Israël : « Déstabiliser une démocratie coûte entre 6 et 15 millions », comment d’ex-agents secrets manipulent les élections et l’information, comme par exemple BFM TV
Il s’appelle Jorge. Ou George. En réalité, il n’aurait pas vraiment de nom, dit l’homme à la chemise bleue. «C’est ce que nous sommes. Nous ne sommes rien. Nous sommes de l’air.» C’est la fin de l’année 2022. Jorge est assis dans un bureau de la zone industrielle de la ville israélienne de Modi’in. C’est là, entre un tableau blanc entièrement gribouillé et un écran, qu’il reçoit des clients pour leur proposer son produit: «Suppression de la participation électorale», peut-on par exemple lire en anglais dans une présentation PowerPoint de son entreprise.
C’est une sorte de «Manipulations SA», mais elle ne figure dans aucun Registre du commerce. Ce n’est pas étonnant, car sa firme propose également des choses comme la «perturbation» d’élections ou les «accusations» d’adversaires politiques.
Jorge et ses associés sont d’anciens agents israéliens. Le bureau fait partie de leur centre de commandement. Ils racontent, en riant, comment ils piratent les politiciens, dans quels pays ils ont déjà été actifs, comment ils procèdent, combien tout cela coûte. Ils parlent de manière informelle et décontractée, car ils pensent avoir de nouveaux clients en face d’eux. En réalité, ces derniers sont des journalistes infiltrés d’une cellule d’enquête, équipés d’une caméra cachée. Six heures d’échanges avec Jorge et ses associés ont ainsi été enregistrées.”
Au cours de l’enquête, l’image suivante se dessine: l’offre de Jorge s’adresse en premier lieu aux hommes et aux femmes politiques ou encore aux hommes et aux femmes d’affaires fortunés. Ces personnes peuvent acheter ce que l’on appelle un «package». On fixe ensemble un objectif, par exemple reporter une élection ou l’influencer dans une certaine direction. Ensuite, l’équipe de Jorge se met au travail.

«Max», de l’équipe de Jorge, promet dès la première vidéoconférence de satisfaire les «besoins des clients».
Les Israéliens – c’est en tout cas ce qu’ils expliquent – se procurent du matériel piraté ou tout simplement falsifié pour faire pression sur des adversaires politiques. Ils organisent des cyberattaques pour semer le doute dans la population quant à savoir si tout s’est déroulé correctement. Ou ils lâchent sur n’importe quel pays leur propre armée, composée de dizaines de milliers de faux comptes sur les réseaux sociaux, afin de renforcer ou combattre n’importe quelle opinion politique souhaitée.
Presque n’importe quel homme ou femme politique et pratiquement n’importe quel pays du monde peuvent être la cible d’une telle attaque. La Suisse n’est pas non plus épargnée. Une banque ainsi que des faux profils sur les réseaux sociaux suisses apparaissent ainsi dans cette recherche journalistique sur les manipulations électorales.
Nous avons lancé 33 campagnes au niveau présidentiel, dont 27 ont été menées à bien.» – Jorge
Pour l’équipe de Jorge, l’ébranlement d’une démocratie est donc une marchandise qui s’achète. Et celle-ci a bien évidemment un prix. Une opération de grande envergure le jour des élections dans un pays africain coûte par exemple 6 millions d’euros. Pour une campagne présidentielle complète dans ce même pays, il faut compter 15 millions d’euros.
L’équipe affirme exercer son activité depuis plus de vingt ans et être intervenue discrètement dans 33 campagnes électorales et référendums nationaux, dont 27 avec «succès» dans l’intérêt de ses clients. En 2022, la troupe de Jorge aurait eu 13 opérations actives.
Tout cela est-il vraiment possible? Un petit groupe d’ex-agents peut-il réellement intervenir dans des élections à l’échelle mondiale?
La réponse est: oui, il semble bien que ce soit le cas.
Le discours de vente
L’enquête qui prouve cela provient du consortium de journalistes Forbidden Stories. Trente médias de plus de 20 pays se sont réunis pour dévoiler des campagnes de désinformation dans le monde entier sous le nom de «Story Killers». Parmi ces médias figurent «The Guardian», «Le Monde», le «Spiegel» et «Die Zeit». En Suisse, la cellule enquête de Tamedia, qui est l’éditeur de «24 heures» et de la «Tribune de Genève» tout comme son partenaire Paper Trail Media sont impliqués, ainsi que la RTS.

