« Irish Connection » : De la Costa del Sol à Dubaï, l’itinéraire de Daniel Kinahan et de sa famille épouse les migrations des rois du narcobusiness

Aux dernières nouvelles, il vivrait toujours discrètement à Dubai, changeant régulièrement de planque, sous la protection armée de mercenaires russes. Traqué mais toujours libre. Manager dans le business de la boxe côté face, figure du narcobusiness mondial côté pile, l’Irlandais Daniel Kinahan est – avec son père et son frère, tous deux prénommés Christopher, senior et junior – dans le collimateur des polices européennes et des autorités américaines. Piliers du super-cartel européen de la cocaïne, ils en sont les derniers représentants à n’avoir pas encore été arrêtés.

Celles-ci, avec une récompense de 5 millions de dollars à la clé, ont classé le Kinahan Organised Crime Group (KOCG) au même rang que certains cartels mexicains, la Camorra napolitaine ou les yakuzas japonais… Les Kinahan résistent encore mais semblent aux abois. La saga de ce gang familial de Dublin qui est parvenu, entre pains de cocaïne et éclaboussures de sang, à intégrer le gotha du crime organisé est-elle à son crépuscule ?

Photo postée sur Twitter par Amer Abdallah (en blanc), en février 2021. Avec lui : Badou Jack, champion de boxe suédois, Peter Kahn, manager de boxe et, en bas à droite, Daniel Kinahan. Amer Abdallah

Sur la photo, aux côtés de Daniel Kinahan, on reconnaît un représentant de la Camorra napolitaine, ­l’Italien Raffaele Imperiale ; le boss de la puissante Mocro Mafia, le Néerlandais d’origine marocaine Ridouan Taghi ; et le Bosnien Edin Gacanin, qui dirige le clan Tito et Dino, solidement implanté aux Pays-Bas. Autrement dit le noyau dur de ce qu’Europol qualifiera bientôt de « super-cartel » de Dubai, pourvoyeur supposé d’un tiers de la cocaïne consommée en Europe.

En Irlande, on ne parle pas de HLM ou de cité sensible mais de flats complex. Celui d’Oliver Bond, dans le quartier The Liberties, au centre de Dublin, est l’un des plus anciens de la ville. Et aussi l’un des plus gangrenés par le trafic de drogue. C’est surtout le fief des Kinahan et le point de départ de l’ascension d’un clan qui oblige à épingler, de façon inattendue, la petite Irlande sur la carte des mafias mondiales. 

Les Kinahan correspondent au modèle anglo-saxon de l’entreprise criminelle familiale intergénérationnelle, décrypte Anna Sergi, directrice adjointe du centre de criminologie de l’université d’Essex au Royaume-Uni, spécialisée dans les études sur le crime organisé. Ils se sont surtout montrés assez entreprenants pour s’associer à des acteurs clés du trafic de manière à mettre la main sur une bonne part du gâteau que représente le trafic de cocaïne. » Résultat de cette stratégie : un trésor de guerre estimé à plus de 1 milliard d’euros.

Les fondations ont été posées par le père. Parmi les dealers du cru, Christopher – Christy – ­Kinahan senior, 65 ans aujourd’hui, sort du lot avec ses costumes chatoyants, qui lui valent alors le surnom de « Dapper Don », et s’impose dans le business. Au pays de la Guinness, le cannabis a aussi ses adeptes et, comme ailleurs en Europe, l’héroïne y fait des ravages dans les années 1980-1990. Plusieurs fois incarcéré en Irlande, mais aussi aux Pays-Bas et en Belgique, Christy met à profit ses séjours en prison pour se familiariser avec des langues étrangères (néerlandais, espagnol, français) qui lui seront fort utiles dans sa branche d’activité, et pour étoffer un carnet d’adresses qu’il saura faire fructifier sur la Costa del Sol.

Fusillade au Regency Hotel

Marbella, Estepona, Málaga, Barcelone. Alors que le monde s’apprête à changer de millénaire, c’est sur les rives espagnoles de la Méditerranée que le gratin international du narcobusiness pose ses valises. Au programme, cannabis marocain et cocaïne sud-américaine. Les Kinahan, père et fils, sont de la partie. Et se distinguent. « Ils ont contrôlé jusqu’à 90 % de toutes les drogues et de toutes les armes importées en Irlande », estime Nicola Tallant, cheffe du service investigations au Sunday World de Dublin et auteure de Clash of the Clans (Mirror Book, 2021, non traduit), l’ouvrage de référence sur le clan Kinahan.

