« Je crains que la société française ne soit en train de baisser les bras face à l’influence des Frères musulmans »
Menacée de mort après la publication de son dernier livre, l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, dont la conférence à la Sorbonne a été suspendue avant d’être reprogrammée début juin, alerte sur l’influence « dramatiquement importante de l’idéologie frériste ».
Mardi après-midi, la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler a été reçue par trois ministres : Gérald Darmanin à l’Intérieur, Sylvie Retailleau à l’Enseignement supérieur et Sonia Backès, secrétaire d’État en charge de la Citoyenneté. Il y a deux mois, cette anthropologue de 58 ans a dû être placée sous protection policière — c’est la seule universitaire à l’être —, après avoir reçu des menaces de mort écrites. En cause : la publication en janvier de son livre « le Frérisme et ses réseaux » (Odile Jacob), où elle pointe l’influence « grandissante » de cette idéologie politico-religieuse en France.
Sur ces menaces, elle préfère ne pas s’étendre, « car une enquête est en cours », mais on sait qu’une personne a été écrouée. Dans le lieu feutré où nous l’avons rencontrée, juste avant qu’elle ne soit reçue place Beauvau, deux policiers en civil veillent discrètement sur sa sécurité, en se fondant dans le décor. Ils seront là aussi le 2 juin, pour l’escorter à la conférence qu’elle doit tenir à la Sorbonne. Initialement prévue le 12 mai, elle avait été suspendue. Le début médiatique de « l’affaire Florence Bergeaud-Blackler ».

Quel bilan faites-vous de votre rencontre au ministère de l’Intérieur ?
FLORENCE BERGEAUD-BLACKLER. La rencontre s’est très bien passée avec Gérald Darmanin. Son ministère a toujours été à l’écoute, en me proposant une protection policière lorsque les menaces de mort sont arrivées. C’est rassurant à titre individuel. Au-delà de mon cas, je l’ai trouvé très conscient des questions de sécurité qui concernent ceux qui travaillent sur l’islamisme. Nous allons continuer à réfléchir sur la meilleure façon d’assurer de bonnes conditions de recherche. Je ne peux malheureusement pas en dire autant du ministère de l’Enseignement supérieur. Madame Retailleau a soutenu la décision de la doyenne de la faculté de lettres de Sorbonne-Universités de différer ma venue. Quel message envoie-t-on, à part donner raison à ceux qui veulent déstabiliser et empêcher le débat ? Ce n’est pas comme cela que l’on soutient la recherche ni notre mission de service public.
Quelle a été l’attitude de votre institution et employeur, le CNRS ?
Le service minimum. Je n’ai pas reçu de message de soutien de la direction du CNRS, jusqu’à ce qu’elle m’accorde la protection fonctionnelle que j’avais sollicitée à la mi-mars, après les menaces de mort. Le CNRS a alors condamné les menaces par Twitter. Chez mes collègues qui travaillent aussi sur l’islamisme, certains m’ont soutenue, mais pas publiquement. Ils m’ont dit : « On est moins courageux que toi. » Heureusement, 200 universitaires et personnalités, parmi lesquels Élisabeth Badinter ou Boualem Sansal, ont signé une tribune de soutien (publiée dans Le Point). La communauté académique ne brille pas par son courage. Mais pire, il y a eu ceux qui ont contribué à exciter les réseaux sociaux…
De qui parlez-vous ?
Notamment de François Burgat, directeur de recherches au CNRS à la retraite, qui a quand même écrit 150 tweets furieux contre moi. Et revendique sa proximité avec les Frères musulmans. De Souhail Chichah, connu pour s’en être pris à Caroline Fourest à l’Université Libre de Bruxelles lors de la manifestation dite « Burka-bla-bla ». De l’avocat militant Rafik Chekkat, qui fait de l’« islamophobie » un business. D’Alain Gresh, directeur du journal en ligne Orient XXI, et de quelques autres. Tous ces gens ont attisé les réseaux sociaux en m’accusant d’être raciste, islamophobe, criminelle nazie, de vouloir que les musulmans soient traités comme les juifs… C’est gravissime et clairement diffamatoire, j’ai d’ailleurs porté plainte. Mon visage a circulé sur le Web. Ils connaissent les mouvances islamistes et savent parfaitement que leurs mots me mettent en danger. Depuis l’assassinat de Samuel Paty, on sait ce que des paroles incendiaires peuvent entraîner.