Sur une diapositive PowerPoint, l’équipe de Jorge explique tout ce qu’elle peut faire le jour des élections: supprimer la participation électorale de l’adversaire pour faire basculer le résultat. Ou bien perturber le scrutin en publiant des données compromettantes et en accusant l’adversaire politique.
Dans l’affaire de la troupe de Jorge, deux journalistes israéliens et un journaliste français ont joué un rôle décisif. L’été dernier, ils ont pris contact avec le groupe israélien par le biais d’intermédiaires. Ils ont prétendu être les conseillers d’un riche homme d’affaires voulant empêcher de toute urgence une élection imminente dans un pays africain. L’équipe de Jorge a mordu à l’hameçon.
Sans doute dans l’espoir de décrocher un nouveau contrat de plusieurs millions, les Israéliens ont commencé à négocier avec leurs prétendus nouveaux clients. Au total, cinq vidéoconférences et deux visites sur place ont été organisées. Les journalistes du consortium ont pu filmer toutes les conférences en ligne.
Les vidéos de ces «entretiens de vente» sont troublantes. D’abord, un homme chauve se présente à la caméra et affirme s’appeler «Max», un pseudonyme. Il assure que l’on dispose de «solutions sur mesure» et de «possibilités uniques» pour satisfaire les besoins des clients. Des spécialistes de la «guerre psychologique» feraient partie de l’équipe, tout comme de hauts responsables des services secrets.
On pourrait préparer une «réaction massive» et attiser de manière ciblée la crainte d’une vague de réfugiés vers l’Europe.»
Au début, ce sont encore des tâtonnements. Mais au troisième entretien, Jorge apparaît soudain. Avec lui, la présentation devient définitivement inquiétante. Il est le seul à ne pas montrer son visage, dans un premier temps du moins.
Lors des élections, il s’agirait premièrement de toucher à l’image des candidats, explique-t-il. Deuxièmement, il s’agirait de mobiliser les électrices et les électeurs. Troisièmement, il s’agirait d’intervenir sur le système électoral en question. «Comment manipulez-vous le système en votre faveur?» nous demande-t-il tout en donnant aussitôt la réponse: «Nous couvrons les trois. D’accord?»
Pour obtenir le prétendu mandat des journalistes infiltrés, soit le report d’une élection en Afrique, il propose de faire pression sur l’UE. On pourrait par exemple préparer une «réaction massive» et attiser ainsi de manière ciblée la crainte d’une vague de réfugiés vers l’Europe.
«Mon approche sera la suivante: s’il se passe quelque chose dans ce pays, cinq millions de personnes commenceront à courir vers le nord, vers la Libye, puis sur des bateaux. Devinez où ils iront ensuite?» Sa conclusion: l’UE fera tout pour repousser la date des élections dans ce pays – comme souhaité par son nouveau client.

Voici «Jorge» au cours de l’entretien, en Israël.
Au cours du troisième appel vidéo, Jorge se vante pendant plus d’une heure, dans un jargon de vendeur de voitures, de la manière dont son équipe intervient au cœur des démocraties. Il raconte des anecdotes, par exemple sur le chef de cabinet d’un président en Amérique du Sud. Ils l’auraient piraté et auraient ainsi découvert qu’il avait un fils illégitime dont personne ne savait rien. Le problème, selon Jorge: le pays en question compterait beaucoup de «bâtards». «Nous avons donc changé d’histoire.»
L’équipe aurait rapidement inventé une deuxième grossesse et affirmé que l’homme politique avait dans ce cas poussé sa maîtresse à avorter – ce qui n’était pas vrai. Comme on a pu prouver la liaison extraconjugale et le premier enfant, il a été par la suite très difficile pour l’homme de nier de manière crédible la deuxième partie inventée.
«Il va désormais entrer en conflit avec l’Église catholique. Vous comprenez?» explique Jorge. Selon lui, cela serait dévastateur dans ce pays. «Le récit est très important», dit-il. «Il faut que cela ait un impact.»
Un piratage en direct au Kenya
Après quelques autres anecdotes de ce genre, Jorge interrompt soudain sa présentation PowerPoint et fouille dans son disque dur. Il a partagé son écran – tous les participants à la réunion voient ce qu’il fait. Puis il ouvre le dossier «Kenya».
Nous sommes fin juillet 2022, les élections présidentielles auront lieu dans deux semaines dans cet État d’Afrique de l’Est et la phase la plus chaude de la campagne électorale est en cours. Le Kenya est considéré comme une démocratie modèle en Afrique. On semble en revanche ignorer que l’équipe de Jorge y a apparemment un mandat.
Sur l’écran, Jorge ouvre désormais un compte Gmail, apparemment piraté. Il s’agirait de l’assistant d’un homme puissant dans le pays, l’une de ses «cibles». On voit une boîte de réception d’e-mails pleine, un petit cercle à côté s’allume en vert. Jorge se trouve donc en direct sur le compte. Mais ce n’est pas tout.
Jorge montre qu’il a aussi accès à tous les contacts de l’homme, y compris les numéros de téléphone portable. Tous les documents dans le cloud, tout ce que sa «cible» possède sous forme électronique lui est ouvert. Même les messageries prétendument sécurisées sont accessibles, assure l’Israélien.
Pour le démontrer, il passe en quelques clics à un compte Telegram, apparemment piraté, de l’utilisateur «Davis ChirChir». C’est «un ministre quelconque», dit Jorge en passant. L’ancien et actuel ministre de l’Énergie du Kenya s’appelle Davis Chirchir. Au moment de l’appel vidéo, juste avant les élections, il était chef de cabinet du vice-président du Kenya.

Accès à la messagerie Telegram de «Davis ChirChir». Selon Jorge, il s’agit d’un «ministre quelconque». Le ministre de l’Énergie du Kenya s’appelle Davis Chirchir.
L’homme téléphone apparemment souvent via Telegram. «Je peux suivre tous ses appels ici», dit Jorge. Puis il voit un message d’une femme. Il est immédiatement intéressé. «Je peux aller chercher sa photo», propose-t-il. Ou bien il pourrait lui envoyer un message, comme: «Comment vas-tu, ma chérie?»
Avec ce compte, l’Israélien peut donc désormais envoyer les messages qu’il souhaite au nom de Davis Chirchir. Ces messages pourraient être envoyés à la presse, à sa femme, au président, à la commission électorale. Si Jorge se trouve vraiment dans le compte du politicien de haut niveau, les possibilités de le torpiller, lui, son parti ou l’ensemble des élections, semblent presque illimitées.
Surtout si l’équipe de Jorge trouve sur le disque dur, dans les e-mails ou les SMS quelque chose qui lui permette de faire pression sur lui ou sur d’autres. Ou en déformant ce qui n’est pas suspect en quelque chose de suspect. Jorge n’a pas besoin de dire tout cela. Il se contente de dire: «Je peux désormais causer des problèmes ici.»
Reste une question: tout cela est-il vraiment réel?