Un clan qui s’internationalise et prospère… au point de s’attirer une première fois les foudres des polices européennes. Baptisée « Shovel » (« pelle » en anglais), l’opération est lancée en mai 2010 et se traduit par 122 perquisitions en Espagne, en Irlande, au Royaume-Uni, en Belgique. Une trentaine de personnes, dont les trois Kinahan, sont arrêtées en Espagne, au Royaume-Uni et en Irlande. La puissance du clan apparaît alors au grand jour avec quelque 500 millions d’euros d’actifs saisis. Des dizaines de propriétés en Espagne et à Chypre, de terrains dans le nord du Brésil, sans compter les voitures de luxe : Bentley, Chevrolet Corvette C6, ­Lamborghini…

Leur champ d’action dépasse déjà largement les frontières de l’Irlande, de la Grande-­Bretagne et de leur fief espagnol. Ils sont présents ou ont des intérêts partout en Europe (Belgique, Pays-Bas, France, Grèce, ­Lettonie, Pologne, Suisse, ­Liechtenstein…), en Afrique, de Casablanca à Johannesburg, au Panama, aux États-Unis, en Chine et déjà à Dubai. Mais le coup d’arrêt à la « mafia irlandesa », comme les surnomme la presse ibérique, tourne au fiasco judiciaire. La procédure espagnole ouverte pour trafic d’armes, trafic de drogue et blanchiment s’effiloche au fil des mois. Douze ans plus tard ne subsiste aujourd’hui qu’une peine de quatre ans de prison réclamée en décembre dernier par le tribunal de Málaga contre Christopher Kinahan senior pour… usage de faux documents. Son fils Daniel peut, lui, se targuer d’afficher un casier absolument vierge.

En 2010, le coup d’arrêt à la « mafia irlandesa » tourne au fiasco judiciaire

Même si Dublin ne boxe pas dans la même catégorie que Palerme ou Marseille en matière de règlements de comptes, la capitale irlandaise en a déjà connu un certain nombre. Personne n’a oublié la mort de la journaliste Veronica ­Guerin – incarnée en 2003 par Cate Blanchett dans le film du même nom de Joel Schumacher –, tuée en juin 1996 pour avoir chatouillé d’un peu trop près dans ses articles les gros bonnets du milieu dublinois. Mais la scène qui se déroule le 5 février 2016 à l’hôtel Regency marque un tournant pour la scène criminelle irlandaise. Quelque 200 personnes enthousiastes y sont réunies pour assister, à la veille d’un combat, à la pesée de deux boxeurs. L’un d’eux porte les couleurs de la société MGM Boxing fondée à Marbella par Daniel Kinahan qui, à l’aube de ses 40 ans, a alors pris le leadership du clan. C’est lui la cible des tueurs portant l’uniforme d’une unité d’élite de la police qui déboulent, armés de kalashnikovs, et ouvrent le feu au milieu de la foule en panique. Si Daniel parvient à échapper aux tirs, un de ses proches est, lui, mortellement touché.

Réplique d’un assassinat perpétré quelques mois plus tôt en Andalousie, cette spectaculaire opération signe le début d’une guerre sans merci entre le clan Kinahan et celui de Gerry Hutch, dit « The Monk » (« Le Moine »). Une guerre qui laissera 18 hommes sur le tapis, parachèvera l’hégémonie des Kinahan sur le pavé dublinois mais les désignera définitivement comme l’objectif prioritaire de la Garda, la police irlandaise.

L’union sacrée des narcos

Après l’Espagne, c’est vers Dubai (Émirats arabes unis), ses gratte-ciel et son accueillant système bancaire que migre la diaspora du narcobusiness. Les Kinahan ne font pas exception. Daniel élit domicile, à l’instar d’un David Beckham entre autres célébrités, dans une de ces extravagantes villas de l’île artificielle en forme de palmier de Palm Jumeirah. Mais c’est au Burj Al Arab, l’hôtel « sept étoiles » aux allures de voilier, qu’il choisit de célébrer son mariage en mai 2017. Ce n’est pas tellement la robe de la mariée, la blonde Caoimhe Robinson, qui intéresse l’agent de la DEA (agence antidrogue américaine) infiltré à la noce, mais le profil des invités à la table de l’Irlandais.

