Jacques Attali : « L’Europe est une passoire », l’inattendu plaidoyer de l’intellectuel en faveur des frontières (Màj)
Après avoir déclaré sur le plateau de C ce soir que «la question des frontières est essentielle», notamment sur le plan économique et commercial, l’intellectuel de 79 ans a été critiqué pour son incohérence.
Jacques Attali serait-il devenu un nouvel apôtre du souverainisme européen ? «Quel réveil ! il ne faut désespérer de rien», s’est exclamé le patron des députés Les Républicains Olivier Marleix. Celui «qui a toujours défendu la mondialisation, soudain, ouvre les yeux», s’est réjoui de son côté l’ancien candidat souverainiste à l’élection présidentielle Nicolas Dupont-Aignan.
Figure incontournable de la vie politique et intellectuelle française de ces dernières décennies, le septuagénaire a fustigé mercredi soir sur le plateau de C ce soir «l’idéologie ultralibérale de la concurrence qui a interdit à l’Europe d’avoir une politique industrielle». En ce sens, il a regretté que l’Europe soit devenue «une passoire» notamment «aux investissements et aux produits étrangers». «La question des frontières est essentielle. Dans l’idéologie européenne depuis 1958, on a tout fait pour détruire les frontières internes, très bien, mais aussi externes».
Ce jeudi, l’intellectuel a même publié une note sur son blog dénonçant les «lacunes majeures» du projet européen et évoquant «le refus obstiné des pères fondateurs de définir des frontières, et de se donner les moyens de les faire respecter».
Face aux accusations d’incohérence, Jacques Attali s’est fendu d’un tweet. «Si vous faisiez l’effort de me lire, vous sauriez que j’ai toujours défendu l’idée de frontières externes de l’Europe et d’une politique industrielle commune», a-t-il déclaré sur X.
Revirement
Pourtant, Jacques Attali s’est depuis longtemps distingué comme un pourfendeur des frontières. Comme le relève Marianne , l’écrivain et économiste écrivait déjà dans les colonnes du Monde en 1992 plaidait pour une démocratie sans frontière. «Pour que la démocratie ne soit pas un frein au développement, elle doit être sans frontières sinon on aura la frontière sans la démocratie. Telle est la nouvelle utopie, le nouveau projet de civilisation, démocratie sans frontières, où les institutions n’exigent ni État fort ni frontière limitative.»
En 2015, rapporte aussi l’hebdomadaire, en pleine crise migratoire européenne, Jacques Attali s’opposait à la renégociation des accords de Schengen en déclarant notamment : «Quand il s’agit d’avancer, il faut d’abord ne pas reculer dans la réinstallation des frontières, là où on a réussi à les faire disparaître.»
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La crise migratoire actuelle et le drame de Lampedusa devraient rappeler à tous ceux qui l’ont oublié, une des lacunes majeures, volontaires, du projet européen : le refus obstiné des pères fondateurs de définir des frontières, et de se donner les moyens de les faire respecter.
Quand a commencé la construction européenne, la dépendance de la plupart des pays du continent à l’égard des États-Unis et la domination idéologique des partis les plus libéraux, ont conduit à refuser de mettre en place un tarif extérieur commun, laissant ce grand marché, de plus en plus grand, ouvert à tous les prédateurs d’outre-Atlantique ; de plus, la concurrence interne est devenue la règle absolue, rendant impossible le regroupement, entre elles, des entreprises européennes pour leur permettre d’atteindre la taille nécessaire pour résister à leurs prédateurs américains. Par exemple, les règles de la concurrence européenne interdisent aux entreprises européennes de télécommunications de se regrouper, laissant une cinquantaine d’opérateurs européens face à cinq opérateurs américains.

Aujourd’hui, même si quelques esquisses de protection apparaissent pour défendre nos données numériques, l’industrie européenne reste ultra divisée, sous prétexte de concurrence ; elle est, plus que jamais, menacée d’être détruite par les investisseurs américains qui viennent racheter ses fleurons, et par les entreprises chinoises, qui viennent, sans droit de douane, concurrencer déloyalement ses produits. Si nous continuons comme ça, c’est toute notre industrie qui disparaitra très bientôt. À commencer par nos industries textiles et automobiles. Et nous continuera d’être envahis par des biens fabriqués en violation de toute règle sociale, sanitaire et environnementale.
Plus encore, la dynamique de l’élargissement, qui conduisit à passer de six pays membres à 28 rendait illusoire la fixation de frontières trop explicites. Et ce n’est pas fini : plus de dix pays sont encore candidats à rejoindre l’Union. Comment définir la frontière de l’Europe, quand il est question d’y admettre la Géorgie et l’Arménie, qui ont sans doute des raisons légitimes de l’espérer ?”
Enfin, l’insistance américaine pour maintenir, par l’OTAN, leur contrôle total sur la défense du continent, interdisait aux Européens de prendre conscience de la nécessité de se défendre eux-mêmes : pas de frontières, pas d’armée. Pas d’armée, pas de frontières.
Ce n’est qu’à partir du contrôle de la libre circulation des personnes et de la mise en œuvre des accords de Schengen que nous avons pu, en 2004, créer une minuscule agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, d’abord simple instance de coordination des administrations douanières nationales, devenue Frontex en 2016. Depuis, Frontex a un peu grossi ; mais elle reste ridiculement petite, comparée aux besoins (elle rassemble maintenant 1500 personnes, dont 1000 mis à disposition par les pays membres). Et, malheureusement, elle les emploie d’une façon souvent honteuse du point de vue des droits des réfugiés, en particulier en les parquant dans des camps abominables, en Grèce et en Bulgarie et en se rendant coupable de connivence scandaleuse avec des groupes mafieux turcs et libyens.
L’Europe se retrouve alors privée de tous les moyens de la souveraineté : ni armée, ni industrie, ni protection contre les immigrations illégales. Et si on continue comme ça, les partis d’extrême-droite auront beau jeu d’expliquer qu’il faut rendre le contrôle des frontières, internes et externes, de l’Union, aux forces de police de chaque pays. Et cela en sera fini du projet européen. Ce qui se passe en Italie devrait pourtant montrer qu’un gouvernement d’extrême-droite ne peut rien contre l’arrivée de migrants illégaux sans le soutien de ses partenaires européens.
Aussi longtemps que l’idéologie de la concurrence ouverte à tous les vents sera dominante, les Européens ne pourront pas se protéger eux-mêmes, économiquement, écologiquement, socialement et militairement ni gérer l’arrivée des migrants illégaux dans le respect des droits humains. Ils ne pourront pas non plus faire valoir leur spécificité éthique, ni rester accueillants aux victimes des dictatures du monde.
Au moment où le Parlement européen, toujours sous le contrôle idéologique des libéraux, débat d’un texte sur l’immigration, on aurait aimé qu’il montre le même zèle pour mettre en place une véritable protection douanière aux frontières de l’Union, qu’il en déduise une véritable politique industrielle et écologique, et qu’il se donne les moyens de construire une administration des douanes, une police et une armée commune. Nous en sommes très loin.