Europe : À quoi servent vraiment l’« Ocean Viking » et les autres navires qui récupèrent les migrants en mer ?
Les navires humanitaires sauvent des milliers de vies en Méditerranée, mais en leur absence, il n’y a pas forcément plus de morts. Enquête sur un paradoxe.
En anglais, on parle de « pull factor ». Utilisée en français, l’expression peut se traduire par facteur d’attraction ou appel d’air. Sa simple évocation suffit à hérisser les humanitaires qui opèrent en Méditerranée centrale. Car parler de pull factor revient à les accuser d’encourager les migrants à rejoindre l’Europe, par leurs opérations de recherche et de secours. « J’en ai assez d’entendre cette accusation d’appel d’air ! s’emporte Sophie Beau, cofondatrice et directrice générale de SOS Méditerranée (navire Ocean Viking). Cela ne tient pas debout. Allez voir les conditions de vie dans les pays d’origine des exilés, regardez comment ils sont traités en Libye ! Ils n’ont pas besoin d’incitation supplémentaire pour risquer leur vie en mer. »
L’idée que les ONG seraient responsables d’une invasion de l’Europe par des migrants est un fantasme démenti par des chiffres, renchérit Jérôme Tubiana, pour Médecins sans frontières (navire Geo Barents). Les humanitaires ont pris en charge 15 % seulement de ceux qui sont arrivés en Europe par la Méditerranée centrale en 2021. À supposer qu’ils aient pris la mer uniquement parce qu’ils savaient que nous allions venir les aider, ce qui serait une supposition absurde, il resterait à expliquer 85 % des arrivées et encore plus de départs, puisque beaucoup échouent ! »
Selon les estimations de MSF, le taux de réussite des traversées est de 50 % environ. Le facteur décisif, très loin devant la présence des navires de recherche et de secours, est la météo. Quand la mer est mauvaise, il y a moins de tentatives et elles ratent plus souvent. Tous les observateurs en conviennent.
Le « mythe » de l’appel d’air
« L’appel d’air ? Rien de nouveau, on en entend parler depuis des années… », commente laconiquement Sea Watch (navire Sea Watch 3). L’ONG allemande renvoie vers une étude au titre éloquent, La migration et le mythe de l’appel d’air en Méditerranée. Publiée en 2020 par Eugenio Cusumano et Matteo Villa, de l’Institut italien d’études politiques internationales, elle met en évidence qu’il n’y a pas eu davantage de départs depuis la Libye et la Tunisie pendant les périodes où les navires des ONG étaient en action, par rapport aux périodes où ils étaient absents, de 2014 à 2019. Fin de l’histoire, dossier classé ? Pas tout à fait, car une autre étude, plus récente, aboutit à des conclusions diamétralement opposées. IntituléeMigrants en mer, conséquences involontaires des opérations de sauvetage et de secours, signée par trois universitaires (Deiana, Mahesri et Mastrobuoni), elle a été publiée le 11 juillet 2022 dans l’American Economic Journal.
À partir de données fournies par les autorités italiennes, les auteurs ont réussi à prendre en compte le type d’embarcations utilisées par les passeurs, ce que ne faisait pas l’étude d’Eugene Cusumano et de Matteo Villa. C’est un détail qui change beaucoup de choses, selon eux. La présence des navires de secours, qu’il s’agisse de ceux des ONG ou des gardes-côtes italiens, « permet aux trafiquants de planifier leurs opérations avec des navires précaires et bon marché ». Concrètement, le pneumatique remplace le bois ou la fibre.
L’étude comporte un graphique saisissant (p45), celui des importations de pneumatiques à destination de Chypre, de la Turquie et de l’Égypte. Elles ont fait un bond phénoménal entre 2016 et 2017, avant de redescendre ensuite. Ces embarcations de grande taille et de mauvaise qualité sont faites sur mesure pour les passeurs. Sur le site Alibaba.com, on les trouve en vente à partir de 800 euros. « Rescue boats Morocco Libya », précise le vendeur, la société chinoise QinqDao Ronsheng !
Qui finance l’Ocean Viking ?
La traversée à bord d’un pneumatique serait « trois à quatre fois moins chère », mais « vingt fois plus dangereuse » qu’à bord d’un navire en bois, estiment les auteurs de Migrants at sea. Le canal de Sicile qui sépare l’Afrique de l’Italie n’est pas très large, mais il faut tout de même parcourir 120 km pour rejoindre Malte ou Lampedusa (Italie). Les informations entre candidats au voyage circulent très vite via les réseaux sociaux. Tous savent que la traversée sur un pneumatique surchargé et sous-motorisé est bon marché, mais périlleuse. Les opérations de recherche et de secours (Search and Rescue, SAR) améliorent le rapport qualité-prix. Elles constituent un argument commercial mis en avant par les passeurs.