Le ministre du pétrole du Kenya Davis Chirchir a-t-il été piraté par l’équipe de Jorge?
La preuve
Pour prouver ses compétences, l’Israélien montre dans l’une des réunions un profil apparemment piraté d’un conseiller politique kényan influent. L’homme échange par le biais de Telegram Messenger avec un homme d’affaires de renom, également originaire du Kenya. Dans ce chat, Jorge tape alors le chiffre «11» et l’envoie en direct au nom du conseiller.
Pour que le piratage passe inaperçu, Jorge efface rapidement le message. Mais il commet alors une erreur qui fait le jeu des journalistes. Il ne supprime le «11» que chez l’expéditeur piraté. Mais pas chez le destinataire, l’homme d’affaires. Chez ce dernier, le «11» reste donc dans le déroulement de la conversation.
Des journalistes du «Spiegel» sont parvenus, dans un deuxième temps, à rencontrer cet homme d’affaires à Nairobi, la capitale du Kenya. Après s’être montré un peu méfiant, il leur montre finalement le déroulement de la conversation avec son conseiller politique. À l’heure exacte du piratage, il a bel et bien reçu un message de sa part, qui est toujours dans son historique: «11».
C’est la première preuve tangible que Jorge ne bluffe pas. Pour les journalistes, cette preuve fait l’effet d’un choc. Car jusqu’à ce moment-là, il était tout à fait possible qu’il s’agisse simplement d’un escroc habile essayant de tromper de riches clients.

Jorge a envoyé le «11» depuis le compte piraté d’un conseiller politique avant de rapidement supprimer le message. Mais il a oublié de cocher la case «Supprimer aussi pour le destinataire».
Les événements au Kenya suggèrent également que Jorge ne ment pas sur son potentiel d’action.
Le 9 août 2022, William Ruto remporte les élections présidentielles, mais avec seulement 50,5% des voix. Une campagne de désinformation massive est alors immédiatement lancée contre lui. Des documents électoraux manipulés apparaissent sur des sites web douteux. De fausses vidéos font le tour des réseaux sociaux, de prétendus lanceurs d’alerte répandent des mensonges. Des troubles éclatent.

Sur le téléphone portable de l’homme d’affaires, des journalistes ont découvert plus tard le «11» dans le fil de sa conversation, exactement à l’heure du piratage.
«Der Spiegel»
L’équipe de Jorge est-elle à l’origine de cette campagne? Ses membres ont-ils également utilisé les comptes piratés à cette fin? Davis Chirchir et le conseiller politique prétendument piraté n’ont pas répondu aux questions des journalistes.
Sur sept membres de la commission électorale, quatre ont refusé de confirmer les résultats après le scrutin, les jugeant «opaques». Finalement, la Cour suprême a dû imposer le résultat. Conséquence: la réputation du président est encore à ce jour entachée. Et de nombreuses personnes ont perdu confiance en la démocratie.

Des troubles ont éclaté au Kenya après les élections.
Le banquier suisse
Avec la confirmation du cas kenyan, les journalistes ont dû prendre plus au sérieux les autres histoires et anecdotes dont Jorge se vantait lors de son entretien de vente. Par exemple, une affaire dans laquelle un banquier suisse aurait été impliqué.
Le président d’un pays asiatique aurait appelé parce que l’un de ses ministres bloquait ses projets de réforme et que sans cette réforme, sa réélection était compromise. Or le fauteur de troubles serait issu d’un autre parti avec lequel il est en coalition. Il ne pouvait donc pas simplement le renvoyer. Jorge: «Il nous a dit qu’il avait besoin de ce bâtard.»
Selon les Israéliens, voici ce qui s’est passé: l’équipe de Jorge a piraté le ministre récalcitrant. La troupe a découvert que, premièrement, il voulait bientôt démissionner pour aller vivre dans le Sud, au chaud. Deuxièmement, elle a trouvé dans sa boîte de réception un e-mail d’un employé d’une banque suisse connue. Dans cet e-mail, le Suisse remerciait le ministre pour le super-repas à Singapour. Mais malheureusement sa banque ne pourrait pas lui ouvrir de compte parce qu’il serait une personne politiquement exposée.
«Cette affaire montre à quelle vitesse même une banque suisse peut se retrouver au cœur d’une affaire de corruption internationale.»
Si le récit des Israéliens est exact, la banque suisse a agi de manière tout à fait correcte. Or, pour les Israéliens, c’était un coup d’épée dans l’eau. L’équipe de Jorge aurait donc falsifié un e-mail de la banque adressé au ministre. Dans cet e-mail, le banquier suisse remerciait à nouveau l’homme politique pour le repas, mais cette fois-ci, il lui promettait d’ouvrir un compte. À condition qu’il y dépose 50 millions. Le ministre, mais aussi la banque suisse auraient ainsi massivement enfreint les règles sur le blanchiment d’argent.
L’équipe de Jorge aurait ensuite donné ce mail à son client, le président du pays asiatique. Pour ce dernier, c’était un cadeau du ciel. Selon Jorge, il l’a montré à son ministre récalcitrant et a affirmé que ce mail lui avait été donné par les services secrets. C’est le moyen de pression idéal. À la fin, le président aurait même proposé au ministre un poste d’ambassadeur dans un pays chaud pour se débarrasser de lui. Car il savait que l’homme aimait la chaleur.
Jorge ne cite pas le pays dans lequel l’épisode se serait déroulé. Il ne révèle pas non plus quelle banque suisse était concernée. Ainsi, le cas ne peut pas être vérifié. Mais il montre comment une banque suisse peut rapidement se retrouver dans une affaire de corruption internationale à la suite de telles opérations.
Démonstration de force avec un oiseau
Le Kenya, l’Amérique du Sud, la banque suisse: ce ne sont que trois des nombreux cas que Jorge cite dans sa présentation et lors de la rencontre avec les journalistes sous couverture. Il mentionne également des projets au Nigeria, en Indonésie et dans d’autres pays.
S’il s’agissait vraiment d’attaques réelles, cette troupe serait une force politique jusqu’ici inconnue qui, selon ses propres dires, procède depuis plus de vingt ans à des manipulations politiques ciblées et répétées dans le monde entier, avec parfois des effets considérables. Et tout cela contre rémunération. Aujourd’hui encore, cela ressemble plutôt à une théorie du complot.
Le «11», qui a pu être vérifié sur le compte piraté, est une preuve bien mince. Un autre indice provient de documents divulgués après une fuite et qui montrent que l’équipe de Jorge a également échangé avec la société britannique à scandale Cambridge Analytica lorsqu’elle était engagée dans la campagne présidentielle nigériane de 2015.
Pour effectivement prendre les Israéliens en flagrant délit, le consortium de journalistes a donc tenté de pousser Jorge et son équipe à faire une démonstration de force.

