Gauchisme culturel : “L’avènement du peuple adolescent, une révolution qui ne dit pas son nom”

Avec “Mes années folles”, le philosophe plonge dans ses souvenirs et dans sa bibliothèque pour livrer les secrets de cette révolte adolescente, ses ressorts et ses conséquences. Passionnant.

On connaît l’aphorisme de Saint-Exupéry : “On est de son enfance comme on est d’un pays.” Pour l’adolescence, en revanche… En parcourant les livres de sa bibliothèque remplie de la littérature qui a accompagné ses années de lutte, Jean-Pierre Le Goff, philosophe, sociologue, a fait l’expérience de l’étrangeté à soi-même. L’auteur de Mai 68, l’héritage impossible, s’est replongé, cette fois à travers un témoignage personnel, dans cette “révolution culturelle qui ne dit pas son nom”. Une période où la crise d’adolescence d’une génération a rencontré la crise culturelle des sociétés modernes, bouleversées par l’avènement de l’individualisme et de la consommation de masse. Entretien exclusif.

A propos de votre période post-soixante-huitarde, vous dites “mes années folles”, pourquoi ?

Jean-Pierre Le Goff : Ce livre part d’une expérience, celle du rangement de ma bibliothèque quand je redécouvre les ouvrages que je lisais au tournant des années 1960 et 1970, alors que j’étais étudiant à Caen. Des livres sur le marxisme, la psychanalyse, le surréalisme, le situationnisme, le léninisme, le maoïsme… occupent des rayons entiers. C’est une expérience étrange que d’être confronté à ces livres dont les idées, le style vous sont encore familiers, tout en étant devenus une sorte de langue morte. Je me suis demandé comment j’avais pu lire autant d’ouvrages dont certains, écrits avec un vocabulaire et un style abscons, accumulaient des effets énigmatiques de profondeur qui impressionnaient le néophyte que j’étais.

Tous ces livres prônaient, chacun à leur manière, une “révolution”, notion emblématique et fourre-tout de ces années folles. Comment ai-je pu adhérer à des idées dont rétrospectivement certaines me paraissent insensées ? C’est précisément ce que j’essaie de faire comprendre dans ce livre en sortant d’une explication intellectualiste qui ne prendrait en compte que les idéologies sans les articuler aux affects et aux passions de la jeunesse de l’époque.”

Mais en quoi était-ce délirant ?

Il y avait chez les jeunes étudiants soixante-huitards une part d’idéalisme et de romantisme, une critique salutaire des injustices, des bureaucraties, des tabous bien réels de la société. Mais il ne faut pas occulter une autre dimension, celle d’une révolte existentielle avec sa part de nihilisme. Nous avons traité nombre de nos professeurs – qui n’étaient pas tous des “mandarins” ennuyeux – de tous les noms et provoqué le chaos à l’université. Les plus déterminés dont j’étais se qualifiaient d’”enragés” ou de “fossoyeurs du vieux monde”. J’ai vécu, comme d’autres, dans la marmite bouillonnante du gauchisme post-soixante-huitard avec un sentiment de toute-puissance. Comment cela a-t-il été possible ? Comment cette passion pour les idées, cette culture du livre ont-elles pu aller de pair avec des provocations et des violences ? Sur quoi ce mouvement gauchiste étudiant a-t-il débouché ? Telles sont les questions que je traite dans ce livre à travers un récit personnel qui mêle les situations vécues, les idées, les idéologies et les passions.

Mai 68 n’est, selon vous, pas que le “remake dérisoire des révolutions passées”, mais aussi le surgissement d’un nouvel acteur, ce “peuple adolescent”, expression que vous empruntez à votre ami défunt Paul Yonnet. Pourquoi ?

Mai 68 est un moment de catharsis collective qui n’appartient à personne, avec une parole multiforme et sauvage. Sur le moment et dans l’immédiat après-Mai, beaucoup ont projeté sur l’événement leurs propres conceptions. Dans L’Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber y a vu la concrétisation de ses analyses sur la modernisation nécessaire de la France ; la revue Esprit a pu y voir la concrétisation du personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier ; les communistes ont interprété l’événement dans le registre de la lutte contre le “capitalisme monopoliste d’Etat”… Mais ils n’ont pas suffisamment pris en compte l’élément réellement nouveau : l’émergence d’un nouvel acteur historique qu’ils ne maîtrisaient pas. Ce qui était réellement inédit, ce n’étaient pas les grèves ouvrières pour importantes qu’elles fussent, mais la jeunesse devenant un acteur historique d’une révolution qui, malgré ses références encore présentes aux luttes ouvrières et aux révolutions passées, introduisait une révolte d’un autre ordre. On ne peut comprendre ces années folles et leur mélange de provocation et de subversion qu’en prenant en compte la révolte existentielle de ce peuple adolescent et sa part nihiliste.

