Gare à la flèche du Parthe
Carrhes, Turquie – 53 av. J.-C. Alors qu’en Gaule Jules César mène une campagne victorieuse, en Orient, les légions romaines subissent leur pire défaite depuis l’époque d’Hannibal. Car leurs adversaires parthes disposent d’une arme redoutable : l’arc composite.
Au début de l’été 53 av. J.-C., les légionnaires romains se retrouvent confrontés pour la première fois à un ennemi doté d’une arme dont ils ont tout au plus entendu parler jusqu’alors : “Les flèches, volant comme un essaim et tombant de tous les côtés à la fois, en blessaient mortellement un grand nombre, ou les mettaient hors de combat ; enfin, elles les frappaient aux yeux, ou se faisaient jour à travers leurs armes jusqu’aux mains et dans toutes les parties du corps […]. Ils [les Romains] ne savaient pas même s’ils devaient se mouvoir ou se tenir immobiles.”
C’est en ces termes que l’historien romain Dion Cassius [155-235] décrit comment les Parthes ont transformé la campagne du Romain Marcus Licinius Crassus en désastre. Près de trois légions et leurs unités auxiliaires, soit environ 20 000 hommes, perdent la vie à Carrhes, dans le nord de la Mésopotamie [aujourd’hui dans le sud de la Turquie], et 10 000 auraient été faits prisonniers. Crassus lui-même, membre, avec Pompée et César, de ce que l’on a appelé le premier triumvirat, périt.
Une prouesse technique

L’armée romaine vient ainsi de découvrir la puissance de l’arc courbe composite, et force lui est de reconnaître qu’entre des “mains barbares”, c’est une arme redoutable. Selon l’ethnologue Clio Felicitas Stahl, ces arcs courbes témoignaient d’une technique élaborée. L’arme était constituée d’une structure en bois sur laquelle des tendons d’animaux étaient appliqués avec de la colle. Quand elle séchait, le corps de l’arc se contractait, ce qui lui conférait sa courbure typique. L’arc gagnait ainsi d’une part en stabilité, d’autre part en tension, renforcée sur certains modèles par une couche de corne supplémentaire.
Des expériences menées avec des répliques ont montré ce que cela signifiait. Avec un poids de traction [la force nécessaire pour tirer la corde d’un arc] de 18 à 27 kilos, l’arme était d’une formidable puissance. Ce sont des valeurs qui se situent aujourd’hui entre les performances des sportifs amateurs et des athlètes de haut niveau. Les archers pouvaient donc tirer à un rythme rapide et avec précision depuis le dos de leurs chevaux, même s’ils n’étaient pas encore équipés d’étriers pour assurer leur stabilité.”
“L’arc composite était une véritable prouesse technique, estime Clio Stahl. Pendant des siècles, aucune autre arme de jet n’a eu un effet aussi percutant et dévastateur.” Il était en outre d’une grande robustesse. Pour éviter que la colle se dissolve en raison du climat humide d’Europe centrale et orientale, les arcs étaient protégés à l’aide d’un enduit à base d’huile ou de cire, et ils étaient transportés dans des sacs spéciaux. Ce qui expliquerait les performances des archers orientaux qui accompagnaient l’empereur romain Maximin le Thrace lors de son expédition en Germanie en 235-236.
Sur le site du Harzhorn, dans le sud de la Basse-Saxe, les archéologues ont exhumé, à partir de 2000, les vestiges d’un champ de bataille où les Romains auraient infligé une défaite aux Germains, entre autres grâce à ces archers. La terrible efficacité des cavaliers nomades La fabrication d’un arc courbe était complexe, une affaire de spécialistes. En raison du temps de séchage nécessaire pour la colle naturelle qui servait à en fixer les différentes couches, la fabrication pouvait prendre plus d’un an, écrit Stahl. Par ailleurs, l’arme existait en diverses versions.
Alors que les Scythes, que les sources grecques évoquent dès 500 av. J.-C., préféraient les arcs courts, les Huns ont développé leur vaste empire à partir de l’an 375 en usant d’un type plus long, de 80 à 130 centimètres, élaboré de façon asymétrique. La partie inférieure était plus courte et permettait ainsi une utilisation verticale de l’arc. Cette arme à longue portée était encore relativement précise à une distance de 400 mètres. De même que la longueur des arcs, les étuis dans lesquelles ils étaient rangés ont évolué, tout comme les carquois, qui pouvaient contenir jusqu’à 100 flèches. L’empennage de ces dernières était triple, chaque aileron étant en forme de losange ou de feuille de laurier. Les flèches étaient dotées d’une pointe en bronze. Lorsqu’un tel projectile touchait un corps humain, il provoquait une blessure profonde qui causait de graves hémorragies.
“De plus, les organes internes étaient souvent atteints, voire les os, qui se brisaient à l’impact”, poursuit Stahl. Les cavaliers nomades avaient développé une tactique extrêmement efficace axée sur l’emploi de cette arme. Entraînés à l’équitation et au tir dès “l’enfance” (Dion Cassius), ils démoralisaient l’adversaire en le harcelant avec leurs chevaux légers, tout en le tenant à distance. Si ce dernier passait à l’attaque, ils se repliaient, comme les Parthes à Carrhes, afin de disloquer les lignes romaines. Puis ils faisaient demi-tour et encerclaient les groupes de légionnaires isolés.
Parallèlement, les Parthes avaient perpétué la tradition de l’ancienne cavalerie perse, équipée de lances, les “cataphractaires”, qui chargeaient l’infanterie lourde romaine pour disperser ses formations. Un convoi de chameaux approvisionnait les archers en nouvelles flèches. Et si, alignant environ 10 000 combattants, les Parthes étaient nettement inférieurs en nombre aux 40 000 hommes de Crassus, ils ont malgré tout pu leur infliger une défaite écrasante.