L’émeu «Emmanuel» est une star de TikTok.
Au moment de l’échange avec Jorge et son équipe, en été 2022, un émeu de Floride nommé Emmanuel vient de devenir une star sur TikTok. Les prétendus nouveaux clients de Jorge demandent donc à son équipe de rendre virale l’information selon laquelle Emmanuel est mort – bien que l’oiseau soit bien sûr encore vivant. Le hashtag est censé être le suivant: #RIP_emmanuel. RIP signifie «rest in peace», repose en paix.
Le 29 juillet 2022, un jour seulement après l’ordre, #RIP_emmanuel se répand comme une traînée de poudre sur le Net. Le hashtag fait d’abord le buzz sur Twitter, puis s’étend à d’autres réseaux sociaux. Certaines vidéos d’Emmanuel ont gagné plus de trois millions de vues comme par enchantement.
Finalement, une collaboratrice de la ferme où vit Emmanuel doit intervenir et assurer à tous que l’oiseau est en forme et en bonne santé et qu’il continue à «attendre des caresses».

Les fans de l’émeu «Emmanuel» sont horrifiés par la nouvelle de sa mort. Il s’agissait pourtant d’une «fake news» de l’équipe de Jorge.
Une analyse montre qu’un réseau de faux comptes sur les réseaux sociaux, tout comme des comptes utilisés de manière abusive, a servi ici pour diffuser l’annonce du décès. Ces faux comptes, également appelés avatars, ont été actifs dans une vingtaine d’autres campagnes, non seulement en Afrique, mais aussi en France ou au Canada.
Les avatars des Israéliens qui ont annoncé la mort d’Emmanuel s’engagent par exemple aussi pour la poursuite de l’exploitation des centrales nucléaires en Californie plus longtemps que prévu. Certains s’en prennent même au gouverneur Gavin Newsom sous le hashtag #gonuclear. Pour les entreprises énergétiques américaines, des milliards de dollars sont probablement en jeu. Ont-elles engagé Jorge?

Une collaboratrice de la ferme où vit «Emmanuel» a dû intervenir et assurer à tous que l’oiseau était en forme et en bonne santé.
«Un influenceur sous stéroïdes»
L’Israélien ne parle pas de ses clients. En revanche, lors des vidéoconférences, il raconte dans les moindres détails d’où il tire ses avatars. Il présente fièrement aux journalistes ébahis une sorte de machine parfaite à manipuler les réseaux sociaux.
Il suffit d’appuyer sur un bouton pour créer des avatars sophistiqués sur une interface dédiée. Ils ont non seulement l’image d’une personne réelle et un long historique, mais aussi immédiatement une adresse e-mail valide et apparemment même un numéro de téléphone portable qui fonctionne.
Dans un menu, on peut choisir où les faux profils doivent avoir un compte. «Nous avons des avatars avec Airbnb, WeChat, VK, Viber, Twitter, Tinder, Grindr, TikTok, tout ce que vous voulez», se vante Jorge. L’interface du programme affiche un chiffre: 31’726. C’est le nombre de profils qui semblent appartenir à la fausse armada de Jorge et son équipe.

Sur cette centrale de commande, l’équipe de Jorge crée, selon ses propres dires, des milliers de faux profils en appuyant sur un simple bouton. En haut à gauche, le nombre total: 31’726.
Ceux qui engagent Jorge peuvent utiliser ces profils, par exemple pour attaquer des cibles, manipuler des débats, établir des ordres du jour politiques, etc. Le programme serait si bon que Jorge l’aurait déjà vendu à divers services secrets. «C’est un influenceur sous stéroïdes. C’est uniquement pour, euh, uniquement pour les services secrets», dit Jorge pendant une présentation.
Sa démonstration semble crédible. Les avatars peuvent non seulement être créés en un simple clic, mais aussi se connecter automatiquement partout. On peut également les utiliser pour diffuser des messages à la manière d’une boule de neige, programmés à une date et une heure précises. Le «comportement humain» est ainsi imité.
Un petit menu permet également de choisir dans quel pays ces profils seront créés. Parmi eux, on ne trouve pas seulement des pays d’Afrique ou des États-Unis, mais aussi la Suisse.

On peut fabriquer des faux profils suisses.
«Un réel danger pour la démocratie»
La Suisse est-elle donc également concernée par les agissements de Jorge et son équipe?
«Je ne connais pas le cas présent, mais je le croirais immédiatement», répond Nicolas Mayencourt, fondateur et directeur de Dreamlab Technologies, une entreprise de sécurité informatique de renommée mondiale basée à Berne. «De telles activités constituent sans aucun doute un réel danger pour la démocratie.»
Il ne peut pas s’exprimer sur ce cas concret. Mais chez Dreamlabs aussi, on constate que les manipulations, voire le piratage de politiciens ou de campagnes électorales entières, augmentent «de manière exponentielle» dans le monde entier. Et la Suisse serait bien évidemment une cible.
«Nous avons des industries de pointe dans les domaines pharmaceutique et électronique et l’une des plus grandes places financières du monde. Et en tant que marché de négoce de matières premières, nous sommes pratiquement le numéro un mondial. Nous sommes aussi l’un des pays hôtes les plus importants du monde: pour l’ONU, pour les fédérations sportives comme la FIFA et le CIO, pour le Forum économique mondial (WEF). Il s’agit là de cibles très attrayantes», dit Nicolas Mayencourt, «y compris pour exercer une influence sur la scène politique».