Vous comparez vos deux situations ?
Non, elles sont très différentes. L’affaire Samuel Paty relève du registre d’un supposé blasphème. Moi, je suis une universitaire qui travaille sur l’islamisme depuis trente ans, et qu’on veut faire taire par tous les moyens.
« L’expansion frériste n’est pas que territoriale, elle ne s’exerce pas que dans les ghettos urbains. Elle est sectorielle : l’idée est de former une élite qui puisse infiltrer les grands corps de l’État. »
Vu le thème du livre, vous vous attendiez sans doute à une controverse. Mais pensiez-vous que cela irait si loin ?
J’avais déjà publié un livre (Le marché halal, ou l’invention d’une tradition, paru au Seuil en 2017) qui avait fait grincer les milieux fréristes. Ils avaient choisi comme stratégie de m’ignorer totalement, ce qui avait fonctionné… Cette fois, ils ont échoué. Lorsqu’il est apparu que mon bouquin franchissait la barrière médiatique, qu’il se vendait bien, qu’il suscitait un élan de sympathie et un besoin de compréhension du public, on m’a encore plus diabolisée, en sortant l’artillerie lourde. Bien sûr, il y a eu de l’instrumentalisation politique par certains partis. C’est le piège, mais cela, je ne le contrôle pas.
Vous comprenez qu’on puisse critiquer votre ouvrage ?
Je ne refuse pas la contradiction, au contraire, mais il faut des règles à tout débat. Or j’observe qu’il n’y a eu aucune réfutation scientifique de mon livre. Juste des calomnies et des critiques de mauvaise foi, rien de sérieux. Et c’est normal, mon livre est dense, contient 350 notes de bas de pages une bibliographie très fournie, et quelques décennies d’expérience. La réfutation viendra avec le temps.
Mais votre propos dépasse la seule dimension scientifique. Vous prenez position…
Mon livre n’est pas une dénonciation, mais une démonstration. Si je prends position, c’est que je considère que le frérisme est dangereux pour le débat. La démocratie est en jeu. Pas seulement en France, mais en Europe. J’en parlais avec des collègues britanniques cette semaine. Ils me disaient être désarmés et très inquiets. Nos voisins comptent sur la France pour mener ce combat laïc.
Qui sont les Frères musulmans dont vous dénoncez l’emprise croissante ?
Des théocrates. Leur influence sur la population musulmane est dramatiquement importante aujourd’hui. Elle touche des millions de personnes en France. L’expansion frériste n’est pas que territoriale, elle ne s’exerce pas que dans les ghettos urbains. Elle est sectorielle : l’idée est de former une élite qui puisse infiltrer les grands corps de l’État, tous les domaines où son influence peut s’exercer. C’est un travail de très longue haleine, qui prendra des dizaines d’années… s’ils parviennent à leurs fins, ce qui n’est pas certain du tout. Ce qui compte, c’est ce qu’ils font maintenant pour y parvenir.
Quel est leur objectif ?
Une société islamique moderne, sous gouvernance divine. Dans nos pays sécularisés, ce projet politico-religieux sonne comme une vieillerie, mais pas pour l’idéologie frériste de réislamisation. C’est ce que j’appelle la « VIP » : la Vision de l’histoire, qui commence avec le prophète et se termine avec le futur califat mondial. L’Identité transnationale, l’ « Islam first » qui fait qu’on est musulman français et breton etc., dans cet ordre, et non plus Français musulman. Et enfin, le Plan de Dieu, leur méthode, très programmatique, pour parvenir à ce califat moderne, adapté à nos démocraties libérales. Ce système d’action vise à faire avancer ensemble toutes les sensibilités de l’Islam — même les djihadistes — en évitant les divisions. Le meilleur moyen pour souder cette vaste communauté (Oumma), c’est de répéter à longueur de temps que les musulmans sont victimes, qu’on ne les aime pas…
Dans les années 2000, l’État a misé sur un accord avec l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), proche des Frères musulmans en France. Qu’en pensez-vous ?