Dans un rapport sur la période qui va de janvier à mai 2021, l’agence européenne Frontex (qui n’a pas répondu à notre demande d’entretien), souligne que les migrants arrivant de Libye « déclarent invariablement qu’ils ont vérifié, avant le départ, la présence des ONG dans les parages ». Si leurs navires ne sont pas sur zone, « beaucoup refusent de partir ». La vérification en question est très facile. Des moteurs de recherche gratuits comme VesselFinder indiquent la localisation, le cap et la vitesse de tous les navires raccordés à l’AIS (Automatic Identification System). Il suffit d’entrer leurs noms.
Migrants et trafiquants s’adaptent en permanence, « opérant des choix stratégiques, en acteurs conscients, dans un environnement complexe », écrivent les auteurs de Migrants at sea. La proximité d’un navire de secours fait partie de l’équation, qu’il soit humanitaire, douanier ou militaire. Fin octobre 2013, après la catastrophe maritime de Lampedusa (366 morts), le gouvernement italien a lancé un ambitieux programme de sauvetage baptisé Mare Nostrum. Il a été interrompu en catastrophe un an plus tard. Plusieurs autres États membres de l’UE reprochaient aux gardes-côtes italiens de créer un appel d’air.
Le Royaume-Uni a refusé de participer à l’opération suivante de secours en Méditerranée, appelée Triton. En octobre 2014, un porte-parole du Foreign Office a déclaré qu’un tel programme constituait « un facteur d’attraction involontaire encourageant plus de personnes à tenter la traversée dangereuse de la mer ». Les ONG n’étaient pas encore présentes dans le canal de Sicile, à cette période. La réflexion sur l’appel d’air, qu’elles perçoivent comme une attaque personnelle, a commencé bien a,vant leur entrée en scène.
Tout le monde peut savoir où sont nos navires en temps réel, il n’y a pas de doute là-dessus, mais un candidat au départ a bien d’autres éléments à prendre en considération.” Jérôme Tubiana, MDF
« La distinction entre les pneumatiques et les bateaux en bois, ça fait une belle étude, mais c’est terriblement schématique, tempère Jérôme Tubiana. Sur le terrain, c’est beaucoup plus compliqué. On récupère aussi des personnes en sale état sur des navires en bois surchargés. Tout le monde peut savoir où sont nos navires en temps réel, il n’y a pas de doute là-dessus, mais un candidat au départ a bien d’autres éléments à prendre en considération. Les vagues, le vent, la fiabilité du passeur, les gardes-côtes libyens qui peuvent les intercepter… » Ces derniers sont supposés empêcher les départs pour le compte de l’UE, moyennant finance. Depuis février 2017, l’UE a versé près de 60 millions d’euros à la Libye pour qu’elle verrouille son littoral.
Dans un État en déréliction complète, des milices se partagent la somme en faisant plus ou moins le travail. Selon un bon connaisseur du dossier, « beaucoup de gardes-côtes sont des voyous, complices des passeurs. Ceux-ci vendent les places pour l’Europe, puis ils dénoncent aux gardes-côtes leurs propres clients. Ils récupèrent leurs bateaux, et ils recommencent ». Des accusations confirmées aux autorités européennes l’an dernier par un officier libyen anonyme.
Procès en cours en Italie
Les ONG, de leurs côtés, ne sont complices de personne, jusqu’à preuve du contraire. Une audience préliminaire a démarré devant le tribunal de Trapani (Sicile) en mai 2022. 21 suspects, dont des membres d’équipage des navires de MSF, Save the Children et surtout de l’ONG allemande Jugend Rettet, sont accusés d’« aide et d’incitation à l’entrée irrégulière en Italie » en 2016 et 2017. Des policiers italiens infiltrés auraient mis en évidence une collusion avec des passeurs au large de la Libye. Les audiences sont en cours. Suivies par des observateurs internationaux, elles n’ont pas été concluantes, jusqu’à présent.
Ce procès renforce le sentiment, solidement ancré chez les humanitaires, que les autorités italiennes les harcèlent. Incidemment, il occulte une évidence. Même dirigés par « les néofascistes », selon l’expression de Jérôme Tubiana, les gardes-côtes italiens débarquent en Europe plus de migrants que les ONG. L’Italie respecte la convention de Hambourg, qui a posé en 1979 un principe inconditionnel de sauvetage en mer.
