Gabon : La dynastie Bongo, une histoire françafricaine

Les Bongo ont servi les intérêts français sur le continent et financé presque tous les partis de l’ancien colonisateur en échange de sa protection. Une relation incestueuse qui aura duré plus d’un demi-siècle, jusqu’au coup d’Etat du 30 août.

Nous sommes pendant la première cohabitation, avec Jacques Chirac à Matignon et François Mitterrand à l’Elysée, entre 1986 et 1988. Le Premier ministre a fait venir à ses côtés Jacques Foccart, l’ancien compagnon du général de Gaulle, pour être son conseiller aux affaires africaines. Un soir, Foccart reçoit un appel pressant d’Ali Bongo, le fils du président gabonais Omar Bongo : il demande à être reçu urgemment par Chirac, il est porteur d’un message de son père.

Foccart raconte la suite : « J’informe le Premier ministre. J’ajoute qu’à mon avis, et suivant mes informations, il s’agirait d’instituer une monarchie héréditaire. Chirac éclate de rire. “Enfin, nous verrons bien, fait-il. Envoyez-lui des motards.” » L’entrevue a lieu, et, en effet, Omar Bongo veut instaurer dans son pays une monarchie héréditaire et faire d’Ali son héritier. Chirac le dissuade en lui conseillant de « méditer sur l’exemple de Bokassa », l’empereur tragicomique de Centrafrique.

Cette anecdote racontée par Foccart lui-même en dit long sur le rapport d’Omar Bongo à la France. Après deux décennies au pouvoir, il demandait toujours l’aval de Paris pour prendre une initiative politique aussi importante qu’un changement de régime. Et y renonce quand on lui dit « non ». La présence de Foccart y est évidemment pour beaucoup. Omar Bongo sait ce qu’il doit à l’ancien résistant, devenu les yeux, les oreilles et aussi le bras armé du pouvoir gaulliste dans ce qui a longtemps été le « pré carré » français sur le continent.”

Cela remonte à janvier 1965. Léon Mba, le premier président du Gabon, que les parachutistes français avaient sauvé d’un coup d’Etat l’année précédente, apprend alors qu’il est atteint d’un cancer. Jacques Foccart en est informé avant que le président gabonais se décide à lui en parler. Avec Maurice Robert, le « patron » de l’Afrique au Sdece (ancêtre de l’actuelle DGSE), il a passé au crible l’entourage du président gabonais ; son choix se porte sur son discret directeur de cabinet : Albert Bongo, 30 ans, qui « n’a pas une grande formation, mais qui a de la personnalité, du courage et de la volonté ».

Des experts français rédigent un amendement à la Constitution pour créer un poste de vice-président pour Bongo, qui deviendra président à la mort de Léon Mba, en 1967. Ainsi commence l’histoire du clan Bongo dont la mainmise sur le pouvoir aura duré près de cinquante-six ans. Quelle que soit la suite, cette page d’histoire s’est bel et bien refermée le 30 août 2023, lorsque le général Brice Oligui Nguema, commandant de la Garde républicaine, a pris le pouvoir et envoyé Ali Bongo « à la retraite ». Révolution de palais (Oligui Nguema a des liens de parenté avec la famille Bongo) ou véritable rupture ? Il est trop tôt pour le dire, mais le coup d’Etat a assurément clos un chapitre gabonais, et surtout franco-gabonais.

Mercenaires, cargaisons d’armes et barbouzes

Dès son arrivée au pouvoir en 1967, Albert Bongo (Omar après sa conversion à l’islam en 1973) a fait de Libreville un des piliers de la Françafrique, ce réseau de pouvoir et d’influence sur le continent façonné et piloté par Foccart. Il a très vite l’occasion de prouver son utilité en faisant du Gabon la plaque tournante du soutien clandestin à la sécession du Biafra, la province pétrolière du Nigeria, encouragée en sous-main par la France et la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny.

On croise à Libreville des mercenaires dont le célèbre Bob Denard ; on y voit des avions sans immatriculation décoller de nuit avec des cargaisons d’armes à destination du réduit biafrais ; et le Gabon devient l’un des rares Etats africains à reconnaître la sécession du Biafra. L’affaire se termine mal pour lui, avec la victoire de l’armée fédérale nigériane, et le départ en exil en Côte d’Ivoire du leader biafrais Odumegwu Ojukwu ; mais le Gabon aura acquis une place de choix dans le « système Foccart ».

C’est encore du Gabon que s’organise, en 1975, le soutien des services français aux rebelles de l’enclave pétrolière angolaise de Cabinda, à l’embouchure du fleuve Congo. L’Angola est en passe d’accéder à l’indépendance à la faveur de la révolution des œillets à Lisbonne, mais le pouvoir est disputé entre trois mouvements de libération et devient un enjeu de guerre froide. Au cœur de ce chaos, la France et les barbouzes de la compagnie Elf tentent vainement de faire main basse sur les réserves pétrolières offshore de Cabinda.

Echec encore en 1977, lorsque partent du Gabon, à bord d’un vieux DC-7, les mercenaires de Bob Denard qui tentent un coup de force au Bénin, l’ancien Dahomey, alors dirigé par le « grand camarade de lutte » Mathieu Kérékou, un ancien sous-officier de l’armée française converti au marxisme-léninisme. Kérékou survit à ce débarquement de mercenaires, et l’échec de l’« opération crevette » – c’est son nom de code – laissera des traces ; mais là encore, Omar Bongo prouve son utilité à l’ancien colonisateur qui, en retour, lui assure protection : une véritable assurance-vie.