La Suisse est également une cible, selon Nicolas Mayencourt, fondateur de Dreamlab Technologies, une entreprise de sécurité informatique active dans le monde entier et basée à Berne.
Différentes attaques par rançongiciels contre des communes suisses, comme Vevey ou Neuchâtel, au cours des deux dernières années, montrent qu’il ne s’agit pas d’une menace théorique. Lors de ces attaques, les pirates informatiques ont récupéré des données sensibles appartenant à des dizaines de milliers de Suisses. «Il y a des numéros AVS, des données de passeport, des données fiscales et même des données de santé», explique le spécialiste en sécurité.
Le problème? Lorsque les criminels ne peuvent plus utiliser ces informations pour faire du chantage, ils procèdent généralement à une sorte de deuxième exploitation. «Les données suisses sont alors simplement revendues à des acteurs étatiques intéressés, par exemple à certains services secrets. Et ceux-ci poursuivent alors leurs propres objectifs avec les données suisses», explique Nicolas Mayencourt.
Il est difficile d’imaginer ce qui se passerait si des groupes comme celui de Jorge obtenaient de telles données.
L’homme qui se cache derrière Jorge
Mais qui est vraiment ce Jorge? Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’appelle pas Jorge. Ni George. Ce n’est qu’après de longues recherches que le consortium a finalement réussi à identifier les membres de l’équipe.
Selon des sources israéliennes qui le connaissent, l’homme chauve qui se fait appeler «Max» est un vétéran des Services de renseignement israéliens. Interrogé, il a toutefois catégoriquement nié être ou avoir été lié à l’équipe de Jorge. Il n’aurait jamais entendu parler de ces gens-là. Il aurait été employé par le gouvernement israélien jusqu’en 2006, date à laquelle il aurait pris sa «retraite». Depuis, il se concentrerait sur «les services de coaching, de formation et de conseil».
Jorge, lui, se révèle être T. H. (nom connu de la rédaction), âgé de 50 ans. Lui aussi a fait partie des forces spéciales de l’armée israélienne. La semaine dernière, le consortium de journalistes a envoyé une foule de questions détaillées à l’équipe de Jorge. T.H. répond: «Pour être clair, je nie tout acte répréhensible.»

C’est au troisième étage de ce bâtiment de Modi’in, en Israël, que l’équipe de Jorge a installé son centre de commandement.
Une dernière question reste donc en suspens: comment se fait-il que des ex-agents israéliens aux compétences aussi étendues n’aient pas pu démasquer trois journalistes?
Le fait est que les trois journalistes du consortium ont été introduits par le biais d’intermédiaires et ont minutieusement préparé leur couverture. Ils ont ainsi pu tromper eux-mêmes les grands maîtres de la tromperie.
De toute évidence, l’équipe de Jorge a drastiquement sous-estimé les journalistes, ou bien elle a été négligente après toutes ces années dans le métier. Dans tous les cas, la troupe a demandé trop peu de preuves réelles afin de s’assurer que les journalistes étaient bien ceux qu’ils prétendaient être.
Lors de l’un des appels vidéo, les journalistes ont demandé si Jorge n’avait pas peur d’être démasqué. Les services secrets américains pourraient le trouver, a répondu l’Israélien. Mais il ne se fera sûrement pas attraper par quelques «journalistes de classe moyenne».
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Faux comptes, fausses informations, recours à un journaliste de BFM TV… L’enquête conduite par la cellule investigation de Radio France, avec le consortium Forbidden Stories, révèle qu’Israël est devenu une place forte du marché mondial de la désinformation.
Une rédaction en état de choc. Depuis un mois, les journalistes de BFM TV sont sidérés. Ils se demandent comment leur collègue, l’expérimenté Rachid M’Barki, en est venu à diffuser à l’antenne des informations biaisées et orientées. Oligarques russes, Qatar, Soudan, Cameroun, Sahara “marocain”, ces brèves (un texte d’une quarantaine de secondes sur fond d’images illustratives) fournies clés en main pour le compte de clients étrangers, sont passées à l’antenne sans validation de la rédaction en chef et au mépris de la ligne éditoriale de BFM TV.
Interrogé par sa direction qui a ouvert une enquête interne, Rachid M’Barki, 54 ans, présent à l’antenne depuis la création de BFM TV en 2005, a reconnu des opérations “d’entrisme” et confessé une éventuelle “erreur de jugement journalistique” qui l’aurait conduit à “rendre service à un ami”. Il a été suspendu le 11 janvier 2023 par le directeur de la chaîne, Marc-Olivier Fogiel. Ce dernier a alors expliqué au personnel qu’il avait dû prendre cette décision après avoir été alerté sur l’existence de possibles informations biaisées diffusées à l’antenne.
La personne qui l’a alerté, c’est un journaliste, Frédéric Métézeau, qui travaille alors pour la cellule investigation de Radio France dans le cadre d’une vaste enquête baptisée “Story Killers”, coordonnée par le consortium Forbidden Stories. Pendant plus de six mois, elle a réuni cent journalistes travaillant pour 30 médias internationaux. Comme c’est le cas avant toute publication, Frédéric Métézeau fait part à Marc-Olivier Fogiel de nos découvertes afin de recueillir sa réaction. Ce dernier convoque alors Rachid M’Barki. “Il m’explique que des brèves lui sont proposées par un intermédiaire et que cela relève de son libre arbitre éditorial”, raconte le directeur de la chaîne. “C’est suffisamment problématique pour que nous lancions un audit interne pour comprendre comment ces brèves arrivent à l’antenne, comment elles sont illustrées, et par quels biais la hiérarchie a été contournée.”
Une société fantôme
Le point de départ de cette affaire ne se trouve pourtant pas dans l’hexagone, mais en Israël. Là-bas, pendant plusieurs mois, Frédéric Métézeau avec GurMegiddo (journaliste d’investigation au journal israélien The Marker), et Omer Benjakob (journaliste d’investigation au journal israélien Haaretz), ont infiltré une structure spécialisée dans l’influence, la manipulation électorale et la désinformation.
Cette société n’a aucune existence légale. Pour la trouver, il faut se rendre dans la zone d’activités de Modiin, entre Jérusalem et Tel Aviv. Ses bureaux sont fonctionnels mais discrets. “Vous voyez sur la porte ? Il n’y a rien. Nous ne sommes rien”, plaisante celui qui nous accueille. C’est pourtant là qu’opère une équipe que nous appellerons “Team Jorge”. Car “Jorge”, c’est le surnom que se donne son principal responsable. Sur place, impossible d’interviewer quiconque, compte tenu de la méfiance qui règne à l’égard de la presse et de la sensibilité des activités qui y sont développées. Les employés se présentent comme d’anciens officiers de l’armée ou des services de renseignements israéliens, des experts en information financière, en questions militaires, en guerre psychologique, ou en médias sociaux. Pour comprendre ce qu’ils font réellement, nous n’avons donc eu d’autre choix que de nous présenter comme des “consultants indépendants” missionnés par un client africain qui souhaitait influencer un scrutin électoral.
“La plupart du temps, les clients ne veulent pas que nous apparaissions, nous explique un cadre de la société*. Nous aimons être en coulisses. C’est ce qui fait notre force”,* précise Jorge. À l’en croire, sa société serait active sur tous les continents : “Nous sommes intervenus dans 33 campagnes électorales au niveau présidentiel.” “Les deux-tiers d’entre elles en Afrique anglophone et francophone. 27 ont été un succès”, revendique l’un de ses collègues. Ils ne s’interdisent d’intervenir que dans trois domaines : la politique nationale américaine, la Russie et Israël.
Des milliers de faux profils
Au cœur de son activité : la désinformation en ligne. Team Jorge développe depuis six ans une plateforme numérique d’une efficacité redoutable baptisée Aims pour “Advanced Impact Media Solutions”, qui signifie “solutions avancées pour un impact médiatique”. Un acronyme qui veut aussi dire en anglais : “objectifs à atteindre”. Ce logiciel permet de fabriquer des faux profils et de les activer sur les plus grands réseaux sociaux. Nos interlocuteurs affirment avoir vendu Aims à plusieurs services gouvernementaux de renseignements.