Les ONG martèlent pourtant dans leurs campagnes de lever de fonds qu’il faut donner « pour que la Méditerranée cesse d’être un cimetière », comme si l’essentiel du fardeau reposait sur leurs seules épaules. Certes, à première vue, le bilan de leurs actions semble se passer de commentaires. L’Ocean Viking a secouru 2 832 personnes en 2021, annonce SOS Méditerranée. Le total pour toutes les ONG actives dans le canal de Sicile en 2021 dépasse les 10 000 migrants sauvés.
Effet pandémie
Mais seraient-ils tous morts noyés, si les humanitaires n’avaient pas été là ? Paradoxalement, le nombre de péris en mer n’augmente pas systématiquement quand ils se retirent du théâtre des opérations. L’examen des données très détaillées compilées par l’Office des migrations internationales (OMI) dans sa base Missing Migrants laisse songeur. À des périodes et à des endroits précis, où les navires humanitaires avaient cessé d’opérer, le nombre de morts, loin de s’envoler, baisse parfois.
En mai 2020, par exemple. Pandémie de Covid oblige, aucun navire humanitaire ne croisait au large de la Libye. L’OMI recense 11 morts dans la zone, contre 65 en mai 2019 et 157 en mai 2021. Idem en octobre 2018. Malgré une très faible activité des ONG, le mois a été relativement calme, avec 7 morts seulement en Méditerranée centrale, contre 166 en octobre 2017. « La plupart des navires d’ONG de recherche et de sauvetage restent empêchés d’accomplir leurs missions en Méditerranée centrale », écrit SOS Méditerranée le 14 juillet 2021. Bilan du mois, 263 péris en mer. C’est deux fois plus qu’en juillet 2022, mais deux fois moins qu’en juillet 2018, alors que SOS Méditerranée, Sea Watch et MSF étaient en action.
Le sujet est noyé dans l’idéologie, ce qui rend difficile le débat sur des faits”.Giovanni Mastrobuoni
C’était peut-être le hasard, ou la météo, mais le constat est là. Personne ne semble en mesure de relier solidement l’activité des ONG a une baisse de la mortalité. « Sauver un migrant en mer peut sembler un choix évident », lit-on dans Migrants at sea. Mais « pondérer ce choix de tous les migrants potentiels qui pourraient être encouragés à tenter à leur tour cette traversée traîtresse le complique immensément ». « Le sujet est noyé dans l’idéologie, ce qui rend difficile le débat sur des faits », commente un des auteurs, contacté par Le Point, Giovanni Mastrobuoni.
Le piège de l’aide alimentaire
Ancien président de MSF, Rony Brauman a souvent raconté comment, dans les années 1980, l’aide alimentaire levée pour l’Éthiopie dans le cadre des opérations Band Aid a été utilisée comme appât par la junte communiste, pour forcer des populations à se déplacer. Pendant que les citoyens des pays développés fredonnaient « We Are the World » et « Do They Know It’s Christmas », le régime éthiopien instrumentalisait leur générosité, sous les yeux effarés des humanitaires, pour déporter des centaines de milliers de personnes, rétives à sa politique de collectivisation des terres. MSF a publié une synthèse complète sur cette affaire douloureuse.
« Nous nous posons des questions, sincèrement, nous cherchons à comprendre les patterns » (les déterminants des variations dans les départs depuis la Libye, NDLR), proteste Sophie Beau, tout en réfutant catégoriquement l’existence d’un quelconque effet indésirable de l’action des ONG.
« Les humanitaires que j’ai côtoyés à bord de l’Aquarius (le prédécesseur de l’Ocean Viking, NDLR) se posaient peut-être des questions, mais ils n’en parlaient pas entre eux », raconte une documentariste. C’est ce que deux chercheurs appellent « l’ignorance volontaire », dans un article publié en 2022 dans Migration Studies, intitulé « Sanctuaires flottants, l’éthique des opérations de recherche et secours en mer ». 25 humanitaires opérant en Méditerranée ont accepté de leur parler, sous le couvert de l’anonymat. Soupçon de trafic de femmes destinées à la prostitution, discussion prolongée avec des passeurs, trafiquants dissimulés parmi les migrants…
Parfois, il vaut mieux ne pas creuser. « Il y a un bateau en détresse », raconte l’un d’entre eux, « je ne veux pas en savoir plus, c’est un choix conscient […], pour me protéger moi et pour protéger les gens sur le bateau ». « Nous devons vivre avec ça, raconte un autre. Nous sommes une partie de la chaîne. Les trafiquants, les passeurs, les contrebandiers, appelez-les comme vous voulez… Ils connaissent notre existence et ils ne sont pas stupides. C’est un système pervers. » Même au cœur du système, certains doutent.