Europe : Pourquoi la diaspora turque a voté en faveur d’Erdogan

Environ 64 % de la diaspora turque en Allemagne mais aussi en France a voté pour le président sortant conservateur Recep Tayyip Erdogan lors du premier tour de l’élection présidentielle.

Recep Tayyip Erdogan a créé la surprise. Lors du premier tour de l’élection présidentielle, dimanche en Turquie, le président sortant a obtenu environ 49 % des voix, contre 45 % pour son rival, donné favori, Kemal Kılıçdaroğlu. Si les résultats ont déjoué les pronostics des instituts de sondage, le vote Erdogan l’a lui aussi emporté dans les principaux bastions de la diaspora turque européenne.

En Allemagne, 1,5 million de Turcs vivant dans le pays, ont voté dans 26 bureaux de vote différents répartis sur l’ensemble du territoire. Parmi eux, beaucoup de descendants des travailleurs émigrés « invités » à contribuer au miracle économique allemand des années 1960 et 1970. Ils forment le plus gros contingent de cette diaspora, forte de 3,4 millions d’électeurs résidant dans 73 pays dans le monde.

Dans les urnes, environ 65,4 % de la diaspora turque en Allemagne a voté pour Erdogan contre 32,61 % pour son opposant. Un vote en faveur du président conservateur qui a interrogé la presse allemande au lendemain du scrutin. « Pourquoi les personnes d’origine turque renforcent-elles donc l’autocratie en Turquie, depuis un pays aussi libre que l’Allemagne ? », se demandait ainsi le Spiegel, rapporte Courrier International.

« En Allemagne, il y a quelque chose de paradoxal », relève Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble. « La diaspora vote à droite pour les élections turcs, en revanche pour les élections allemandes, elle vote plutôt à gauche, pour le Parti social-démocrate (SPD), ce qui est plus contrasté en France », note le chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul. Dans l’Hexagone, le président sortant a aussi été plébiscité au premier tour par la diaspora qui compte plus de 397 000 électeurs turcs. Erdogan a ainsi récolté 64,24 % des suffrages, contre 34,15 % pour Kiliçdaroglu.

Dans le Spiegel, plusieurs raisons sont avancées pour expliquer ce vote en faveur de l’autocrate islamo-conservateur, à la tête du pays depuis vingt ans. Tout d’abord, le chef de l’État et son parti, l’AKP, « ont beaucoup œuvré en faveur des Turcs de l’étranger »« Et beaucoup d’entre eux fondent sur lui leur espoir d’une amélioration de la sécurité, tant sur le plan social que sur celui des violences, du moins pour les membres de leur famille vivant encore en Turquie », poursuit l’hebdomadaire allemand.

Le milieu conservateur traditionnel

Pour Bayram Balci, chercheur au CERI-Sciences-Po à Paris, il est nécessaire de distinguer « plusieurs catégories de Turcs qui sont à l’étranger »« Ils ne sont pas tous du même milieu social et professionnel, détaille l’ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA). Ceux qui sont issus de la partie la plus conservatrice, rurale, de l’arrière-pays de l’Anatolie ont tendance à voter pour Erdogan. Ils se reconnaissent en lui car ils viennent de la même région et du même milieu conservateur traditionnel ». Pour eux, le président incarne « la vraie Turquie »« Il est fidèle à l’identité du pays : musulman, turc, sunnite et conservateur », ajoute Bayram Balci.

Une autre catégorie de migrants, originaire de Turquie, réside aussi en France et en Allemagne : ceux partis après le coup d’État militaire de 1980. « Ils appartiennent à une autre couche sociale en Turquie. Ils sont en Europe pour des raisons politiques plus que pour des raisons économiques, poursuit le chercheur. Ils ne sont pas venus pour trouver du travail, ils sont venus pour trouver une certaine liberté. Eux sont beaucoup plus critiques envers le pouvoir tenu par Erdogan. Ils ont tendance à voter contre lui, car ils ne se reconnaissent pas dans ses valeurs ».

Un réflexe identitaire

Le vote Erdogan dans les bastions de la diaspora turque s’explique aussi par « un réflexe identitaire », estime Jean Marcou. « Il y a un réflexe identitaire y compris dans des pays occidentaux où Erdogan est souvent très critiqué. On défend celui qui apparaît comme le porte-drapeau de ce qu’on est », analyse le professeur à Sciences Po Grenoble.

Ils sont sensibles au discours d’Erdogan, qui cultive un discours d’intérêt et de respect pour les Turcs de l’étranger.” – Bayram Balci, chercheur au CERI-Sciences-Po à Paris

Autre facteur qui permet de comprendre le soutien envers le cofondateur de l’AKP : le statut d’intégration des Turcs résidant en Europe dans leur pays d’accueil. « Certains ont le sentiment qu’ils ne sont pas pris en considération en France ou en Allemagne, qu’ils sont ostracisés. De ce fait, ils sont sensibles au discours d’Erdogan, qui cultive un discours d’intérêt et de respect pour les Turcs de l’étranger. Ils ont ainsi un père protecteur qui s’intéresse à eux », résume Bayram Balci.

Cependant, la polarisation de la société turque est aussi visible au sein des votes de la diaspora turque européenne. Kemal Kılıçdaroğlu est ainsi en tête des résultats du premier tour des élections au Royaume-Uni, en Europe du Sud et de l’Est, en Finlande, en Suède et dans les Balkans. Le candidat social-démocrate, chef du parti CHP « domine au Royaume-Uni car beaucoup de réfugiés kurdes sont présents », souligne Jean Marcou. Dans les pays scandinaves où le vote Kılıçdaroğlu est majoritaire, « ce sont souvent des réfugiés politiques, et des Kurdes qui votent contre Erdogan », complète Bayram Balci. Quant aux Balkans, « des communautés de Turcs y sont installées depuis des siècles, conclut Jean Marcou. Ils n’ont pas les mêmes votes que la diaspora immigrée en France et en Allemagne ».

Le Journal du Dimanche