Capture d’écran du logiciel Aims développé par Team Jorge, qui sert à fabriquer de faux profils pour influencer l’opinion sur les réseaux sociaux.
Ce logiciel produit des avatars : des gens qui n’existent pas, mais qui disposent d’une apparence réelle sur internet et de centres d’intérêts crédibles. Ces faux profils publient leurs soi-disant opinions dans l’espoir d’influencer le plus de “twittos” possibles. Début janvier 2023, le système exploitait 39 213 faux profils différents, consultables dans une sorte de catalogue. On y trouve des avatars de toutes ethnies et nationalités, de tous genres, célibataires ou en couple… Leurs visages sont des portraits de vraies personnes piochées sur internet, et leurs patronymes, la combinaison de milliers de noms et de prénoms stockés dans une base de données.

Capture d’écran des faux profils créés par le logiciel Aims de la société israélienne Team Jorge.
Pour crédibiliser ces avatars, Aims peut leur ouvrir des comptes sur Amazon ou même Airbnb, et laisser des commentaires en dessous de vidéos YouTube. Ces abonnements sont ensuite authentifiés et validés par courrier électronique (souvent sur Gmail) ou par SMS. Car Aims génère aussi des numéros de téléphones virtuels permettant de recevoir ou d’envoyer des textos.
Pour nous convaincre, Jorge fabrique sous nos yeux un avatar avec toutes ses caractéristiques, comme s’il commandait une pizza à la carte avec différents ingrédients : “Royaume-Uni… Femme… Isla Sawyer ? Je n’aime pas ce nom… Sophia Wilde… Je préfère ce nom là ! Ça fait british. De quelle ville vient cette dame ? Leeds ? Non, Londres. Maintenant, elle a un email, une date de naissance. Elle a même une empreinte digitale. Il reste à mettre une série de photos. Et tous ses comptes vont être vérifiés par SMS car j’ai généré son numéro de téléphone britannique.”

Capture d’écran du faux profil Twitter de Sophia Wilde, toujours actif début 2023.
La “fausse” mort d’un émeu
Il ne suffit pas de disposer d’une gigantesque base de faux profils pour qu’ils soient crédibles. Encore faut-il les animer. Aims les fait donc régulièrement interagir sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Instagram…) et sur des boucles Telegram. Ces interactions peuvent être pilotées de façon automatique par la plateforme. Et pour nous démontrer ce dont elle est capable, Team Jorge va diffuser une fausse information : la mort aux États-Unis d’un émeu nommé “Emmanuel” qui est très populaire sur Twitter. Les 29 et 30 juillet 2022, Aims diffuse le hashtag #RIP_Emmanuel (“Rest in peace”, “repose en paix”) sur Twitter et Facebook, en faisant référence à une vidéo du volatile datant du 27 juillet.
En quelques heures, l’activation de centaines de comptes gérés par Aims viralise la nouvelle du décès de l’animal. D’autres comptes viennent renforcer l’opération en publiant des commentaires. Le résultat est sidérant. #RIP_Emmanuel, une information parfaitement fausse, figure en “tendances Twitter” dans certains pays comme la Slovaquie, obligeant la propriétaire de l’autruche à démentir l’affirmation à ses plus de 810 000 abonnés. “Je me suis réveillée pour découvrir que quelqu’un avait lancé une rumeur selon laquelle Emmanuel était MORT, écrit-elle. J’ai littéralement couru jusqu’à la grange pour voir si c’était vrai. Il m’attendait à la porte, bien vivant et prêt pour les câlins. EMMANUEL N’EST PAS MORT !!”

