La DGSE veut empêcher ses ex-espions d’écrire des livres

Face aux velléités d’ex-agents secrets de coucher sur papier leur parcours, la DGSE, Direction générale de la Sécurité extérieure, fait feu de tout bois. Quitte à utiliser des procédures baillons et des méthodes musclées pour y parvenir.

Au téléphone, notre interlocuteur est passablement gêné. « Je suis vraiment désolé, mais nous allons devoir reporter le rendez-vous avec Richard. Pour le moment je ne peux pas vous dire pourquoi », nous explique-t-il, mystérieux. Richard Volange, un pseudonyme pour cet ex-agent de la DGSE, la Direction générale de la sécurité extérieure.

Dans son livre Espion 44 ans à la DGSE (Éditions Talent), cet ancien du « secteur N », la section en charge de l’Afrique, raconte sa longue carrière au sein de ce service de renseignement. Et notamment sa participation à l’arrestation du terroriste Peter Chérif, un intime des frères Kouachi [auteurs de la tuerie à Charlie Hebdo], à Djibouti, en collaboration avec les Américains. Mais ce mardi 12 septembre, l’ancien espion a quelques urgences à gérer. En début d’après-midi, il avait prévu de nous accorder un entretien autour de son livre, finalement annulé quelques heures plus tôt par notre contact commun.

Nous apprendrons en ouvrant l’édition du Canard enchaîné du 20 septembre la raison de cette annulation : le 12 septembre donc, au petit matin, une quinzaine d’agents de la DGSI, le renseignement intérieur, sont venus perquisitionner le domicile de Richard Volange. Il a ensuite été placé en garde à vue pendant 48 heures puis mis en examen pour atteinte au secret-défense. Selon le Palmipède, la justice lui reprocherait d’en avoir trop dit sur « les dessous de la traque et de la capture de Peter Chérif, suspecté d’être le cerveau de l’attentat de Charlie Hebdo ». Toujours selon le journal, un autre ancien espion, Jean-François Lhuillier – que nous avions pu interviewer cette fois – qui avait lui couché sur papier son expérience de chef de poste en Libye lors de la chute de Kadhafi, serait lui aussi dans le viseur de son ancien employeur. Les deux hommes auraient interdiction d’entrer en contact.

Une drôle d’affaire. D’abord, le timing et le motif avancé par les autorités pour intervenir. « Le livre est sorti il y a plus de quatre mois. Si Richard Volange avait vraiment éventé des secrets, la boîte [la DGSE] aurait réagi immédiatement. Donc je ne suis pas sûr que ce soit le véritable fondement de cette agitation », déclare un autre ex de la DGSE. Ce que confirme un proche du mis en examen : « Il y a un gros flou sur ce qui lui est reproché. On sait juste que le parquet a reçu un dossier classé 5 sur 5 au niveau de la menace contre la sécurité nationale. Les auditions se sont bien passées, mais à la sortie, difficile de comprendre ce qu’on lui veut ».

Procédures bâillons

Notre ancien de la DGSE, lui, a peut-être une petite idée de ce qui a pu mettre en pétard le service de renseignement : « Pour avoir lu le livre de Jean-François Lhuillier, qui était au cœur du réacteur lors de cette période de la chute de Mouammar Kadhafi, on peut se demander comment, après tant d’années, il arrive à être aussi précis sur certains détails. C’est, j’imagine, la même chose avec Richard Volange. Comment arrivent-ils à retrouver dans leur mémoire des détails qui datent de plusieurs années. Ont-ils pris des notes personnelles lors de leurs missions ? Là, ça pourrait devenir houleux ».

Une autre raison est avancée par notre homme, « la DGSE a sûrement envie de mettre un coup de frein à la publication de ce genre d’ouvrages. Surtout quand, comme Richard ou Jean-François, le livre n’a pas été relu préalablement et qu’on y retrouve des critiques contre la Boîte ». Ce n’est pas nouveau, le service de renseignement extérieur français a toujours été un tantinet frileux à voir ses anciens espions s’épancher sur leurs parcours. Même si ces livres participent à la renommée de la DGSE. De quoi déboussoler les agents. « La DGSE est toujours schizophrène sur ce sujet. À la fois, elle essaye de nous faire taire et de l’autre, certains de la Boîte refilent nos livres aux candidats en leur disant : “Lis ça, il y a tous ce qu’il faut pour te donner une idée du job” », s’amuse Pierre Martinet.

En 2005, ce dernier publiait Service Action : un agent sort de l’ombre (J’ai Lu), dans lequel il révélait son parcours au sein du « SA », l’unité militaire secrète de la DGSE, chargée des opérations clandestines, notamment celles liées à la lutte contre le terrorisme. À sa sortie, le livre bénéficie d’une grosse couverture médiatique, et pour cause : en plus de raconter sa vie d’ancien espion, il dévoile aussi qu’après son départ des services secrets, la direction de Canal + qui l’avait recruté, lui avait demandé d’espionner Bruno Gaccio, alors rédacteur en chef de l’émission Les Guignols de l’info.

