Fichés par nos téléphones, ou comment toutes nos connexions nous trahissent
Tracé, pourchassé, écouté… Parfois, les coïncidences entre nos actions et ce que nous renvoie notre téléphone sont troublantes. Les légendes urbaines vont bon train. Qu’en est-il vraiment ? Le JDD Magazine a enquêté.

Mais comment mon téléphone peut-il savoir que j’ai parlé (de vive voix) à des amis ce matin ou hier de mon projet de visiter la Grèce en juillet ? Au point de me suggérer telle compagnie aérienne, tel hôtel, tel loueur de voitures, restaurant ou compte Instagram d’influenceur avec ses vidéos de plages magnifiques, tous liés à la même destination… C’est grâce à ces traceurs, qui sont de véritables mouchards numériques qui renseignent de façon bien plus efficace que la voix sur nos habitudes, nos comportements, nos goûts et même nos projets. Explications de Baptiste Robert : « Nous avons la sensation que ces suggestions sont le fruit d’une écoute, mais j’ai regardé tout cela de très près : à aucun moment une application n’ouvre les micros pour écouter les gens. Généralement, c’est vous-même qui avez donné toutes les informations nécessaires aux applications, aux réseaux sociaux, aux sites Internet. »
Bien sûr que nos téléphones nous espionnent. Mais autrement qu’en nous écoutant…
Fabrice Epelboin, professeur à Sciences Po, spécialiste des réseaux sociaux et de la guerre informationnelle
Instagram, Facebook, TikTok, Twitter n’ont donc même pas besoin d’activer les micros de nos téléphones portables pour savoir que nous avons parlé de tel sujet et nous bombarder ensuite de notifications. « L’ensemble des données que nous laissons derrière nous à longueur de journée dépasse l’entendement, poursuit Fabrice Epelboin. La légende urbaine de “mon téléphone m’écoute”, nous en avons toutes et tous été victimes à un moment ou à un autre. Bien sûr que nos téléphones nous espionnent. Mais autrement qu’en nous écoutant… » Vous avez effectué des recherches sur Internet à partir de Google ; vous « likez » systématiquement les publications liées à ce thème ; vous êtes abonné à des comptes qui en parlent ; vous avez réservé par le passé des séjours dans ce pays, acheté des billets d’avion. Des signes laissés partout, y compris dans vos e-mails, que certaines applications peuvent lire.
Ces traceurs seraient même parfois capables de devancer nos envies. Les géants des réseaux sociaux analysent en direct le temps que vous passez sur chaque publication. L’une d’elles retient votre attention avant que vous ne glissiez sur la suivante : c’est le signe que le sujet vous intéresse. Au contraire, vous zappez systématiquement le même style de vidéo : on vous en proposera moins de ce type à l’avenir.
Toutes nos consultations, appréciations, connexions nous trahissent et nous définissent. Des tonnes d’ordinateurs, à perte de vue, entassés dans des salles gigantesques, enterrées pour certaines, sous l’eau pour d’autres, conservent ces milliards de données, nourrissant en permanence des algorithmes de toutes sortes, jamais rassasiés. À force de vous étudier de près, ils connaissent tout de vous, ou presque. « Google sait quelle presse vous lisez, ce que vous recherchez, ce que vous allez acheter. Dans quel restaurant vous allez dîner, où vous habitez, quel est votre niveau de vie, pour qui vous votez… », détaille Fabrice Epelboin.
Acheter plus et plus cher
Par ce que nous « likons » ou pas sur Instagram ou Facebook ; ce que nous lisons ; là où nous vivons ; ce que nous consultons ou consommons, il est aisé de connaître notre pouvoir d’achat, notre orientation sexuelle, nos opinions politiques. Et même notre religion. Vraiment ? « Bien sûr, reprend Fabrice Epelboin. Si elle a activé sa géolocalisation, on sait par exemple que telle personne se rend tous les vendredis ou tous les samedis de chez elle à un point précis, à savoir une mosquée ou une synagogue. On connaît donc sa religion. C’est très facile. Et aucun besoin d’écouter son téléphone. » Mais pour quoi faire, au bout du compte ? En quoi notre religion, notre sexualité, notre adresse peuvent-elles bien intéresser les fameux Gafam (Google, Apple, Facebook et Amazon) mais aussi les Natu, constitués de Netflix, Airbnb, Tesla et Uber ? La réponse est simple : nous faire acheter des biens de consommation.