C’était une erreur. L’UOIF a très bien su en profiter. Les Frères musulmans ont fait mine de se notabiliser et se sont présentés comme des gens qui allaient apporter la paix sociale dans les quartiers. Dans un premier temps, cela a marché. Puis l’UOIF a ouvert la porte aux salafistes wahhabites. Lors de ses rassemblements au Bourget, on a vu apparaître des groupes djihadistes. J’y ai entendu des femmes voilées, des marieuses dire « La Syrie, mes sœurs il faut y aller, il faut soutenir nos frères ». Quand l’UOIF intègre le tout nouveau Conseil français du culte musulman (CFCM), en 2003, les liens entre les Frères musulmans au niveau local et les maires sont déjà bien établis. Ce ne sont pas des alliances officielles mais un favoritisme discret. Le clientélisme fonctionne ainsi : je vous apporte nos voix si vous nous laissez tel terrain pour notre mosquée, etc. La plupart du temps, les élus n’étaient pas forcément conscients de la menace.
Ce clientélisme était-il plus l’apanage de la droite ou de la gauche ?
Ce clientélisme a existé un peu partout sur le territoire. Mais à gauche, La France Insoumise (LFI) a joué un rôle très important dans la stratégie d’entrisme des Frères musulmans, en appelant notamment à manifester contre l’« islamophobie d’État » avec le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Ce sont les alliés utiles de l’idéologie frériste. Les deux ont d’ailleurs un point en commun : l’antisémitisme, sous couvert de défense de la cause palestinienne.
« Ils visent une forme d’habituation des esprits et des institutions pour rendre la société « charia compatible » »
Comment les Frères musulmans opèrent-ils ce que vous appelez de l’entrisme ?
Le caractère planifié de la stratégie frériste ne m’est apparu qu’après mes travaux sur le marché halal. Les Frères musulmans n’ont pas besoin de monter une usine d’abattage rituel, il suffit de labelliser la viande. C’est ce qu’ils font : ils labellisent. Ils se sont adaptés aux sociétés européennes qu’ils veulent séduire. Le terme « da’wa » signifie d’ailleurs « invitation ». Dans nos sociétés pacifiées, la guerre violente n’est pas efficace. Ils visent une forme d’habituation des esprits et des institutions pour rendre la société « charia compatible ».
Comment peut-on lutter ?
Pour lutter contre ce phénomène, il faut le comprendre dans toutes ses dimensions, y compris l’influence mentale, psychique, que les Frères musulmans cherchent à exercer. Il y a un déni car les politiques n’aiment pas aborder les problèmes qu’ils ne savent pas résoudre. Alors on dit « c’est leur culture », en attendant que ça passe.
Pouvez-vous nous citer des exemples concrets ?
L’hôpital où les revendications religieuses se multiplient. L’éducation, où la stratégie frériste consiste à créer des écoles d’élite, reconnues par l’État, pour accueillir des élèves musulmans mais aussi non-musulmans et les habituer à la dualité halal/haram, au temps musulman. Cela passe aussi par la littérature jeunesse islamique, les médias, les jouets pour enfant. Vous pouvez trouver des nounours sans yeux, des poupées sans visages — toute la panoplie du petit islamiste. Tout cela n’est pas culturel mais fait partie du plan religieux. Je crains que la société française, notre société laïque, ne soit en train de baisser les bras. J’entends depuis trente ans que je fais « le jeu de l’extrême droite ». Non, je contribue au contraire à dépolitiser le débat.