Etats-Unis : En Arizona, l’eau du fleuve Colorado s’achète à prix d’or

Dans une région de l’ouest américain frappée par la sécheresse, une ville en plein essor a sorti un gros chèque pour s’offrir l’eau d’une ferme lointaine. Et provoque des vagues.

Quand on conduit sa voiture dans les longues rues de Queen Creek, une chose attire rapidement l’attention: les nombreux chantiers en cours à droite à gauche. Ils rappellent que cette municipalité nouvelle se trouve dans l’un des endroits les plus dynamiques des États-Unis: la banlieue de Phoenix (Arizona). Portée par l’afflux ces dernières années de jeunes actifs venus de la Californie voisine pour profiter de la qualité de vie, celle-ci connaît une forte croissance démographique.

Sept États se disputent l’eau du fleuve Colorado, surexploité depuis des décennies, sans parvenir à se mettre d’accord

Rien qu’à Queen Creek, la population a plus que doublé entre 2010 et 2020, passant de 26’000 à près de 60’000. Et pendant la pandémie, 2000 logements ont été ajoutés au parc immobilier. Sans compter des commerces et des services en tout genre (magasins, médecins, restaurants, etc.). Pour soutenir ce boom, la ville a besoin d’une ressource précieuse: l’eau. Or, celle-ci est de plus en plus rare dans l’ouest des États-Unis, où une sécheresse, qui perdure depuis plus de vingt ans, a progressivement réduit l’écoulement du fleuve Colorado, le gigantesque cours d’eau qui abreuve la région.

La situation est si grave que l’État fédéral a ordonné aux sept États du bassin (Californie, Arizona, Nevada, Utah, Wyoming, Nouveau-Mexique, Colorado) de se mettre d’accord pour réduire drastiquement leur consommation. Face aux blocages, Washington pourrait intervenir et imposer des coupes aux parties prenantes. En attendant, chaque localité fait comme elle peut. En janvier, la ville de Scottsdale, en banlieue de Phoenix, interrompait l’approvisionnement d’une commune voisine de 1000 habitants, reliée à son réseau, pour faire des économies.

21 millions de dollars

D’après Paul Gardner, responsable des services publics de Queen Creek, sa municipalité dispose d’assez d’eau souterraine pour alimenter les habitations et les commerces actuels «pour un siècle». Mais aujourd’hui, la commune veut grandir et se constituer un stock renouvelable pour satisfaire les besoins «des citadins actuels, mais aussi de leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants». Elle a donc décidé d’aller chercher de l’eau à 340 kilomètres de là, dans un village agricole de 300 âmes, posé sur les rives du Colorado River: Cibola.

À Cibola, l’opportunisme des uns fait la colère des autres.

À Cibola, l’opportunisme des uns fait la colère des autres

Dans le cadre d’un deal inédit, elle a déboursé quelque 21 millions de dollars pour acheter l’eau du fleuve utilisée par une ferme locale, GSC Farm, possédée par une société d’investissement, Greenstone, qui s’est fait une spécialité de racheter des terrains le long du cours d’eau ces dernières années à des fins spéculatives. L’accord prévoit le transfert de plus de 2,5 millions de mètres cubes du précieux liquide tous les ans de la petite commune jusqu’à Queen Creek via un réseau de canaux et de barrages. Assez pour alimenter plus de 7000 foyers. La première livraison doit arriver au cours du premier semestre de 2023.

Sans eau, nous ne pouvons pas exister. Toute notre vie est ici. Nous serons obligés de partir.» – Habitante de Cibola

À Cibola, certains n’apprécient guère de voir une ville lointaine faire main basse sur «leur» eau. À l’image de la gérante de la seule épicerie de la rue principale de la commune, une artère sans trottoirs animée par l’aboiement de chiens: «Sans eau, nous ne pouvons pas exister. Toute notre vie est ici. Nous serons obligés de partir.»

«J’ai entendu des habitants dire qu’ils voulaient vendre leur eau à leur tour pour se faire de l’argent, ajoute Holly Irwin, une élue locale opposée à la transaction. Une fois qu’un de ces transferts aura été réalisé, d’autres suivront. À terme, nos champs ne seront plus irrigués. Les activités touristiques liées au fleuve, et dont le comté tire une partie de ses revenus, disparaîtront».

Une fois qu’un de ces transferts aura été réalisé, d’autres suivront.» – Holly Irwin, une élue locale de Cibola

La société Greenstone, a racheté des terrains le long du cours d’eau ces dernières années à des fins spéculatives.

La société Greenstone, a racheté des terrains le long du cours d’eau ces dernières années à des fins spéculatives.

Attaques en justice

Lettres, tribunes dans la presse locale: les maires de communes avoisinantes et des habitants ont manifesté leur opposition au contrat passé entre GSC Farm et Queen Creek ces dernières années. En vain. Le Bureau of Reclamation, l’agence fédérale chargée de la gestion du fleuve Colorado, a validé la transaction en septembre. Dans sa décision, l’administration a estimé que le transfert d’eau n’aurait pas d’impact environnemental «significatif» sur le tissu économique et la biodiversité de Cibola. En décembre, trois comtés situés le long du fleuve l’ont attaquée en justice.

Les champs de coton utilisent quatre fois plus d’eau que les logements en zone urbaine.» – Paul Gardner, responsable des services publics de Queen Creek

À Queen Creek, Paul Gardner affirme que la ressource sera utilisée plus efficacement par la ville. En effet, les agriculteurs d’Arizona, qui consomment entre 70 et 75% de la part du fleuve allouée chaque année à l’État, sont souvent critiqués pour leurs cultures très consommatrices en eau et leurs réticences à changer de méthodes. «Les champs de coton, très répandus dans la région, utilisent quatre fois plus d’eau que les logements en zone urbaine, sans oublier que nous sommes en mesure de la recycler après l’avoir traitée. Nous en faisons un usage responsable et durable», insiste-t-il. Et de rappeler: «L’agglomération de Phoenix est passée de 250’000 habitants à cinq millions en quelques années, mais la consommation d’eau par tête est restée stable.» Cela ne coule pas de source pour tout le monde.

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