Qui l’a compris sur le moment ?

Deux auteurs bien différents me semblent avoir saisi la nouveauté historique de cet événement : Raymond Aron qui parle de”révolution introuvable” et de “psychodrame”, et Edgar Morin qui voit dans la “commune étudiante” une “sorte de 1789 socio-juvénile”. Morin a bien vu qu’en Mai 68, l’adolescence devenait une force sociale et politique dans un nouveau contexte social-historique qui est celui de la société de consommation et des loisirs. La prolongation de la scolarité a joué un rôle clé. En mai 68, les étudiants étaient plus de 500 000. Aujourd’hui, nous en sommes à plus de 3 millions, sans parler des lycéens…

Quand on avait 20 ans dans le bouillonnement du gauchisme soixante-huitard, on avait l’impression d’être le centre du monde, alors qu’en réalité, nous étions une minorité qui se considérait comme une sorte d’avant-garde d’une révolution nouvelle qui ne parvenait pas à dire son nom. Force est de reconnaître aujourd’hui qu’une révolution culturelle d’un genre particulier a bien eu lieu au sein même des sociétés démocratiques et que nombre d’idées folles ont fini par imprégner les mentalités et les mœurs. Cette révolution a opéré un renversement des valeurs et abouti, après tout un cheminement, à un bouleversement du tissu éducatif et sociétal.

En quoi le statut de l’adolescence dans la société a-t-il fondamentalement changé ?

Auparavant, l’adolescence représentait une période courte et transitoire, puisque la majorité des jeunes commençait à travailler beaucoup plus tôt. L’adolescence n’était qu’un entre-deux entre l’enfance et l’âge adulte marqué par des comportements de rupture, une volonté d’autonomie, l’expérimentation… Le passage à l’âge adulte passait par l’épreuve du réel, le service militaire pour les garçons, l’entrée dans la vie active et le mariage qui intervenaient plus tôt… Des rituels accompagnaient ce passage à l’âge adulte. Sans idéaliser cet ancien monde, reconnaissons qu’il était structurant.

Mai 68 a brouillé ces repères. Son “héritage impossible” fait écho à cette période de la vie que constitue l’adolescence : rupture avec le passé, volonté d’autonomie érigée en absolu, rejet de toute forme d’autorité assimilée à un phénomène de domination… L’adolescence est devenue un type de comportement qui déborde une tranche d’âge, à tel point que des psychiatres parlent aujourd’hui d’”adulescents” et que beaucoup disent : “L’adolescence commence de plus en plus tôt mais on ne sait plus trop quand elle finit.”

Vous citez la fameuse formule situationniste : “Je prends mes désirs pour des réalités, car je crois à la réalité de mes désirs.” Comment l’interprétez-vous ?

Cette formulation exprime on ne peut mieux les rêves adolescents de l’époque. J’ai été marqué, comme beaucoup d’autres, par le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, qui exprime on ne peut mieux, le malaise existentiel et la révolte de la jeunesse dans la nouvelle société de consommation.

“Que peut encore signifier la révolte adolescente dans une société devenue permissive où les repères symboliques de l’autorité ont été mis à mal ?”

Pour les situationnistes, la jeunesse toute-puissante et souveraine n’a pas d’âge, ou plus précisément elle se veut éternelle en maintenant tout au long de la vie une subjectivité débridée à son plus haut niveau d’intensité contre les contraintes, les habitudes et les “temps morts” de la vie sociale. S’il est vrai qu’”en prenant du pouvoir, on prend de l’âge”, le rejet de toute responsabilité et de tout rôle social considérés comme une aliénation de la souveraineté individuelle permet de se maintenir dans un imaginaire adolescent qui refuse de mettre fin à l’illusion que “tout est possible”.

Dans votre livre, vous mettez en question les “maîtres à penser” de l’époque et vous ne mâchez pas vos mots, entre autres, sur Sartre ou Foucault…

Sartre avait plus de 60 ans et Foucault plus de 40. Leurs œuvres sont importantes, mais ces intellectuels ont cru trouver une nouvelle jeunesse avec le mouvement gauchiste, quitte à sombrer dans la démagogie juvénile. Sartre salue par exemple “une violence remarquable” et “une génération inattendue de révolutionnaires de 10 ans”. Foucault, absent des événements de mai-juin 68, se rattrape ensuite. Dans un entretien avec des lycéens, il expliquait, par exemple, que le Groupe d’information sur les prisons, auquel il participait, devait aller jusqu’à remettre en question le “partage social et moral entre innocents et coupables”. De quoi alimenter et légitimer les discours les plus radicaux et nihilistes du peuple adolescent. Il y a une grande irresponsabilité de ces maîtres à penser qui apportaient de fait leur caution aux jeunes gauchistes, alors, qu’étant donné leur situation et leur statut, ils ne risquaient pas grand-chose.