« Clan des Gabonais », valises d’argent et assurance

En 1981, lorsque je me rends pour la première fois à Libreville, transformée par l’argent du pétrole et la forte présence d’expatriés français, l’atmosphère est étouffante. En reportage, je me heurte au quadrillage de la capitale par ce que le journaliste Pierre Péan avait surnommé « le clan des Gabonais » : il y a là Maurice Robert, l’ancien du Sdece devenu ambassadeur de France avant de rejoindre Elf-Gabon, la toute-puissante compagnie pétrolière ; mais également le « patron » français de la garde présidentielle, le PDG d’Elf-Gabon et même un restaurateur français connu pour être le relais local du parti gaulliste… Rien ne se fait sans eux.

J’enquête sur une affaire qui fait encore des vagues en France à l’époque : l’assassinat dans le Lot d’un ancien jardinier des Bongo, soupçonné d’être l’amant de la première dame du Gabon ! On y retrouve la main des barbouzes du SAC, la milice gaulliste formée à l’époque de la lutte contre l’OAS, finalement dissoute en 1981. Pierre Debizet, le patron du SAC, a ses entrées à Libreville…

Avec le temps, Omar Bongo, dont Foccart relevait la discrétion, a pris de l’assurance. Il a appris à jouer et à tirer profit de ce monde franco-africain dont il est devenu une pièce maîtresse. Car le Gabon est riche : pétrole, manganèse, uranium, forêts tropicales… D’astucieux montages financiers alimentent les caisses de la famille Bongo, des dignitaires du régime, mais aussi de leurs amis français, y compris les partis politiques de l’ancien colonisateur.

Bongo finance les campagnes électorales françaises, toutes les campagnes – « sauf les communistes », confiera-t-il plus tard. Y compris en 1981, lorsque ses valises d’argent sont acceptées au siège du candidat Mitterrand comme à celui de Giscard, président sortant. L’enrichissement de la famille Bongo apparaîtra au grand jour en 2007 avec l’affaire dite des « biens mal acquis », à la suite de la plainte d’une ONG concernant l’origine des fonds qui ont permis d’acheter de très nombreux biens immobiliers à Paris et sur la Côte d’Azur ; mais nous n’en sommes pas là.

Omar Bongo prend tellement d’assurance que lorsque ses mentors s’éclipsent en France, avec la victoire socialiste de 1981, il sait s’y prendre pour que rien ne change. Il est vrai que Mitterrand, ancien ministre des colonies, cultive à dessein l’ambiguïté : il nomme le « jeune loup » Jean-Pierre Cot au ministère de la Coopération, célèbre pour avoir dit qu’il ne voyageait pas sans consulter le rapport annuel d’Amnesty International ; et le fidèle Guy Penne, cacique socialiste, à la cellule Afrique de l’Elysée, dans le fauteuil de Foccart.

Il lui adjoindra plus tard son propre fils, Jean-Christophe Mitterrand, qui deviendra proche… d’Ali Bongo, le fils et futur successeur du président gabonais. Entre Cot et Penne, ces deux pôles divergents de la politique africaine à Paris, c’est Omar Bongo qui tranche. Il demande, et obtient, la tête de Cot, coupable d’avoir refusé un crédit de coopération pour refaire la décoration intérieure de son avion présidentiel. Exit Jean-Pierre Cot, donc, et « normalisation » de la politique africaine.

Deux ministres français « virés »

Le président gabonais a, de fait, obtenu la peau non pas d’un mais de deux ministres français de la Coopération. Le second sera Jean-Marie Bockel, l’ex-socialiste rallié à Nicolas Sarkozy, qui croira bien faire en déclarant dans « le Monde » en 2008 qu’il va mettre « le dernier clou » dans le cercueil de la Françafrique. La suite est racontée par Robert Bourgi, homme des coulisses franco-africaines (et tombeur, plus tard, de François Fillon avec la révélation de l’affaire des costumes…) : il explique sur RTL que « papa », comme il appelait Omar Bongo, lui avait téléphoné pour qu’il transmette sa colère à « Nicolas [Sarkozy] ».« Je suis allé voir le président à l’Elysée […] et je lui ai passé le message ferme et voilé de menaces du président Bongo. Et il m’a dit : “Ecoute, dis à Omar et aux autres chefs d’Etat que M. Bockel partira bientôt et sera remplacé par un de mes amis.” »

Exit Jean-Marie Bockel, transféré moins d’un an après sa nomination aux Anciens Combattants. Marionnette de Jacques Foccart à ses débuts, Omar Bongo aura donc su se placer dans une position où il peut « virer » deux ministres français à vingt ans d’intervalle.

Son fils Ali, à la légitimité encore plus mince, lui succède à sa mort en 2009 pour perpétuer le système, avec moins de talent, et une distance plus grande avec une France moins impliquée. Cette longévité est évidemment la clé. Une personnalité française qui accompagnait Emmanuel Macron en Afrique centrale en mars dernier m’a confié avoir croisé le regard de Denis Sassou-Nguesso, président de la République du Congo depuis près de quarante ans, et d’y avoir lu un message de défi :« Tu es de passage, mais moi j’ai connu tous les présidents français depuis Giscard… »

C’était le cas de la dynastie Bongo, c’est encore celui de Paul Biya, au pouvoir au Cameroun depuis quarante et un ans. Une relation incestueuse d’une autre époque, d’un temps postcolonial qui n’a que trop duré, et auquel les militaires gabonais ont mis fin le 30 août – sans que la suite ne soit encore écrite.

L’Obs