Europe : L’UE minée par la menace migratoire
Les Européens ont su imposer un front uni aux ambitions impérialistes de Vladimir Poutine. Le sujet de l’immigration menace aujourd’hui de la faire imploser.
Fragile et incertaine au début de l’agression russe, l’Union européenne a su opposer un front uni aux ambitions impérialistes de Vladimir Poutine en Ukraine. Mais le sujet de l’immigration risque aujourd’hui de la faire imploser. Comme face à la menace russe, la majorité des pays européens ont longtemps vécu dans un triple déni. Ils ont refusé de voir les perturbations nécessairement induites dans les domaines politiques, économiques et culturels par une immigration massive et incontrôlée.
Ils ont fermé les yeux devant l’inquiétude provoquée dans les classes moyennes et le pays profond par la volonté des élites urbaines de continuer à imposer un modèle multiculturel qui a montré ses limites et ses tensions. Ils n’ont pas voulu accepter le lien entre la montée des partis nationalistes ou populistes et l’accroissement de l’immigration. L’enquête transatlantique annuelle du German Marshall Fund (GMF) le rappelle pourtant encore cette année: 11 pays européens sur 14 désignent l’immigration et le changement climatique comme les défis les plus importants pour le continent. Seules la Pologne, la Roumanie et la Lituanie placent la Russie en tête des grands enjeux de sécurité. En France et en Allemagne, l’immigration est le défi le plus important.

Une nouvelle crise
Comme le sujet russe, la question migratoire divise depuis longtemps l’Union européenne. Elle oppose les pays d’ouverture comme la France et l’Allemagne aux États partisans de l’homogénéité culturelle comme la Hongrie ou la Pologne. Mais les divisions migratoires sont plus difficiles à réduire que celles liées à la menace russe. Cette dernière engage des règles relativement consensuelles dans le monde occidental, comme le droit international, l’intégrité des frontières ou les crimes de guerre, tandis que la question migratoire s’infiltre dans les racines, la culture ou la religion. Cette différence explique pourquoi, depuis la grande crise migratoire de 2015, l’UE a été incapable de se donner les moyens de réagir à une nouvelle crise. Elle explique aussi pourquoi les discussions autour d’un pacte migratoire sont enlisées à la Commission européenne.
Face à l’inaction de l’UE, déchirée entre des visions et des modèles antagonistes, de nombreux États, souvent laissés seuls face aux crises, comme l’Italie, ont nationalisé leur politique migratoire. Certains ont construit des murs ou installé des barbelés à leurs frontières. D’autres ont propulsé au pouvoir des partis nationalistes promettant une réduction de la pression migratoire.
Plusieurs pays ont fait des volte-face spectaculaires. C’est le cas de la Suède, qui après avoir été pendant longtemps une terre d’accueil, a décidé, constatant l’échec de l’intégration d’une grande partie des migrants, de leur fermer sa porte. C’est aussi le cas de l’Allemagne, qui après avoir ouvert grandes ses frontières aux migrants en 2015 et assisté à l’entrée du parti d’extrême droite AfD au Parlement, a suspendu cette semaine «jusqu’à nouvel ordre» l’accueil des demandeurs d’asile venant d’Italie, reprochant à Rome de faire de même. Avant d’accepter de faire jouer la solidarité dans la crise de Lampedusa.”
Le désarroi de Giorgia Meloni, qui avait promis de résoudre la question migratoire mais se retrouve dépassée par «une pression intenable», prouve que les solutions nationales ne suffisent pas. La nature du défi et l’augmentation constante du phénomène migratoire ne sont plus gérables à l’échelle d’un pays, surtout quand, comme l’Italie, il est aux premières loges. Et surtout quand certains pays utilisent l’arme migratoire pour affaiblir l’Europe ou pour la faire chanter. Ce fut le cas de la Russie et de la Biélorussie qui avaient, en novembre 2021, emmené et poussé des migrants syriens à la frontière polonaise, pour la faire vaciller. Ce fut le cas de la Turquie, qui depuis 2015, pour des raisons financières et politiques, voire géopolitiques, s’est spécialisée dans le chantage migratoire avec l’UE.
Certains des migrants arrivés à Lampedusa affirment n’avoir pas payé leur passage de la Méditerranée, faisant peser des soupçons sur une tentative volontaire de déstabilisation. Pourquoi les garde-côtes tunisiens n’ont-ils pas stoppé les candidats au départ malgré l’accord signé en juillet avec l’UE? La Russie, désormais en capacité de contrôler les couloirs de migrations africains et de déclencher des vagues migratoires en Méditerranée, est-elle de près ou de loin mêlée à cette nouvelle crise? «Nous n’en avons pas la preuve pour l’instant. Mais nous restons vigilants», répond un haut diplomate.