Votre thèse, c’est que ce que vous appelez le “gauchisme culturel” a finalement pris le dessus, remplaçant la question sociale et la lutte des classes par de nouvelles causes comme le féminisme puis l’écologie…

Mon livre s’arrête à l’année 1971. A l’époque, nous projetions sur la classe ouvrière une vision passéiste et révolutionnaire, alors que celle-ci était attachée aux acquis de la République et à la société de consommation et de loisirs. Le messianisme des groupuscules qui espéraient une révolution sur le modèle bolchevique ou maoïste ne pouvait qu’échouer malgré la flambée de l’extrême gauche dans les années de l’immédiat après-Mai.

Mais l’échec des groupuscules n’a pas signifié pour autant la fin du gauchisme. Ce qu’on va alors appeler les “nouveaux mouvements sociaux”, comme le féminisme puis l’écologie, vont progressivement prendre le dessus dans les années 1970. Ils se démarquent des groupuscules révolutionnaires, tout en gardant nombre des schémas mentaux issus de la nébuleuse gauchiste primordiale, comme la conception binaire et sectaire d’un monde en noir et blanc, la vision totalitaire du fonctionnement des sociétés démocratiques, l’annonce d’un fascisme qui n’en finit pas d’arriver… Dans la confusion extrême du gauchisme post-soixante-huitard, le fascisme a du reste fini par se confondre avec tout ce qui, de près ou de loin, s’apparentait à la norme, à l’ordre et à l’autorité.

Ce gauchisme culturel entend opérer un changement radical des mentalités et des mœurs par une révolution culturelle au sein même des sociétés démocratiques. C’est ce qui s’est passé en plus d’un demi-siècle. De minoritaire, voire marginale dans ses formes les plus extrêmes, au terme de tout un parcours, le gauchisme s’est répandu dans la société, a pénétré les partis de gauche et les institutions, devenant culturellement dominant dans le secteur de l’éducation, de la culture, du journalisme devenu militant, et même du show-biz s’érigeant en nouveau donneur de leçons.

Dans ce processus historique, avec la venue de la gauche au pouvoir, les années 1980 ont constitué un tournant décisif. La victoire électorale de la gauche a lieu sur fond de crise de sa doctrine ancienne et le gauchisme culturel va jouer un rôle de substitut. Intégré et institutionnalisé par la gauche au pouvoir, il va désormais fonctionner à front renversé et connaître un renouvellement de génération : de contre-culture autonome au sein de la société, il s’est transformé en nouvelle doxa diffusée au sein même de l’Etat, ce dernier lui assurant les moyens de son hégémonie. Pour le dire de façon schématique : l’anticonformisme des années folles est devenu un nouveau conformisme, la révolte et la transgression sont devenues socialement assistées et le nihilisme s’est banalisé. Que peut encore signifier la révolte adolescente dans une société devenue permissive où les repères symboliques de l’autorité ont été mis à mal, où la mentalité et le comportement adolescent ont été socialement valorisés et débordent largement cette tranche d’âge ?

Quelles différences entre le gauchisme d’hier et d’aujourd’hui ?

On peut trouver dans mon livre des idées et des comportements radicaux qui peuvent faire penser ceux des “Woke”, du néoféminisme et de l’écologie radicale, voire des black blocs comme des restes abâtardis du gauchisme primordial. Mais il ne faut pas s’y tromper, il existe des différences et des ruptures essentielles.

Eduqués dans la culture structurée de l’ancien monde, nous étions des “héritiers rebelles”, mais des “héritiers quand même” qui lisaient beaucoup. Les élites de l’époque disposaient d’une culture humaniste et se sont trouvées confrontées à une révolte de jeunes lettrés. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le climat de l’immédiat après-68 n’était pas d’autre part victimaire et dépressif ; il était marqué par la dynamique des Trente Glorieuses et la vision d’un avenir positif. Nous ne nous considérions pas comme des victimes mais des “enragés” prenant un plaisir certain dans la transgression et se considérant comme les nouveaux héros d’une histoire en marche vers un nouveau monde. Nous n’entendions pas demander à l’Etat qu’il nous libère (“Ne me libère pas, je m’en charge !”) Orphelins d’épopée dans une société de consommation et des loisirs, les jeunes militants puisaient dans toute une littérature de la révolte et de la révolution de quoi satisfaire leur soif d’aventure et de révolution. Les idéologies se sont greffées sur nos affects et nos passions qui n’étaient pas tristes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, notre nihilisme avait un aspect dynamique et pouvait être jubilatoire.

Pour paraphraser une expression de Victor Hugo dans l’un de ses poèmes (Les Tuileries) : “Nous étions des diables, nous étions des dieux.” Difficile à comprendre pour les nouveaux moralistes et éradicateurs d’aujourd’hui pour qui le bien et le mal ne s’entremêlent pas.

L’Express