Capture d’écran du tweet de la propriétaire de l’émeu Emmanuel, réagissant à la rumeur de la mort de son animal le 22 juillet 2022.
Dans le cadre du projet “Story killers”, Le Monde a référencé les comptes Twitter utilisés pour populariser #RIP_Emmanuel. Et il a découvert qu’ils avaient été activés lors d’une vingtaine d’autres opérations de désinformation autrement plus sérieuses que la fausse mort d’un émeu. “On a été très surpris et impressionnés par le degré de sophistication technique de cette plateforme, et par les dispositions mises en place pour échapper aux mesures de détection de Facebook notamment, témoigne Damien Leloup, notre confrère du Monde. Aims est capable de générer des éléments techniques qui lui permettent vraiment de se faire passer pour un humain.”
Six millions d’euros pour le report d’une élection
Dans unevidéo adressée à leurs clients qui résume leur savoir-faire, les membres de Team Jorge se vantent d’avoir aussi participé au sabotage de plusieurs scrutins, dont notamment le premier référendum sur l’indépendance de la Catalogne organisé le 9 novembre 2014. Il arrive parfois que Team Jorge renforce son dispositif automatique en recrutant des rédacteurs (des étudiants sachant écrire et parler des langues étrangères), dans les pays où il envisage une opération. En échange d’un Smic local, ils deviendront les “petites mains” des futures campagnes numériques.
Team Jorge nous raconte que, pour obtenir le report d’un scrutin dans un pays africain, il a facturé sa prestation six millions d’euros. “La première des choses qu’on a faites, c’était une recherche et une analyse très profondes sur le pays, raconte un des opérateurs. Ensuite, il fallait savoir si le résultat du scrutin aurait des répercussions dans d’autres pays. Par exemple, aux États-Unis ou en Europe. Afin d’évaluer ce qu’on pouvait faire aussi là-bas pour servir les intérêts de notre client.” La société active ensuite sa plateforme Aims. Elle inonde les réseaux sociaux. Mais la campagne se fait aussi avec des SMS qui relayent des messages politiques. Jusqu’à deux millions de SMS en une semaine : “L’objectif, c’est de créer une atmosphère sur le terrain comme à l’international qui permette de faire apparaître le report de l’élection comme étant la meilleure solution.”
Placer ses cibles sur écoute
Autre volet de l’opération : semer la discorde au sein des clans qui contrôlent les leviers du pouvoir. “Nous devons être très malins pour provoquer des heurts entre les généraux et leurs familles. Entre chaque chef de tribu.” D’où la nécessité de bénéficier de l’aide – pour ne pas dire la complicité – d’employés de compagnies téléphoniques locales pour mettre des cibles sur écoute, nous explique-t-on, afin de “savoir ce que pensent les responsables du camp adverse”. La mise sur écoute est facturée 50 000 euros pièce, nous dit-on.
On organise enfin un lobbying ciblé*. “La dernière chose que les gens souhaitent, c’est l’instabilité,* nous explique-t-on. En Europe, vous vous dites : ‘S’il y a de l’instabilité, il va y avoir des vagues de migrants’, et cela vous inquiète. Tandis qu’aux États-Unis, on craindra plutôt que ces événements fassent monter le prix de l’énergie…” Et pour transmettre ces messages, Team Jorge dit s’appuyer sur des personnalités connues comme l’israélien Ilan Mizrahi, ancien directeur adjoint du Mossad et ancien conseiller à la Sécurité nationale du Premier ministre Ehud Olmert, ou encore Roger Noriega, un ancien diplomate des administrations Bush Jr. et Reagan. Ilan Mizrahi nous a dit connaître Jorge mais ne pas avoir de lien d’affaires avec lui. Quant à Roger Noriega, il affirme ne pas se souvenir de son nom.
BFM TV infiltrée
Quoi qu’il en soit, et preuves à l’appui, Team Jorge affirme qu’il peut aussi “recruter” des journalistes au sein de grands médias étrangers. Selon nos informations, dans ce cas-là, une publication peut être facturée 20 000 euros au client, dont 3 000 seraient reversés en espèces au journaliste en bout de chaîne. Lors de l’une de nos discussions, les responsables de la société israélienne nous montrent une vidéo du 19 septembre 2022 dans laquelle on voit Rachid M’Barki, le journaliste de BFMTV, faire part, images à l’appui, des difficultés que connait l’industrie du yachting à Monaco après la mise en place des sanctions contre les oligarques russes. Une fois diffusé, cet extrait a été isolé et diffusé massivement sur Twitter par la plateforme Aims, afin de le rendre viral. L’objet de cette intervention consiste donc clairement à discréditer les sanctions infligées à la Russie. Mais nous avons recensé d’autres informations du même type, dont certaines sont diffusées par un site francophone tout aussi obscur “News365”. Son rédacteur en chef est lui-même un avatar. Et sur ce site, écrit un autre personnage-clé de cette affaire, Jean-Pierre Duthion, que Rachid M’Barki a désigné comme étant celui qui lui fournissait les textes et les images à diffuser à l’antenne.