La Camorra, la Mocro Mafia et un gang bosnien sont à sa table de mariage.”

L’universitaire Anna Sergi n’aime pas ­l’expression super-cartel. « Chaque expédition de cocaïne nécessite une sorte de cartel si nous entendons par là plusieurs protagonistes travaillant ensemble sans affiliation les uns aux autres, explique-t-elle. Le trafic de cocaïne est une entreprise complexe qui requiert plusieurs acteurs avec chacun son rôle et sa spécialisation. Les Kinahan ont noué des liens avec certains de ces acteurs clés. Ils avaient besoin de Taghi pour sécuriser l’entrée de la cocaïne dans les ports du Nord, d’Imperiale qui avait les contacts avec les producteurs… Et tous se sont enrichis ! » « Leur force, c’est le réseau, ­complète un policier spécialisé français. C’est leur faculté à trouver des solutions, à mutualiser les moyens pour accéder au produit, pour trouver de nouvelles routes et assurer la logistique jusqu’à la sortie de la ­marchandise du port, tout en restant hors de portée de nos ­investigations. »

À ce petit jeu, les Kinahan excellent. Différentes enquêtes leur attribuent le contrôle de plus de 200 entités implantées dans une vingtaine de pays. Des bars et des restaurants en Europe mais aussi et surtout des sociétés de commerce de produits alimentaires ou de textile, idéales pour servir de couverture au transport de toutes sortes de marchandises à travers le monde. Leur réputation sulfureuse n’a pas rebuté les autorités émiraties, qui leur ont permis de monter sur place dès 2016 de nouvelles structures, en zone franche, en ­association avec des résidents de Dubai.

L’une d’elles, la Seadream Middle East ­General Trading LLC, est notamment apparue, grâce à une fuite de documents, dans les radars de la ­Plateforme pour le journalisme d’investigation (PIJ) du Malawi et du Consortium international des journalistes d’investigation (CIJI). L’enquête, rendue publique en 2022, tend à démontrer que Christy Kinahan, en tant que « consultant senior » dans l’aviation, a tenté courant 2020, sous ­couvert de missions humanitaires, d’acquérir une flotte d’avions de transport militaire égyptiens – des DHC-5 Buffalo réputés pour leurs capacités de décollage et d’atterrissage courts – mais aussi d’obtenir le statut de résident permanent au Zimbabwe.

Les Kinahan sont loin d’être inconnus sur le continent africain. Dès 2009, le nom de Daniel était signalé dans un câble diplomatique américain émis par l’ambassade américaine au Sierra Leone, éventé par WikiLeaks. Il était désigné comme « un homme d’affaires irlandais impliqué dans le trafic de stupéfiants […] qui pourrait avoir intérêt à étendre son réseau en Afrique de l’Ouest ». Quant aux avions, ils semblent toujours jouer un rôle dans le business des Kinahan, comme en témoigne l’interception de 120 kilos de cocaïne, en août dernier, dans le comté de Longford, en Irlande. Selon la Garda, la marchandise avait été livrée par un Cessna qui aurait décollé de France.

Grand parrain de la boxe

C’est d’Angleterre qu’est arrivée la première mauvaise nouvelle en 2022, véritable annus horribilis pour les Kinahan. Homme de confiance et « top operator » de l’organisation au Royaume-Uni, ­Thomas « Bomber » Kavanagh est condamné en mars à vingt et un ans de prison, épilogue d’une enquête de six ans menée par la National Crime Agency (NCA) britannique. Ce n’est rien en comparaison de la bombe qui explose un mois plus tard à Dublin. Des représentants du Trésor américain annoncent que le KOCG constitue désormais une menace pour la sécurité nationale des États-Unis et, à ce titre, prononcent le gel des avoirs du clan outre-Atlantique. Comme au temps du Far West, des affiches sont exhibées. On y voit, sous le titre « Reward », les visages, noms et prénoms des trois Kinahan, assortis d’une promesse de récompense de 5 millions de dollars et d’une adresse e-mail de la DEA pour recueillir toute information menant à leur capture.