Arrestations musclées

Mais l’estocade ne viendra pas de la chaîne de télévision. Plusieurs mois après la publication de son livre, au petit matin, alors qu’il sort de l’appartement d’une amie, Pierre Martinet est arrêté par une escouade de la DST, la Direction de la surveillance du territoire, qui deviendra ensuite la DCRI (en 2008) puis la DGSI (en 2014). « Une quinzaine d’agents me sont tombés dessus sans ménagements. J’ai cru au début que c’était une équipe qui était là pour me buter tellement c’était violent. Il a fallu plusieurs minutes de grabuge pour qu’ils me disent enfin qui ils étaient », se souvient-il. S’ensuit la perquisition de son domicile, là aussi sous haute tension : « Les gars étaient sur les dents, la main sur le calibre en permanence. C’était surréaliste. » En garde à vue – il y restera 48 heures – au deuxième sous-sol de la DST, alors installée rue Nélaton, dans le 15e arrondissement de Paris, les agents lui expliqueront avoir été un peu nerveux à l’idée d’arrêter un ancien du Service Action…

Dans les locaux de la DST, Pierre Martinet, malgré les différentes auditions, a du mal à voir où veulent en venir les enquêteurs : « C’était un peu grotesque. Je me suis retrouvé assis sur la chaise où le terroriste Carlos avait été interrogé et à côté de ça, certains agents me demandaient de leur dédicacer le livre. » D’autant plus qu’il n’est pas le premier à avoir écrit un livre sur sa vie clandestine. « En 1987, Patrick du Morne Vert avait publié Mission oxygène avec des révélations sur l’affaire Greenpeace [le sabotage d’un navire de l’organisation écologiste par des agents secrets français]. Il y a aussi celui d’Alain Mafart avec ses Carnets secrets d’un nageur de combat des livres qu’on lisait tous à la boîte », précise-t-il. L’affaire se terminera en « camouflet » pour la DGSE.

Relectures et menaces

Le tribunal correctionnel annule un première fois les poursuites contre l’ex-agent de la DGSE, car les imprécisions de la plainte ne permettent pas de définir clairement les infractions qui lui sont reprochées. Une seconde plainte, plus circonstanciée, débouche sur une condamnation à… six mois de prison avec sursis et une amende de 10 000 euros. Une peine légère au regard de l’accusation de compromission du secret-défense. Parfois, même les bons élèves se retrouvent dans la lunette des services secrets. Olivier Mas, un pseudonyme là encore, en a fait lui aussi les frais.

Après avoir quitté la DGSE et l’armée en 2017, après vingt-huit ans de carrière, l’espion lance une chaîne Youtube « Talk with a spy » qui cumule rapidement plusieurs dizaines de milliers d’abonnés. Un format qui lui permet de faire de la pédagogie autour les questions de renseignements. Le succès est au rendez-vous. Puis arrive l’envie de prendre la plume pour prolonger cette expérience. Le début des problèmes. « Pour mon premier livre, Profession espion (2019) j’avais pris toutes les précautions nécessaires en changeant des noms ou encore des lieux pour éviter d’en dire trop. Mais comme il peut toujours rester des détails en trop, j’ai envoyé le manuscrit à la DGSE », raconte-t-il, de sa voix voilée. Son ancien employeur lui retourne le manuscrit avec les corrections à faire. Un feu vert implicite.

Guerre de réseaux

Il s’y emploie avec application : « Ça m’a pris deux mois de plus ». Puis l’ambiance change radicalement. « Après avoir effectué toutes les modifications, j’ai reçu un mail de la DGSE qui me menaçait. Pour résumer, on me faisait savoir que si moi et mes “complices”, à savoir mon éditeur, nous allions au bout du projet, je serai considéré comme un traître avec le risque d’être poursuivi pour atteinte au secret-défense », confie-t-il. De quoi chambouler l’espion. Après avoir pris l’avis juridique de l’avocat de la maison d’édition, il décide tout de même de publier ce premier livre. « J’avais pris toutes les précautions nécessaires pour ne mettre personne en danger », justifie Olivier Mas. La DGSE n’a sûrement pas estimé nécessaire de porter l’affaire devant la justice. Pour son deuxième livre, là aussi relu et corrigé par la DGSE, les choses seront plus simples : pas de menaces à l’horizon. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’ex-espion bénéficie d’un blanc-seing.

« La DGSE veut maîtriser sa communication entièrement. Elle est aussi peut-être poussée par le pouvoir politique qui craint de voir des agents à la retraite revenir sur des sujets sensibles dans cinq ou dix ans. Moi, par exemple, j’aimerais bien revenir sur mon expérience de chef de poste au Pakistan. J’y ai vécu de belles aventures. Mais à moins d’avoir une autorisation officielle, je vais m’abstenir. C’est plus prudent », juge-t-il. Il y a bien un agent qui semble avoir obtenu l’assentiment de la « boîte » pour raconter ses péripéties.

Dans Agent secret, paru en 2016, Jean-Marc Gadoullet, décoré par deux présidents successifs, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, pour ses missions au sein de la DGSE, levait le voile sur le quotidien d’un agent clandestin. L’ancien colonel, devenu ensuite consultant pour Areva et Vinci sur leurs sites en Afrique, révélait également les dessous des négociations qu’il avait menées de 2010 à 2013 pour libérer sept otages retenus au Mali par Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi). L’ancien militaire critiquait aussi le « business » des otages.

Marianne