Quelques jours ont suffi pour provoquer une crise entre trois des pays fondateurs de l’Union: l’Italie, la France et l’Allemagne. L’urgence imposerait une augmentation de la pression sur les États africains qui laissent passer les migrants et l’instauration d’un vrai contrôle, efficace, aux frontières. Mais la réalité migratoire et les changements géopolitiques avancent plus vite, beaucoup plus vite, que le droit et les réformes européennes.
À Lampedusa, la solidarité a cédé la place à l’exaspération
L’île touristique italienne a accueilli 10.000 personnes en une semaine selon la Croix-Rouge. Dimanche soir, 1500 migrants étaient abrités dans le hot spot de l’île.
Il reste assis, la tête dans les genoux. Appuyé sur un mur de la digue du port de Lampedusa, Ahmad se remet lentement de sa traversée de la Méditerranée. En ce vendredi matin, autour de lui, ils sont quelques dizaines, prostrés dans le scintillement des couvertures de survie qui les protègent. «On a voyagé ensemble», lâche Ahmad, en serrant son blouson élimé. Les deux jours de mer ont gelé ce Sénégalais arrivé il y a à peine deux heures sur la petite île italienne avec 43 autres personnes. Ils sont guinéens, ivoiriens, soudanais. «C’est un groupe classique, comme il en arrive tous les jours quand la mer est calme. Il y en a 230 aujourd’hui. Cela ne s’arrête jamais vraiment», dit une employée de la Croix-Rouge italienne venue de Sicile prêter main-forte.
Car, ces derniers jours, Lampedusa, un caillou d’une vingtaine de kilomètres carrés perdu en mer à 150 kilomètres des côtes tunisiennes, a connu un flux autrement plus massif. Le 11 et le 12 septembre, l’île a vu arriver plus de 7500 migrants, un chiffre jamais atteint depuis 2011. «On ne sait pas pourquoi ces dizaines de bateaux sont arrivées d’un coup. Peut-être parce que la mer avait été mauvaise la semaine précédente», ajoute la volontaire, en désignant d’une main les carcasses des navires des naufragés qui encombrent le port.
Il y a là de tout, des vieux bateaux de pêche en bout de course, quelques gros semi-rigides noirs mais surtout des dizaines de canots métalliques, à la flottabilité incertaine, construits spécialement à la chaîne pour les migrants africains. Dans le fond de ces coques de noix, des loques et quelques chambres à air, censées être des gilets de sauvetage, gisent encore.
Des tonnes d’eau, de nourriture et de vêtement
Le flot d’arrivées a submergé la petite île et son centre de rétention qui ne compte que 400 places. Le hot spot, perdu au bout d’une petite route qui serpente dans une garrigue sèche, a été débordé. Les alentours se sont mués en une sorte de camp de réfugiés improvisé où des lits de camp ont été montés à la hâte. «Les premiers jours ont été vraiment compliqués», reconnaît Francesca Basile, la responsable migration de la Croix-Rouge italienne. Dimanche avec 2500 personnes, la situation était, selon elle, «sous contrôle» mais tendue.
D’autant que si les arrivants sont, comme souvent, majoritairement de jeunes hommes, on compte aussi nombre de femmes et de jeunes enfants. «Le plus grave problème, ce sont les jeunes mineurs isolés. Il y en a plusieurs dizaines à Lampedusa. Ils devraient être les premiers à quitter le hot spot, où les migrants sont supposés ne rester que quelques jours, et ils sont ceux qui partent en dernier car on manque de place pour eux», déplore Giovanna di Benedetto, la porte-parole de l’ONG Save the Children.
La masse a de toute façon enrayé le système des transferts la semaine dernière. Les migrants ont dû patienter dans des conditions plus que précaires avant de gagner les grands centres en Calabre ou près de Naples.
Pour faire face à l’urgence, l’Italie s’est certes mobilisée. Des navires ont apporté de Sicile des tonnes d’eau, de nourriture et de vêtements. Mais pas assez. Les annonces de départs vers le continent provoquent donc des tensions et d’immenses bousculades parmi les migrants pressés et énervés. D’autres ont choisi d’attendre plus calmement et sont partis dans les ruelles de Lampedusa.