L’étau se resserre encore en septembre. John Francis Morrissey, l’homme de confiance des Kinahan dans le sud de l’Espagne, est arrêté à Marbella, dans sa somptueuse villa encombrée de statues romaines, par la Garde civile espagnole, qui a travaillé avec la NCA britannique, la police néerlandaise et la Garda irlandaise. Gérant de fait de Nero Drinks, qui commercialise une vodka hors de prix, Morrissey, 62 ans et 38 meurtres dans son sillage selon l’Irish Sunday World, est soupçonné de blanchiment à grande échelle au profit des Kinahan : plus de 200 millions d’euros sur les dix-huit derniers mois selon Europol.

Mais le plus dur à encaisser pour Daniel ­Kinahan reste la fin de son rêve de s’imposer comme le grand « parrain » de la boxe. « Un sport de la classe ouvrière pour lequel j’ai toujours eu un amour et une passion », confessait l’Irlandais, réputé pour ne pas cracher sur les stéroïdes afin de soigner sa carrure. À son apogée, MGM Boxing, devenue MTK Global en 2017 et désormais installée à Dubai, a compté plus de 200 boxeurs dans son écurie. L’argent (de la drogue, selon ses détracteurs) ne manque pas pour attirer et chouchouter les champions.

L’un d’eux tient une place particulière dans le cœur du boss du KOCG : le champion du monde poids lourds britannique, né dans une famille de « travellers » irlandais, Tyson Fury. À la dérive financièrement et sportivement, le « Gipsy King » des rings est remis en selle par Kinahan, qui devient son « conseiller spécial » et l’invite même – lui aussi – à son mariage en 2017. Las, Daniel Kinahan sent désormais le soufre et Fury se voit refuser l’an dernier l’accès au territoire américain en raison de sa proximité avec lui. Fini le temps des « grand merci à Dan » diffusés sur les réseaux sociaux par le colosse de plus de 2 mètres. Place aux « ce ne sont pas mes affaires » courroucés quand on l’interroge sur son ancien manager.

Le Kinahan Organised Crime Group aurait amassé 1 milliard d’euros”

La fin d’une époque ? « Jusqu’à 100 membres de l’organisation Kinahan au sens large sont en prison en Irlande pour des accusations graves ou déjà condamnés, confirme au JDD la journaliste Nicola Tallant. Leurs hommes de main, leurs blanchisseurs et la plupart de leurs cellules ont été démantelés dans un effort concerté déployé notamment depuis l’attaque de l’hôtel Regency de février 2016. » Le coup de grâce aurait dû survenir en novembre avec « Desert Light », opération internationale orchestrée par Europol et visant à décapiter définitivement le super-­cartel de Dubai. Toutes les cibles identifiées sont arrêtées, sauf… les Kinahan, miraculeusement absents de leurs points de chute habituels dans l’émirat. « Il faut être conscient que les Kinahan, en particulier Daniel et son père, sont de “grands” hommes d’affaires aux Émirats où l’argent est roi, peu importe d’où il vient, insiste encore Nicola Tallant. Ils se sont solidement ancrés dans la société locale en créant des affaires avec des directeurs émiratis qui sont d’anciens policiers, et l’on sait que Daniel était très ami avec un prince… »

Intouchables, les barons de la drogue, dans leur exil doré de Dubai ? Plus vraiment. Taghi, actuellement jugé aux Pays-Bas, et le camorriste Imperiale ont tous deux déjà été extradés vers leurs pays respectifs en 2019 et 2021. Surtout, la donne a changé ces deux dernières années avec le démantèlement de la messagerie cryptée Sky ECC et l’exploitation par les enquêteurs de près de 1 milliard de messages interceptés. C’est ainsi que les polices européennes, française comprise, ont pu enfin accrocher la plupart des membres du super-cartel et faire procéder à leur arrestation en novembre.

Bémol : aucun n’a été extradé et certains ont même été remis en liberté. Un espoir pour les Kinahan ? « Je pense que Daniel et le clan peuvent encore compter sur un réseau pour les aider sur les aspects pratiques, passeports, argent…, reconnaît la criminologue Anna Sergi. Mais je ne crois pas qu’ils pourront échapper longtemps à la justice. Les Émirats ont déjà mis en place le gel de leurs avoirs. Leur structure n’est plus aussi solide compte tenu des arrestations de Taghi et d’Imperiale, et l’Italien a commencé à collaborer avec la justice. Ce ne sera pas sans conséquences pour les Kinahan. »

Le Journal du Dimanche