Imprimer de l’ADN à volonté : Une nouvelle révolution technologique fascinante et inquiétante
L’engin trône au ministère des Armées. Rectangulaire, de la taille d’un four, et capable de générer du génome, en quelques heures, sur un coin de table. Au printemps 2021, la division innovation de la défense française s’est dotée d’une imprimante à ADN. Un outil qui permet de créer, de modifier, et d’assembler la base du vivant – le programme biologique des cellules – en quelques clics. Une petite révolution technologique, totalement éclipsée par les débats autour de l’émergence de l’intelligence artificielle.
A l’époque, l’armée faisait figure de pionnier. Mais ce qui arrive à Balard finit toujours par susciter un intérêt bien plus vaste. États, laboratoires, départements de recherche des entreprises… désormais, bon nombre d’acteurs veulent aussi se procurer ces machines. Novateurs, ces appareils sont de plus en plus recherchés à mesure que les prototypes s’améliorent. Car avec eux, la double hélice devient abordable et facile à obtenir. Finis les formulaires complexes à envoyer à des prestataires triés sur le volet, parfois à l’autre bout du monde, pour obtenir des brins d’ADN.

La fabrication de l’ADN est un procédé maîtrisé depuis les années 1980, mais jusqu’à présent, seule une centaine de laboratoires dans le monde était en mesure d’en produire. Ultra-sécurisées pour éviter que des organisations malveillantes n’utilisent cette technologie pour créer des virus ou des armes biologiques, les procédures étaient particulièrement contraignantes. Sans parler des problèmes d’acheminement, ou de disponibilité des fournisseurs. Ces imprimantes nouvelle génération évitent ces difficultés. De quoi accélérer l’innovation dans le domaine des biotechnologies.”
Thérapies personnalisées… et armes biologiques
Vaccins et thérapies quasi personnalisées, pesticides biologiques et biodégradables, mais aussi stockage de données ou encore modification de virus… Produire de l’ADN mais aussi de l’ARN facilement et à des coûts de plus en plus bas pourrait bousculer nos sociétés, peut-être autant que l’intelligence artificielle, tant les technologies reposant sur ces molécules sont prometteuses. Mais créer, modifier, assembler du génome en quelques clics, pose également d’importants problèmes de biosécurité. Entre de mauvaises mains, de tels outils peuvent faciliter la fabrication d’armes biologiques.
Créée en 2014, la start-up française DNA Script fait partie des entreprises qui bousculent la fabrication de l’ADN, avec l’américain Telesis, ou encore les britanniques Evonetix et Nuclera. C’est un modèle DNA Script que le gouvernement français a acheté, pour être en mesure de développer des réactifs pour des dépistages en urgence, en cas d’attaque biologique. Le département de l’innovation de l’armée américaine a fait de même. Tout comme Moderna, laboratoire américain à l’origine d’un des vaccins à ARN contre le Covid-19.
Les levées de fonds de DNA Script ont atteint 275 millions d’euros l’année dernière, faisant de la start-up un poids lourd du secteur. C’est l’une des premières à avoir eu l’idée d’utiliser des enzymes polymérases, des molécules qui fabriquent naturellement l’ADN, plutôt que des produits chimiques. “Avec ces réactifs, on s’approche de ce qui se passe réellement dans les cellules du vivant et on peut allonger les séquences génétiques, nucléotide par nucléotide”, explique Thomas Ybert, fondateur de DNA Script. L’entreprise vient de lancer une nouvelle version de son imprimante, pour que celle-ci soit plus facile à fabriquer. Il espère pouvoir en produire de plus en plus dans les prochaines années.
Le risque d’acteurs peu scrupuleux
Selon Thomas Ybert, cette technologie promet une infinité d’innovations. “Regardez ce qu’a donné l’apparition des systèmes informatiques programmables, et imaginez ce que l’on pourrait obtenir avec le vivant. Demain on communiquera avec les cellules, en leur donnant directement des instructions, grâce à ces molécules”, s’enthousiasme l’entrepreneur, au carnet de commandes de plus en plus chargé. En dehors de la recherche fondamentale, fabriquer de l’ADN pourrait par exemple permettre d’y stocker des fichiers bien plus longtemps que sur un disque dur, ou encore d’écrire des codes modifiant le fonctionnement de certains microbes, pour leur faire produire différentes ressources.
Consciente aussi des risques de tels débouchés, l’entreprise assure avoir mis en place d’importants garde-fous. “Nos réactifs sont propriétaires. Si je vous vends une de mes imprimantes et que vous l’exportez en Corée du Nord, le pays va très rapidement manquer de consommables, et il devra de nouveau nous passer commande”, assure Thomas Ibert. L’utilisateur doit accéder à des serveurs hébergés dans le cloud pour opérer sur les machines. Ainsi, DNA Script assure pouvoir identifier et bloquer les demandes dangereuses, et si besoin, livrer ces informations aux autorités françaises ou européennes, avec qui l’entreprise se trouve en contact régulier.
Mais, en l’absence de législation dans la plupart des pays du monde, de plus en plus de spécialistes s’inquiètent de l’apparition d’acteurs moins scrupuleux, et d’usages détournés. “Cette production décentralisée permet une plus grande confidentialité. Un utilisateur mal intentionné pourrait créer de l’ADN pathogène ou toxique sans être détecté”, alerte notamment le Nuclear Threat Initiative, un think tank qui lutte contre les armes de destruction massive, dans un rapport publié le 10 mai dernier.
Un moratoire, dans les deux ans
Au regard de ces évolutions, le Nuclear Threat Initiative demande un moratoire sur les progrès technologiques dans le secteur, comme l’avaient fait les pontes de l’intelligence artificielle. Il appelle à ce que les Etats et les acteurs se concertent “dans les deux ans à venir”, pour mettre en place une nouvelle réglementation avant l’emballement technologique, et ainsi définir une liste de standards à adopter. “Ces dispositifs nécessitent une nouvelle réflexion de gouvernance et de surveillance, afin de se prémunir contre l’exploitation par des acteurs malveillants et les accidents catastrophiques”, plaident les auteurs du rapport.
En l’état, il ne serait toutefois pas possible de créer une pandémie, simplement en obtenant une de ces imprimantes. “Les outils existent, et les imprimantes rendent les choses plus simples mais on ne parle pas encore de fabriquer des virus dans son garage. Une fois l’ADN créé, il faut l’inoculer aux cellules. Ce processus demande des moyens para-étatiques”, nuance Jean-François Lutz, chercheur au CNRS. Ce scientifique travaille sur des projets de stockage d’informations sur des molécules similaires à l’ADN. Mais en médecine comme dans l’innovation, il vaut mieux prévenir que guérir :”Notre maîtrise du vivant s’accélère, la question va très vite devenir de plus en plus prégnante”, reconnaît-il.
Pour l’instant, les imprimantes à ADN ne peuvent produire que des brins relativement courts. Mais, à l’instar des capacités de calcul dans l’informatique, les outils se perfectionnent de plus en plus rapidement. Dans deux à cinq ans, les appareils de DNA Script et consorts devraient pouvoir produire des brins d’ADN longs de 5000 à 7 000 nucléotides, les molécules élémentaires qui constituent notre matériel génétique. Bien assez pour imprimer le génome entier de certains virus. D’où l’urgence d’une régulation, selon les spécialistes. Or pour l’instant, seuls les Etats-Unis ont émis des recommandations officielles concernant l’usage des imprimantes à ADN, et elles remontent à 2010…