Gauche urbaine bien-pensante : “Si vous êtes diplômé, vous êtes plus sûr de vous et plus intolérant”
« Une étude tacle la gauche urbaine bien-pensante ». C’est le titre d’un article publié par le journal suisse 20 minutes. ch, ce 30 juillet, qui se fait l’écho d’une grande étude européenne, réalisée par le Mercator Forum Migration und Demokratie (MIDEM), le centre de recherche de l’université technique de Dresde, en Allemagne. Les sondés y sont interrogés sur leurs positions à propos sept thématiques généralistes comme le changement climatique, l’égalité femme-homme, la redistribution sociale, le Covid-19 ou encore l’immigration.
Selon l’interprétation que fait le journal helvétique des résultats de l’étude, « plus une personne est éduquée, riche, urbaine et de gauche, moins elle accepte les personnes qui ont une autre vision du monde. À l’inverse, les personnes qui ont une attitude conservatrice, qui vivent à la campagne et qui ont moins d’argent et d’éducation, sont plus ouvertes envers ceux qui pensent différemment ». Cette explication de texte, qui a beaucoup fait réagir sur Twitter après avoir été partagée par le spécialiste de l’opinion Paul Cébille, est-elle un peu trop rapide ? Pour Marianne, Stéphane Fournier, directeur d’études pour l’institut de sondage Cluster 17, revient sur la lecture qu’a pu faire le journal de l’étude, ainsi que son contenu réel.

Marianne : Est-ce que l’étude du centre de recherche de l’université technique de Dresde « tacle la gauche urbaine bien-pensante », selon vous ?
Stéphane Fournier :Ce n’est pas vraiment ce que dit l’étude. Elle montre surtout que ce sont les plus polarisés, les plus clivés sur un certain nombre de thèmes. Mais vous pouvez le lire à l’envers. Par exemple, on nous dit que le terme qui polarise le plus dans l’étude, c’est celui d’ « immigration ». Ce dernier polarise parce qu’une grande majorité des gens veulent la limiter. Donc, par effet miroir, les gens de gauche qui sont, en général, plutôt favorables à l’immigration se retrouvent marginalisés.
Dans beaucoup de nos études chez Cluster17, on voit que, dans le groupe qu’on a appelé les « multiculturalistes », il y a une forme de marginalité, d’éloignement par rapport au centre de gravité de la société. Mais c’est aussi par ce que le centre de gravité s’est éloigné, s’est déplacé vers la droite. Cela marche dans les deux sens.
C’est donc parce que les revendications de la majorité de la population se sont décalées vers la droite que la gauche se retrouve, de facto, marginalisée ?
La polarisation, c’est un double processus, une partie va d’un côté et un autre groupe va dans l’autre sens. C’est un peu ça le problème de la gauche, c’est qu’une partie d’entre elle, c’est certain, s’éloigne très largement du centre de gravité de l’opinion française et s’éloigne donc de ce qui pourrait faire consensus et être majoritaire.
L’étude utilise le terme de « polarisation affective ». Pouvez-vous le définir ?
La « polarisation affective » mesure scientifiquement à quel point les défenseurs d’une position ont des sentiments négatifs envers ceux qui ne partagent pas leur position.
L’étude indique que la polarisation affective, donc les sentiments négatifs envers ceux qui ne partagent pas nos positions, sont plus élevés chez les riches, chez les urbains, chez les gens de gauche et chez les plus éduqués. Pourquoi ?
Dans l’étude, ils émettent une hypothèse qui me semble intéressante, à savoir que sociologiquement, on sait que les classes supérieures et diplômées ont beaucoup plus confiance en elle pour donner leur avis et un avis tranché. Et ont davantage un avis tranché d’ailleurs. C’est aussi ce qu’on remarque dans nos tests chez Cluster 17.
Le fait que les diplômés donnent plus leur avis ne veut pas pour autant dire qu’ils n’acceptent pas les personnes qui ont une vision différente de la leur ?
Si, aussi. Si vous êtes diplômé, vous avez tendance à être plus sûr de vous. C’est mentionné dans l’étude d’ailleurs. Vous êtes plus tranché dans vos positions, plus affirmatif et donc plus polarisé. Et, peut-être, plus intolérant, avec des désaccords plus marqués.
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Notons par ailleurs que les deux thèmes qui polarisent le plus affectivement dans l’étude sont l’immigration et le changement climatique, deux thèmes qui ont tendance à échapper aux arguments rationnels et nuancés. On comprend dès lors que pour des gens diplômés, de gauche, il est insupportable d’entendre que le changement climatique n’existe pas ou que les maux de la société sont uniquement le fait des immigrés. Sans oublier que dans l’étude, la polarisation affective est également élevée chez les personnes de droite radicale. Ce n’est donc pas tant le diplôme ou la sociologie qui explique la polarisation affective mais votre niveau de radicalité sur des questions clivantes.
Cela suffit, pour vous, à expliquer qu’ils acceptent moins les personnes qui ont une autre vision du monde ?
Non, mais en partie. Et pour le reste, il faut voir si c’est par rapport à leur positionnement idéologique ou pas. J’en reviens à ce que je disais précédemment. C’est dans ces groupes-là qu’on retrouve des gens qui ont les avis les plus éloignés de la moyenne. Ils sont minoritaires dans l’opinion et ont un avis plus éloigné du centre traditionnel que les autres. Plus l’extrême droite avance, plus il y a le sentiment que le centre de gravité se déplace, plus les gens diplômés, de gauche, sûrs de leurs convictions, renforcent leur rejet de ceux qui portent des idées différentes d’eux. Ce sont quasiment des mouvements de plaques tectoniques. Il y a une radicalisation dans les deux sens mais elle ne joue pas en faveur de la gauche et je pense que c’est aussi à cause de ça que vous avez une forte crispation qui grandit dans une partie de la population de gauche.
C’est également lié au phénomène de métropolisation, où vous avez une concentration sociale des bac +5 dans les grandes villes qui accentue les clivages. Car les métropolitains vivent dans un monde bien différent de celui dans lequel vivent les ruraux. Christophe Guilluy le montre bien mieux que tout le monde. Les métropoles sont devenues des formes de citadelles qui renforcent une forme d’endogamie, avec un mode de vie sensiblement différent du reste de la population : multiculturalisme, libéralisme culturel, effacement de la voiture au profit des « mobilités douces », modifications des pratiques de consommation comme l’épicerie bio au détriment du supermarché, etc.