois reçus) : «Elle fera une super roommate (camarade de chambre, NDLR) !» En deuxième année, elle a d’ailleurs gagné le prix Harvard de la meilleure nouvelle, avec l’histoire d’une jeune fille et de ses amitiés à la fac…
Un niveau d’exigence académique moins élevé qu’en France
«Harvard n’est une évidence pour personne. On ne sait pas pourquoi on y entre ni pourquoi on n’y entre pas», explique Solène Aubert, 20 ans, qui a survolé ses années lycée à Washington avec les highest honors (l’équivalent de notre mention très bien), tout en présidant une association de peinture dont les œuvres décoraient les hôpitaux des alentours… «Le jour où j’ai reçu le fameux mail d’admission, celui qui s’ouvre avec une animation confettis, il était six heures du matin, on s’est tous mis à sauter et à hurler en pyjama dans la cuisine», évoque celle dont les parents, Français venus s’installer aux États-Unis alors qu’elle était enfant, rêvaient qu’elle intègre une université qui «pèse» à l’international. Et Harvard est toujours en tête du classement de Shanghai, référence en la matière…
Sophie Lucas, 21 ans, y faisait déjà des summer camps, sortes de vacances studieuses, quand elle était adolescente. «Mes parents se sont rencontrés à Harvard ; j’ai grandi avec cette devise bien en tête : “For Harvard, you have to be the first, the only or the best” (Pour Harvard, tu dois être soit le premier, soit l’unique, soit le meilleur)», énonce-t-elle dans l’anglais parfaitement posh (chic) de celle qui a suivi sa scolarité au lycée français de Londres. Elle n’était pas première de sa classe, n’avait pas les meilleures notes. «En revanche, je faisais du grec ancien et Harvard aime les intérêts de niche», décrypte l’étudiante franco-colombienne, qui parle couramment six langues et a choisi une spécialité maths appliquées en sciences politiques.
En arrivant sur le campus, elle a été surprise par le niveau d’exigence académique moins élevé qu’en France. «Une fois qu’on y est, Harvard, ce n’est pas dur ! La note moyenne est A-, personne n’a de F…», remarque-t-elle, ajoutant qu’elle a «bien plus souffert» en prépa BL (khâgne scientifique) à Janson de Sailly, à Paris, que pendant ses deux premières années à Boston. «Mes amis parisiens sont tous à Normale Sup ; la flexibilité du système américain me convenait mieux.»
Enseignements extravagants et clubs
Ici, les étudiants ne choisissent leur majeure (leur spécialité) qu’au troisième semestre de leur cursus, ce qui leur laisse un an et demi pour explorer le portefeuille d’enseignements – aussi pléthorique qu’extravagant – proposé. Parmi les quatre cours qu’ils sont tenus de suivre chaque semestre, beaucoup se pressent au CS50, un cours d’informatique réputé spectaculaire du professeur star David J. Malan : «On a l’impression de voir Steve Jobs présenter le nouvel iPhone !», s’exclame Solène. Il y a aussi celui de Samantha Power, ancienne conseillère de Barack Obama, intitulé Making change when change is hard (Provoquer des changements quand changer est compliqué), qui aborde les grands défis sociétaux comme les droits LGBT ou le port d’armes. D’autres, encore, sont plus insolites. Aliénor s’est ainsi replongée dans la saga Harry Potter pour les besoins du cours «Contes de fées, mythes et littérature fantastique». Hana, quant à elle, a fondu pour le très spécifique «Musique de chambre en trio».
«On arrive à Harvard en étant excellent dans quelque chose, et on en sort avec l’esprit ouvert sur le reste, analyse cette dernière. Mon niveau en maths serait sans doute supérieur si je m’étais concentrée exclusivement là-dessus dans une prépa en France. Mais ici, la réussite est ailleurs.» Ailleurs, et surtout dans ce que les universités américaines appellent les «clubs». Il y en 450 à Harvard : cela va du groupe de chant a cappella à celui de codage informatique pour femmes, en passant par la rédaction du journal The Crimson (beaucoup de célèbres journalistes y ont fait leurs armes), l’équipe de quidditch, et, bien sûr, les clubs d’athlètes.
Et si vous imaginez soudain une meute d’étudiants mâles dans des blousons teddy parsemés d’écussons, vous n’êtes pas loin de la réalité ! Avec un détail : à Harvard, le sport d’excellence n’est pas le football américain, mais l’aviron. Salomé Garnier a ainsi été recrutée par le très élitiste Harvard Radcliffe Rowing dès son arrivée du lycée international de Valbonne, sur la Côte d’Azur. En France, elle ramait déjà au niveau national. «À Harvard, faire partie d’une équipe, c’est trouver un clan, déclare celle qui vient d’obtenir son bachelor en sciences politiques à 22 ans. Je ramais vingt à vingt-cinq heures par semaine et, sur le campus, je ne quittais presque jamais mon blouson aux couleurs de l’équipe.»