Capture d’écran du profil Twitter de Jean Pierre Duthion.
Jean-Pierre Duthion n’est pas un inconnu dans l’univers des médias. Entrepreneur expatrié en Syrie de 2007 à 2014, il relatait la vie quotidienne à Damas où il servait aussi de facilitateur à de nombreux reporters étrangers envoyés sur place, avant de devenir, selon un bon connaisseur du secteur, “un bulldozer” de la désinformation. Interrogé par Forbidden Stories, celui qui se présente comme “lobbyiste” et comme “mercenaire” a reconnu être à l’origine de la diffusion des informations contestées sur BFM TV, tout en relativisant les faits. “BFM TV est devenu l’agneau sacrificiel, nous a-t-il dit. On est en train de découvrir que des agences de com’ dont l’objectif est de placer des sujets, arrivent à faire leur travail.” Mais il dément avoir payé le journaliste et affirme ne rien savoir du commanditaire. “Je reçois des missions sans connaître le client final, explique-t-il. C’est très cloisonné. Je ne me pose pas de questions. Je fais ce qu’on me dit de faire. Moins j’en sais, mieux je me porte.”
D’autres informations biaisées ont été relayées par Rachid M’Barki, comme la gestion du port de Douala au Cameroun par la société Portsec, là encore reprise par News365. Selon le témoignage d’un autre journaliste de BFMTV, la pratique ne serait pas isolée. Lui affirme avoir été contacté par Jean-Pierre Duthion dès 2020. Un an plus tard, le lobbyiste lui aurait précisé “je suis missionné pour payer des journalistes pour faire passer des informations… Je connais vos salaires. Je sais qui peut en avoir besoin, lui aurait-il dit*. Grâce à moi, ils peuvent s’offrir des vacances, car je sais que les fins de mois peuvent être difficiles.”* Toujours selon son témoignage, Jean-Pierre Duthion l’aurait rappelé en janvier 2023, soit juste après la suspension de Rachid M’Barki, mais il déclare ne pas avoir donné suite. De son côté, Jean Pierre Duthion nous a répondu : “Je n’ai jamais et ne rémunèrerai jamais un journaliste. Aucune preuve, aucun élément ne permet d’affirmer le contraire.”
Jorge : un ancien de l’armée israélienne
Nous avons finalement pu identifier qui se cachait derrière le mystérieux Jorge, le maître d’œuvre de ces opérations. Il se fait aussi appeler “Michael”, “Joyce Gamble” ou “Coral Jaime”. Il dispose de plusieurs adresses email et de numéros de téléphones dans différents pays. Mais il se nomme en réalité Tal Hanan. Il est à la tête de deux sociétés opérant dans la sécurité et le renseignement : Sol Energy et Denoman. Sur le site internet de cette dernière, il est décrit comme un spécialiste des explosifs ayant servi dans les forces spéciales de l’armée israélienne et comme ancienofficier de liaison de Tsahal, l’armée de défense d’Israël, auprès du commandement des forces spéciales de la sixième flotte des États-Unis*.* Selon sa biographie, il aurait aussi “commandé des opérations de protection des cadres à haut risque au Mexique, en Colombie et au Venezuela, et dirigé des programmes de formation en matière de lutte contre le terrorisme… pour le gouvernement américain”. Titulaire d’un diplôme en relations internationales de l’Université hébraïque de Jérusalem, il est présenté comme “un conférencier très recherché qui a fait des exposés devant le Congrès américain, de nombreux gouvernements étrangers et des sociétés internationales”. On le retrouve interviewé dans plusieurs médias en lignes et dans de grands journaux comme le Washington Post en 2006.
Quand Jorge approche Cambridge Analytica
Grâce à nos confrères du Guardian, nous avons eu accès à des mails qui montrent qu’entre 2015 et en 2017, Tal Hanan a cherché à travailler pour Cambridge Analytica, société de l’ombre qui a œuvré pour la campagne de Donald Trump, et dont le nom a été mêlé à un scandale de vol de données de Facebook. Dans un de ces courriels daté de 2016, Jorge propose à Cambridge Analytica de lui fournir des vidéos permettant de faire croire aux électeurs américains que Donald Trump s’adresse à eux personnellement. Il y est aussi question d’une vidéo concernant “Clinton”, vraisemblablement Hillary Clinton, alors en lice dans la course à la présidence des États-Unis. Il se vante aussi de pouvoir créer entre 3 000 et 5000 faux profils par semaine sur les réseaux sociaux. Il se propose encore de “donner un coup de main sur le Kenya” où des élections présidentielles doivent bientôt avoir lieu.
En 2017, il explique au grand patron de Cambridge Analytica, Alexander Nix, que ses services sont si efficaces que, pour gérer une situation de crise, un de ses clients a été “très heureux” de payer un million d’euros. Alexander Nix rejettera ses propositions. “Nous avons déjà notre propre société de production de médias”, lui répond-il poliment, et “aucun de nos clients n’acceptera de payer entre 400 000 et 600 000 dollars par mois pour une gestion de crise”.

Reconstitution d’un email d’Alexander Nix à Jorge, déclinant sa proposition de collaboration.
Sollicité par Forbidden Stories, Tal Hanan n’a pas répondu à nos questions. Difficile de déroger à la culture du secret lorsque l’on travaille dans l’ombre. Ce secret est pourtant éventé. Selon Anat Ben David, professeure associée de communication à l’Université ouverte d’Israël, non seulement les révélations du projet “Story Killers” lèvent le voile sur les coulisses de la désinformation et ses nouveaux acteurs, mais elles mettent aussi en lumière les failles des réseaux sociaux : “Nous sentions bien, tous, que quelque chose n’allait pas. Nous analysions les profils sans rien pouvoir faire de plus. Mais avec cette investigation on voit enfin en temps réels comment les choses se passent.” Et comment ces réseaux, faute de régulation, mais aussi parce qu’ils sont instrumentalisés par des officines malveillantes, permettent de manipuler l’opinion.