Immigration : Les immenses contradictions des Français… et des politiques
Sur l’immigration, les politiques ne cessent de se réclamer de “l’opinion publique” pour justifier leurs choix. Mais que dit vraiment la vox populi ?
Une fois, ce sont “les Français”, une autre, “l’opinion publique”… Depuis que le gouvernement a décidé de remettre sur le métier un projet de loi sur l’immigration, chaque camp revendique un large soutien populaire en faveur de ses thèses et de ses revendications. Les uns – à droite – veulent démontrer qu’il ne saurait être question d’autre chose que de fermeté. Les autres – à gauche – qu’il faut favoriser l’accueil et l’intégration plutôt que les mesures répressives. Les premiers accusent les seconds d’angélisme et de déni de réalité, ces derniers soupçonnant les premiers de racisme et d’aigreur.

La crise migratoire en Italie a réveillé les craintes d’une partie des Français. Ici, un manifestant contre le projet de construction d’un centre d’asile à Saint-Brévin-Les-Pins,
Chacun est tétanisé par ce qu’il imagine être les attentes de son électorat et par ce que celui-ci pourrait lui reprocher s’il dérogeait trop à ses valeurs. Entre les deux, l’exécutif oscille, hésite. Un pas en avant, un pas en arrière. Un tour de vis, une mesure plus humaniste. Un jour, il croit pouvoir s’appuyer sur une majorité de Français pour porter un texte façon “en même temps”, le lendemain, il recule car la matière révèle les fractures de sympathisants Renaissance venus d’horizons divers.
Pour tenter de se rassurer alors que l’examen du projet de loi doit reprendre au Sénat début novembre, les responsables politiques s’accrochent à une opinion publique qui “parlerait vrai”. Elle envoie pourtant des messages contradictoires, entretenant de fait la confusion sur les décisions à prendre. Les mesures d’opinion qui se succèdent à un rythme effréné ne se ressemblent pas, voire se contredisent carrément. En mai dernier, Le Figaro, s’appuyant sur un sondage Odoxa Backbone Consulting, titre : “Immigration : les Français soutiennent largement les propositions formulées par LR”. Mais en y regardant d’un peu plus près, la même enquête montre que les mesures gouvernementales rencontrent un succès quasi équivalent. Autre exemple : en juin, selon un sondage Ifop Fiducial pour Sud Radio, 65 % des personnes interrogées considèrent que notre pays compte déjà beaucoup d’étrangers et qu’il n’est pas souhaitable d’accueillir des immigrés supplémentaires mais, selon la même enquête, une nette majorité de Français (60 %) estime qu’il est du devoir de la France d’accueillir des migrants qui fuient la guerre et la misère.
Ligne rouge ou attente ? Des sondages contradictoires
L’exemple le plus frappant concerne la régularisation des travailleurs en situation illégale sur des métiers en tension. Selon un sondage Elabe pour BFMTV du 20 septembre, 55 % des Français se disent favorables à cette mesure du projet de loi immigration. Une semaine plus tôt, à la question posée par CSA pour CNews “Faut-il régulariser tous les étrangers clandestins employés dans les métiers en tension ?”, les sondés répondent non à 55 %. Ce résultat contradictoire, nourri sans doute par l’emploi des mots “tous” et “clandestins” dans le second item, pourrait n’avoir aucune importance s’il n’était pas source d’arbitrages très concrets. Sur ce sujet précis, le gouvernement est ainsi convaincu d’être soutenu par les Français et est tenté de passer en force, malgré l’opposition de la droite. A contrario, une partie de cette dernière a fait de cette disposition une “ligne rouge” qui pourrait l’amener à rejeter tout le texte, y compris les dispositions plus répressives qu’elle et son électorat réclament pourtant de leurs vœux.
A force de tenter de coller à ce qui se passe dans la tête des Français, les élus finissent par en perdre la raison. Car, dans ce domaine tout particulièrement, l’opinion publique est complexe et empreinte de contradictions. Première difficulté, parler immigration ne signifie pas évoquer un sujet, mais une multitude. Arrivées récentes, immigration ancienne, intégration… Suivant que l’on parle de l’une ou de l’autre, les positions d’une même personne peuvent varier. Adélaïde Zulfikarpasic, directrice générale de BVA, auteure d’une note pour la Fondation Jean-Jaurès, “L’immigration, ce grand tabou (de la gauche)”, l’a perçu dans son enquête : “Un même individu peut penser des choses différentes. Il peut trouver, par exemple, qu’il y a un problème avec l’intégration de l’immigration ancienne, mais vouloir tendre la main aux gens en difficulté aujourd’hui.”