«Les promesses ne servent plus à rien»
Sur la via Roma, entre les terrasses et les glaciers, des files de migrants l’air fatigué marchent au milieu des touristes chics, quémandant doucement à manger. Wilfried et Mamadou se sont assis sur des marches, las. Tous les deux viennent de Côte d’Ivoire, l’une des premières nationalités avec les Guinéens à arriver en Italie. «Je suis parti car je veux trouver un travail qui me permet de nourrir ma famille», dit Wilfried. Il a quitté Man, dans l’ouest du pays, pour gagner la Tunisie, en passant par l’Algérie.
«C’est très dur et dangereux car vous êtes battus à la moindre occasion.» Il s’est donc décidé à rejoindre Sfax, d’où se font la majorité des départs pour Lampedusa. «Je suis arrivé le dimanche et je suis monté dans un bateau dès le lundi matin. C’est très simple.» Combien a-t-il payé? «600 euros», jure-t-il. La foi aidant, il n’a jamais pensé aux risques. «Notre vie est entre les mains de Dieu et du Christ.» La traversée fut tout de même très délicate. «Personne ne savait naviguer ni se servir d’un GPS. Donc on s’est vite perdu…» Après quarante-huit heures de mer, et alors que l’essence est sur le point de manquer, ils seront sauvés par un navire des garde-côtes italiens. «Dieu nous a vus», philosophe-t-il.
Un peu plus loin, Hervé, un Camerounais raconte presque la même histoire en mangeant une assiette de riz, offerte par le patron de Mancino, un bar du centre. Tous ces jours passés, les commerçants, comme les habitants et les touristes, se sont cotisés pour offrir le minimum à ces échoués. «Que pouvons-nous faire d’autre? Ce sont des humains comme nous», explique Sophia qui possède une vaste pizzeria sur une jolie plage. Pourtant, elle le souligne: «9000 migrants alors que Lampedusa n’a que 6000 habitants, c’est trop. Nous n’avons même pas d’hôpital ici», rappelle-t-elle.
La solidarité de Lampedusa s’est toutefois fissurée samedi. Au petit matin, devant la mairie, des habitants en colère ont bloqué un camion de la Croix-Rouge en route pour le hot spot. En cause, une information affirmant que les autorités envisagent de transformer en un nouveau camp Loran-C l’ancienne base militaire américaine de l’ouest de Lampedusa, désertée depuis 1994. Des tentes pour 7000 personnes seraient déjà en route.
Sur les pavés blancs de la rue, le vice-maire Attilio Lucia, écharpe tricolore en travers du buste parle de ce projet, puis hurle, les poings tendus, visiblement à bout de nerfs. «Nous sommes une petite île qui vit du tourisme et de la pêche. Pas Alcatraz. Personne ne nous aide, ni Rome ni l’Europe!» Une petite foule applaudit. Plus loin, Giaccomo Sferlazzo, un colosse barbu et adjoint à la culture, téléphone sur haut-parleur au milieu de ses administrés, somme le préfet de s’expliquer. Les démentis de ce dernier ne rassurent pas vraiment. Le soir venu, une petite manifestation exigera une fois de plus que deux bateaux soient ancrés au large de Lampedusa pour recevoir les migrants. «C’est la seule solution», s’époumone Attilio Lucia.
Derrière lui, Enzo Bellocchi, le vice-président de Federalberghi, l’association touristique, approuve. «Nous ne sommes pas racistes mais il faut nous comprendre. Nous avons des familles à nourrir. La migration, c’est la misère et désespoir, le contraire des vacances et du plaisir. Personne n’aime voir ça.» Selon lui, la crise actuelle a provoqué une chute de 40% des réservations et un réel agacement.
Giorgia Meloni l’a bien senti et s’est rendue dimanche à la rencontre des habitants en compagne d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. «Penser que l’Italie peut régler seule ce problème est une grave erreur», a affirmé la première ministre en promettant «de travailler à régler ce problème». La rapide visite n’a pas vraiment apaisé Rossela, une restauratrice de l’île. «Les promesses ne servent plus à rien. Moi aussi, je suis une femme et une Italienne…, dit-elle, singeant un slogan électoral de Meloni. Mais, moi, je regarde les actes et les chiffres.» Lampedusa a accueilli 10.000 personnes en une semaine selon la Croix-Rouge. Dimanche soir, 1500 migrants étaient abrités dans le hot spot de l’île.