La drogue est dans le pré : Comment les dealers investissent les campagnes
Pour ne pas être inquiétés, les dealers se cachent dans des villages en province, situés à des carrefours stratégiques. Le phénomène gagne plusieurs pays d’Europe. Enquête dans nos campagnes
Aucun territoire en France ne peut se dire à l’abri du trafic de stupéfiants », admet Stéphanie Cherbonnier, la patronne de l’Office anti-stupéfiants (Ofast). « Ça arrive de partout, par avion, par bateau, par “go fast”, ça arrive de tous les côtés », confirme un acteur du trafic implanté en Bourgogne. « Les clients sont là, des jeunes, des personnes âgées, des mères et des pères de famille, des gens en costard. Vous et moi… », renchérit Kevin, dealer dans l’Orne. À l’étroit dans leurs cités, les trafiquants ont cherché de nouvelles parts de marché. Un business plan dont ils ont dépassé les objectifs.

Dans un square de Morlaix (Finistère), les vendeurs de drogue avaient remplacé les promeneurs. Un « four » qui a été démantelé.
La chaîne du trafic de stupéfiants relie désormais les plateaux andins (grenier de la cocaïne) ou les montagnes du Rif marocain (premier fournisseur de cannabis) aux campagnes françaises. Longtemps cantonnée aux grandes agglomérations, où elle prospère depuis un demi-siècle, la drogue s’est immiscée dans les villes moyennes avant de partir à la conquête des zones rurales.
Une expansion à bas bruit, jusqu’au jour où, sur des territoires qui ne connaissaient que le son du fusil de chasse, les armes de guerre se sont mises à parler. Les dealers ne peuvent pas s’en empêcher. Ils ont fui les banlieues, chassés par des rivaux ou pour mettre une frontière entre eux et la police. Ils espéraient trouver une « zone de chalandise », selon le vocabulaire du marketing, plus pépère, mais les problèmes de concurrence sont revenus.

De l’héroïne en pleine forêt. Un réseau de trafiquants albanais avait implanté un point de vente en Savoie
Règlement de compte à Besançon (Doubs), à Châteauroux (Indre), au Mans (Sarthe). Scènes de guerre à Rennes, au Havre (Seine-Maritime), le port de la cocaïne. Fusillade à Alençon (Orne), plusieurs cadavres à Cavaillon (Vaucluse). Tout cela entre 2021 et 2022. Le cadre bucolique ne fait plus office de bouclier. Les services spécialisés de la police judiciaire le savent bien. Un règlement de compte est toujours mauvais signe, il est le marqueur de la criminalité organisée.
Dans les villes où le trafic s’épanouit depuis des décennies, l’opinion publique s’y est peu ou prou habituée sauf quand les victimes sont trop jeunes, qu’elles n’ont rien demandé, comme à Nîmes et à Marseille à la fin de l’été. Hors des grandes villes, c’est la gendarmerie qui doit faire face à cette nouvelle donne. Autre marqueur qui ne trompe pas, ce n’est plus l’alcool qu’elle détecte en contrôlant les automobilistes sur les routes de Normandie, mais des traces de produits stupéfiants.
Les trafiquants sont d’une adaptabilité à toute épreuve
« Le trafic de drogue opère par pollinisation », observe un membre de l’Ofast, en référence au mode de reproduction des végétaux. La drogue est dans le pré et, tel un essaim d’abeilles à la recherche de poches de sucre, les dealers élargissent leur clientèle. Au nom de l’argent, leur seul et unique moteur, ils agissent sans se soucier de semer le chaos dans des zones plutôt riantes. Comment en est-on arrivé là ? Les trafiquants sont d’une adaptabilité à toute épreuve. La période des couvre-feux liés au Covid a fragilisé les points de deal traditionnels, implantés au cœur des ghettos français.
Pour écouler leurs stocks, ils se sont calés sur le modèle de la livraison à domicile, nouveau credo des grandes comme des petites enseignes. D’abord testée en ville, cette ubérisation rampante s’est avérée payante à l’heure d’irriguer ces nouveaux territoires. Pas besoin d’implanter un « terrain » (un point de deal) dans un lieu à découvert. On livre en petites quantités pour limiter les risques. On dissémine. Cela tombait bien dans ce temps de pandémie où des citadins décidèrent justement de se mettre au vert. Parmi eux, forcément, quelques consommateurs déjà bien ferrés.