Les clivages traditionnels, politiques et électoraux, sont en outre percutés par d’autres, plus sociaux et sociétaux qui brouillent le déchiffrage de l’opinion publique. “Le thème se démultiplie, il est difficile à circonscrire. Il n’est pas seulement économique et social comme à une époque, il rejoint celui du voile, de l’identité, des flux… Les limites de ce qui est ‘tolérance’ ou ‘intolérance’, ‘racisme’ ou ‘antiracisme’ sont également beaucoup plus floues qu’il y a quelques dizaines d’années. On a plus de mal à percevoir de quel côté les choses penchent”, résume Yvan Gastaut, historien et chargé de conférences à l’université Côte d’Azur.
Des clivages politiques moins opérants qu’hier
Pour le géographe Christophe Guilluy, auteur de Les Dépossédés (Flammarion), la ligne de démarcation sur l’immigration est aujourd’hui bien plus sociale que politique. “La majorité ordinaire, les classes populaires nous expliquent depuis vingt-cinq ans qu’il y a un problème avec les flux migratoires et qu’il faudrait les réguler. Cela touche les milieux modestes car ce sont les plus concernés. La question, c’est celle du rapport à l’autre, pas du ‘petit blanc raciste’. Les gens ne veulent pas devenir minoritaires là où ils sont.” Une vision sociale qui dépasse largement la carte électorale droite/gauche. Les tendances sur la longue durée mesurées par l’enquête BVA/Jean-Jaurès, en attestent : depuis 2018, l’idée qu’il y a trop d’immigrés en France a beaucoup progressé chez les sympathisants de gauche (+ 21 points, à 48 %). Le sentiment est même devenu majoritaire chez La France insoumise (51 %) et chez EELV (50 %). “Nombreux sont ceux qui expriment ainsi un sentiment d’injustice, pour ne pas dire d’abandon”, écrit Adélaïde Zulfikarpasic.
Sa conclusion rejoint les travaux d’Augustin Landier et David Thesmar dans leur livre, Le Prix de nos valeurs (Flammarion). Pour explorer le lien entre regard sur l’immigration et sentiment de dépossession ou de déclassement, les deux économistes se sont livrés à une petite expérience en posant la question suivante : “Etes-vous favorable à ce que l’on fasse venir des immigrés pour occuper les emplois dans l’agriculture, les services à la personne ou la restauration ?” Suivant qu’il était précisé – ou pas – que les études économiques montrent que la présence de travailleurs immigrés ne crée pas de chômage, ni de baisse des salaires, la répartition des réponses était très différente. “Lorsqu’on réduit le coût sur les travailleurs locaux (ici, en insistant sur les consensus des experts économiques), l’adhésion à une politique migratoire plus ouverte se renforce”, concluent les auteurs.
Du ressenti autant que du vécu
Elaborer une politique dans ce contexte est d’autant moins facile que, dans l’opinion publique, l’immigration est un sujet de ressenti, de stéréotypes et de préjugés autant que de vécu et de données précises. Qui pense, par exemple, au moment d’élaborer un projet de loi, que l’immigré type n’est pas un homme jeune mais aussi, et à 52 %, une femme ? Personne, le ressenti l’emporte tant il imprègne les esprits. “Il est vrai qu’il s’agit parfois de crainte. Mais ce n’est pas parce qu’on vit dans une zone hors immigration que l’on n’est pas capable de penser le monde dans lequel on vit. Et, par ailleurs, si un flux migratoire devait arriver, les plus modestes savent qu’ils seraient les premiers concernés, parce qu’ils seraient dans l’incapacité de déménager, de contourner la carte scolaire… “, reprend Christophe Guilluy.
Face à la complexité du sujet, les politiques hésitent, s’interrogent, tergiversent. Faut-il vraiment donner tant d’importance à un thème qui, dans toutes les enquêtes, n’apparaît pas en tête des préoccupations des Français, mais arrive après le pouvoir d’achat, la santé, la protection sociale, voire la sécurité ? Ou faut-il, au contraire et pour ne pas décevoir, se montrer martial à coup de “régulation des flux”, de “renvoi” et de “100 % d’OQTF effectives” ? “Les politiques se demandent sans cesse de quelle manière l’opinion va réagir. Ils sont plus dans le dire que dans le faire. Par exemple, en 1974, il était important de dire qu’on fermait les frontières, même si on ne le faisait pas vraiment”, reprend Yvan Gastaut.
Désormais, alors que ces gestes symboliques ne suffisent plus à satisfaire une opinion publique de plus en plus crispée, la tentation est grande de renvoyer la décision aux “Français” eux-mêmes. Avec son “grand débat sur l’identité nationale” en 2009, Nicolas Sarkozy s’y était essayé. En introduisant le thème de l’immigration dans le grand débat post-gilets jaunes ou en évoquant récemment la possibilité de recourir au référendum, Emmanuel Macron semble céder à la même tentation. Avant le prochain revirement ?