Trouver son clan, ou même seulement sa place, n’est pas aisé pour tout le monde. «Ma première année a été très difficile socialement, avoue ainsi Sophie. Je suis ouverte, mais Harvard ne l’est pas.» Comme toutes les grandes institutions bâties sur l’exclusivité, elle impose ses codes, plus ou moins implicites. La Harvard intro en fait partie : une manière standard de se présenter lors d’un tour de table en classe ou lors d’une première rencontre. On commence par son nom, puis sa promotion, sa house (résidence étudiante) et sa majeure. «Souvent, les gens précisent aussi leurs pronoms de genre, les miens sont she/her/hers», indique Sophie.
Le reality check
Toutes se rejoignent sur la difficulté de rencontrer des gens «normaux». Et notent même deux extrêmes assez nets : d’un côté, les étudiants obnubilés par leur scolarité, insomniaques et débordés ; de l’autre, les fils et filles de, obsédés par leur carnet d’adresses et les final clubs, ces cercles fermés (majoritairement masculins) où se reproduisent inlassablement les réseaux de l’élite américaine. «Harvard, c’est moitié The Big Bang Theory, moitié Gossip Girl», résument-elles.
Toutes disent aussi avoir ressenti, à un moment ou à un autre, le syndrome de l’imposteur. «Quand on a toujours été scolairement au top et qu’on se retrouve soudain entouré de gens qui ont monté leur entreprise à 12 ans, qui ont fait les JO, ou dont le nom de famille est gravé sur des bâtiments du campus, on se demande pourquoi on est là», témoigne Solène. «Si je suis encore mentalement stable, c’est parce que je rentre en France dès que je le peux pour voir mes proches. Faire le reality check, cet ancrage dans le réel pour ne pas perdre pied, c’est essentiel», renchérit Sophie, que ses amis hexagonaux charrient parce qu’elle n’en a toujours pas un seul américain.
Dortoirs et bâtiments en brique
Sans doute pour prévenir toute sensation d’isolement (ou quelque état dépressif qui pourrait ternir son image), Harvard essaie de créer un semblant de cocon pour ses étudiants. «En première année, on vit tous dans des dorms, les dortoirs des vieux bâtiments en brique dispatchés autour du yard (dix hectares de pelouses arborées, épicentre du campus, NDLR), décrit Salomé. À chaque étage, un tuteur, étudiant en master ou doctorant, s’assure du moral des troupes : il organise chaque semaine des study breaks, des moments de pause, et il est aussi là si on a simplement besoin de parler. Certains trouvent cela infantilisant, moi, ça m’a fait du bien au départ», ajoute celle dont les deux roommates – «une Mexicaine et une Américaine du Connecticut élevée dans une secte religieuse» – sont devenues des amies.
Les autres Françaises, elle les a rencontrées au Harvard College French Club, ce petit cercle dont elles sont toutes membres. N’ayant –pour la plupart – pas une once d’accent frenchy, elles sont souvent identifiées via ce club par les autres étudiants. Mais en réalité, on les repère surtout grâce à leurs looks. «À côté des Américaines, qui vont en cours quasi en pyjama ou qui sont en jogging à toute heure, chaussettes dans leurs Crocs, les Européennes sont reconnaissables à 1 000 km avec leurs pantalons en velours et leurs pulls en laine», décrit Solène. «Ils ne connaissent pas le cachemire, plaisante Sophie, alors les filles vous touchent en s’extasiant “It’s so sooooft” (comme c’est doux) !» Elle se souvient aussi de la réaction de ses camarades de chambre quand elle a vidé ses valises : «Elles m’ont demandé “Mais tu vas mettre ça pour quoi ?” en montrant une jupe à fleurs ; je leur ai répondu “Mais pour aller prendre mon petit déjeuner demain.” (Rires.)»
Un bachelor qui ouvre toutes les portes
Si différents et pourtant si proches, bientôt ils seront tous sur le marché du travail, leurs CV en haut de la pile des bureaux des recruteurs. Un bachelor obtenu à Harvard ouvre toutes les portes. «Le gros avantage de ce genre d’institutions, c’est qu’elles développent des compétences transférables, comme l’analyse et la pensée critiques, l’esprit synthétique, l’éthique, le leadership…», explique Céline Ouziel, qui prépare chaque année une centaine de lycéens à partir étudier aux États-Unis.
Selon les chiffres publiés dans la revue de Harvard, la majorité des diplômés se tournent vers trois grands secteurs : la finance, le consulting et la tech. Parmi nos cinq Françaises, Sophie vise la banque d’affaires et Hana le conseil en stratégie, quand Solène souhaite se spécialiser dans les relations internationales (et rejoindre, qui sait, l’ONU ou l’Otan) et qu’Aliénor a toujours pour projet de devenir écrivaine. Tout juste diplômée (avec la plus haute mention, la magna cum laude with highest honors in field, accordée à seulement 15 % des étudiants), Salomé suit actuellement un master en santé publique en France : «Si je peux éviter de travailler aux États-Unis, je préfère. C’est un pays très intense. Et je viens de découvrir Paris.»