Dans le coffre d’une grosse berline : plusieurs centaines de kilos de cannabis saisis.
« Les PME des stups se sont délocalisées », confirme un officier de la gendarmerie. Les trafiquants se sont mis à sillonner les autoroutes qui traversent ce que les démographes appellent “la diagonale du vide” et qu’ils appellent, eux, la “pagnecam” [campagne en verlan], une bande de territoire allant de la Meuse aux Landes, moins peuplée que le reste du pays, où règne parfois un sentiment d’abandon. Ils ont su trouver des relais sûrs, des petites mains pour développer ce marché local. Par exemple, de jeunes mineurs éloignés de leur HLM francilien sur décision de justice. Ils ont appris à se méfier des gendarmes : « Pas des lapins de six semaines », comme l’a constaté à ses dépens ce jeune dealer questionné dans le cadre d’un documentaire*.
Dans une petite ville, une dénonciation est vite arrivée
Ces territoires sont dans le même temps devenus des zones de stockage. Quoi de mieux qu’une maison dans un village fleuri pour entreposer des ballots de cannabis ou des pains de cocaïne ? Une bonne idée qui a, elle aussi, connu quelques revers, car rien ne vaut l’anonymat des grandes villes ! Dans une petite ville, une dénonciation est vite arrivée. À moins que ce soit la production d’électricité qui explose de façon trop visible. Comme celle de ces trafiquants à la main verte qui se sont lancés dans la cannabiculture, à l’abri de fermes anonymes de la Beauce ou de l’arrière-pays varois. Un bon filon, cette production à l’intérieur des frontières. L’Ofast en a constaté l’essor pendant le confinement, alors que les flux de personnes et de marchandises étaient réduits au strict minimum.

Cette maison dans un village près de Dreux servait de lieu de stockage. Les gendarmes y ont découvert 3 tonnes de cannabis.
De nouveaux venus ont énergiquement contribué à l’extension du marché vers les zones faiblement urbanisées : les trafiquants guyanais. Dans leurs bagages, une cocaïne plus pure que celle qui circulait jusque-là, et en même temps moins chère. Une poudre acheminée en petites quantités par voie aérienne grâce à un inépuisable réseau de mules, de l’aéroport de Cayenne, préfecture du département français situé en Amérique du Sud. Ce trafic passait depuis plusieurs années sous les radars, jusqu’à ce que l’État décide, à la fin de l’année 2022, de resserrer sévèrement les filets. Un vrai coup de frein, mais le mal était fait.
Qui aurait misé sur le Tony Montana de Blois ?
Regardés de travers par les réseaux criminels implantés dans les banlieues de la capitale, qui se sont fait un plaisir d’arnaquer ces nouveaux prétendants, les mules et leurs commanditaires ont reflué vers le marché secondaire des petites villes de province, propageant une cocaïne qui a aiguisé les appétits. Et largement contribué à déstabiliser des quartiers dont personne n’avait jamais entendu parler. Tout en bouleversant la sociologie des consommateurs. Le cercle des fêtards déjà acquis ne suffisant plus, elle séduit désormais les travailleurs de métiers aux horaires à rallonge, souvent nocturnes, de la restauration à la pêche, en passant par la boulangerie et même l’agriculture. Le tout à un prix au gramme supérieur à celui en vigueur en région parisienne – de quoi susciter des vocations.

Les gendarmes ont découvert 3 tonnes de cannabis dans cette maison de village près de Dreux
Qui aurait misé sur le Tony Montana de Blois, un Surinamien (pays frontalier de la Guyane) qui a donné du fil à retordre à la PJ locale ? Qui aurait imaginé qu’à Cholet, un gars vivant du RSA et passant ses vacances à Dubaï réceptionnait des semi-remorques de cannabis marocain ? Quel flic aurait eu l’idée d’aller fouiller les investissements immobiliers de quelques familles originaires du Rif au fin fond de la campagne drouaise ? Qui aurait prédit qu’un jour des dealers se tireraient dessus en pleine rue à Vierzon, 25 000 habitants.
Qui aurait prédit qu’un jour des dealers se tireraient dessus en pleine rue à Vierzon, 25.000 habitants
Sauf le jour (rare) du passage du Tour de France, la citadelle industrielle autrefois prospère a basculé dans le camp des villes oubliées avec sa gare désormais trop grande, ses trop nombreux magasins fermés, son commissariat miniature, sa jeunesse à l’avenir bouché… Cette ville du Cher a désormais, elle aussi, ses points de deal, ses trafiquants qui roulent au volant de bolides à 20 000 euros et blanchissent leur argent via les paris sportifs, ses Pablo Escobar de province qui font les pachas en discothèque et, maintenant, ses balles perdues en plein jour et en pleine rue – à la carabine, pas encore au fusil-mitrailleur. « C’est Bagdad », tranche un habitant désespéré.
La drogue ronge les quartiers nord de Marseille, ce n’est pas nouveau. Mais les vecteurs de sa propagation sur l’ensemble du territoire ont échappé aux autorités. Éloignés de leur ville pour être séparés de leurs camarades et incarcérés dans le centre pour mineurs de Lavaur (Tarn), une poignée de délinquants phocéens ont « engrainé » des jeunes du coin, se souvient un ancien surveillant. Sous ses yeux, il les a vus copier la coupe de cheveux et la tenue de leurs camarades marseillais, avant de se laisser convaincre par leurs méthodes. Les leurs, trop douces, leur paraissaient soudain dépassées. C’était il y a une quinzaine d’années. Depuis, ils ont à leur tour semé la mort dans leurs quartiers, avant d’irriguer les zones rurales qui entourent la Ville rose. Par pollinisation, une fois encore.
C’est la grande mutation des années 2020 : la drogue est dans le pré et sera plus difficile à appréhender qu’une génisse égarée sur une route départementale.