On ne proposera donc pas de publicités le samedi à une personne dont on se doute qu’elle est juive pratiquante. Le dimanche, oui. Et pour tout le monde, en sachant que vous vous connectez du lundi au vendredi à tel réseau GSM ou wi-fi, on déduit que vous êtes actuellement dans les transports en commun. Et donc que vous avez du temps. On sait aussi que là, vous êtes arrivé à votre travail ; que là, vous en repartez… Que vous vous déconnectez le soir à telle heure, vous réveillez à telle heure et donc, encore une fois, quand vous solliciter avec des publicités et des notifications.
Uber sait que, à cet instant précis, vous êtes en retard. Et augmentera donc le tarif habituel
Fabrice Epelboin, professeur à Sciences Po, spécialiste des réseaux sociaux et de la guerre informationnelle
On sait aussi que, chaque samedi, vous prenez la voiture et allez faire vos courses à l’hypermarché. À peine garé sur le parking, vous recevez donc des notifications vous informant de promotions qui risquent de vous intéresser. « Et une fois à l’intérieur du magasin, assure Baptiste Robert, on peut savoir où vous allez, quels rayons vous évitez, dans lesquels vous restez le plus longtemps… » On remarque que vous traînez dans un rayon ? Vous allez recevoir une promotion en temps réel pour vous persuader d’acheter…
« L’idée est assez simple, sourit Fabrice Epelboin, transformer les données en pognon ! Uber par exemple, si vous avez téléchargé l’application et l’avez donc autorisée à accéder à votre géolocalisation, va savoir que vous recourez à ses services toutes les semaines, à la même heure, pour le même trajet. Et que là, à cet instant précis, vous êtes en retard. Uber augmentera donc le tarif habituel de votre course dès que vous allez le solliciter. » Plus étonnant, l’appli connaît aussi le niveau de votre batterie : or une étude interne a montré que les clients sont prêts à payer une course plus cher quand leur batterie est déchargée. Uber a toujours assuré n’avoir jamais profité de ce constat pour fixer ses prix… Mais doit-on le croire ?
Revente de données personnelles
D’autant que d’autres applications, bien plus « institutionnelles », réservent parfois de mauvaises surprises. Avez-vous récemment acheté un billet de train sur le site de la SNCF ? Sur la page d’accueil, on nous demande si nous acceptons les conditions d’utilisation du site. Par flemme, parce que nous sommes pressés, nous cliquons sur « accepter » et entamons notre recherche d’horaires, achetons éventuellement une carte de réduction, un billet, en laissant notre âge, notre adresse e-mail, notre gare de départ et celle d’arrivée, nos coordonnées bancaires.
Mais refuser les conditions d’utilisation du site et fouiller dans les cookies revient à ouvrir la boîte de Pandore. On découvre alors à quoi on l’autorise (entre autres) en disant « Oui » sur la page d’accueil : à « stocker et/ou accéder à des informations sur un terminal ; exploiter des études de marché afin de générer des données d’audience ; sélectionner du contenu personnalisé ; sélectionner des publicités personnalisées ; créer un profil personnalisé de publicités… » Les informations personnelles sont livrées à près de 150 entreprises partenaires de SNCF Connect. Parmi elles, des spécialistes de la collecte, du traitement et de la revente de données personnelles, comme l’américaine Oracle Database, ou la japonaise Dentsu, mais aussi Carrefour, Facebook, M6 et TF1, Orange, Microsoft, Netflix, Pinterest, SFR et des dizaines d’autres…