Jean-Christophe Buisson : « Un pavé dans la mare du Canard Enchaîné »

Un enquêteur du Canard Enchaîné ose raconter en détail dans un livre explosif le scandale qui secoue depuis un an son propre journal. Et qui, cruelle ironie, ressemble comme deux gouttes d’eau à l’affaire Fillon que l’hebdomadaire satirique était si fier d’avoir révélée…

L’arroseur arrosé existe : il s’appelle Le Canard enchaîné. Un hebdomadaire qui fonctionne parfois selon les règles qu’il reproche à tout le monde. Riche à millions (135 !!!), il néglige de reverser un peu de sa fortune à ses collaborateurs les moins bien payés ou à ses pigistes au statut pourtant fort précaire ; dénonçant souvent ces chefs d’entreprise ou politiciens cacochymes qui s’accrochent à leur place, il est dirigé par des septuagénaires aux airs de berniques accrochées à leur rocher.

Mais il y a pire : le journal vit en ce moment une véritable… affaire Fillon ! Qui prétend cela ? Une plume maison particulièrement bien placée puisqu’il s’agit de celle-là même qui a justement révélé naguère (avec deux autres confrères) les arrangements avec la loi du candidat malheureux à l’élection présidentielle.”

Le journal vit en ce moment une véritable… affaire Fillon

Dans un livre explosif paru hier et dont la sortie a été tenue secrète jusqu’au dernier moment*, Christophe Nobili révèle en détail comment, depuis vingt-cinq ans, un salaire important a été versé à l’épouse du dessinateur de cabochons André Escaro (91 ans). Un emploi fictif (madame n’est ni dessinatrice ni journaliste), agrémenté d’une carte de presse bidon, qui aura rapporté 1,5 million d’euros à l’heureuse bénéficiaire (et à son mari, on l’espère pour lui, même s’il avait par ailleurs fait valoir des droits à la retraite fort substantiels). Mieux que Pénélope, donc !

«Quand on monte au mât, il faut avoir le cul propre»

«Quand on monte au mât, il faut avoir le cul propre», aimait claironner la regrettée romancière Geneviève Dormann. C’est exactement pour cette raison que le scrupuleux journaliste du Canard enchaîné qui a levé ce lièvre dans sa propre forêt ose raconter cette affaire dans un récit qui relève presque du journalisme gonzo : il n’hésite pas, non sans une drôlerie parfois grinçante, à se mettre en scène, notamment lors de repas où une partie de la rédaction se retrouve régulièrement… et dont il a été exclu depuis qu’il a dénoncé l’affaire l’an dernier. Son essai comporte, dans les interstices d’une enquête portée par ailleurs devant la justice (curieusement beaucoup, beaucoup plus lente à réagir que lors de l’affaire Fillon…), de véritables morceaux de bravoure littéraire. Ainsi de la reproduction de la longue lettre qu’il envisageait d’envoyer, avant d’y renoncer, à la procureure de Paris Laure Beccuau, et qui commençait ainsi : «Madame la procureure de Paris, vous allez rire. Il y a une Pénélope au Canard Enchaîné ! En 2017, avec deux de mes petits camarades du palmipède, j’avais révélé l’affaire Fillon. Eh bien figurez-vous que, cinq ans plus tard, je viens de découvrir, avec une sidération que j’ai quotidiennement du mal à dissimuler, une plaisanterie du même ordre dans mon propre journal…».

Christophe Nobili décrit aussi la manière (chose presque plus grave, à ses yeux) dont la direction tente de camoufler, relativiser, voire nier ses turpitudes. Comment il subit pressions, menaces et reproches. En particulier celui de «cracher dans la soupe», de «tirer contre son propre camp». Des affres et dilemmes que l’intéressé assure avoir bien sûr vécus, mais qu’il a surmontés en répondant qu’il ne fait que travailler, lui (comme les rares confrères et consœurs de son journal qui le soutiennent), selon les valeurs de l’organe de presse pour lequel il œuvre depuis une quinzaine d’années.

On ne peut prétendre faire la morale à tout le monde en s’en affranchissant nous-mêmes, dit en substance l’auteur, qui n’accepte pas la défense de sa direction selon laquelle «ce genre d’histoires, il y en a dans toutes les entreprises». Car, veut-il croire, «justement, nous ne sommes pas «toutes les entreprises». Ce qui ne l’empêche pas de confesser un réel déchirement à critiquer sa propre «famille», qui ressemble désormais furieusement à celle, éparpillée façon puzzle, de Festen… Ce qui fera sûrement sourire (jaune) François Fillon. Et tous ceux qui ont pu être victimes des révélations, piques, attaques et autres flèches du Canard dans le passé. Ce qui fait du monde.

*Cher Canard. De l’affaire Fillon à celle du Canard Enchaîné, de Christophe Nobili, JC Lattès, 249 p., 20 €.

Le Figaro