La génétique réécrit l’histoire du vin : Il a commencé à être produit il y a 11.000 ans

Une étude, conduite par des scientifiques de 17 pays et publiée le 2 mars, montre que la domestication de la vigne a eu lieu au même moment dans le Caucase et au Proche-Orient. Et que ce sont les variétés du bassin méditerranéen que l’on trouve aujourd’hui en majorité dans les vignobles de l’Ouest européen.

“Apprivoiser les raisins” : derrière ce titre en couverture de sa dernière parution, le magazine Science publie une étude sur la “domestication de cette liane essentielle”. Une étude génomique qui met en évidence que cette domestication a eu lieu simultanément, il y a environ 11.500 ans, dans deux régions distantes d’un millier de kilomètres : le Caucase et le Proche-Orient.

Deux événements de domestication qui remontent donc au début de l’invention de l’agriculture et non à 3.000 ans plus tard comme le suggéraient certains travaux en reprenant les conclusions de l’étude cosignée par des scientifiques de 17 pays. Une période qui correspond à la fin de la dernière époque glaciaire. Il y a 56.000 ans, la branche de l’est s’est à son tour scindée en deux sous-populations, l’une dans le Caucase, l’autre au Proche-Orient. Cette scission s’est produite à la faveur du dernier épisode glaciaire (entre – 115 000 ans et – 11 000 ans). « Entre le Caucase et le Proche-Orient, s’étend une barrière montagneuse naturelle, explique Pierre-François Bert. Les glaciers ont renforcé cette barrière, créant de part et d’autre deux niches écologiques, où chaque sous-population de vignes sauvages a pu évoluer indépendamment. »

A partir de ces deux sous-populations, les humains ont domestiqué la vigne selon deux processus indépendants, qui ont eu lieu il y a environ 11 500 ans. « Bien qu’ils aient été séparés par plus de 1 000 kilomètres, les deux processus de domestication semblent s’être déroulés simultanément, partageant de nombreuses signatures de sélection sur les mêmes gènes », écrit Robin Allaby, de l’université de Warwick au Royaume-Uni, dans un commentaire publié par Science.

L’histoire du vin et sa chronologie semblaient bien établies il y a des années. Comme il était admis, les raisins dont serait issu le premier vin devaient se trouver dans la région de l’actuelle Géorgie, en Arménie et dans une partie de l’Iran. Et, selon les archives archéologiques les plus acceptées, il fallait remonter au moins 7.000 ans avant notre ère pour en trouver la preuve. Mais lorsque cette théorie était tenue pour acquise, la génétique n’avait pas encore atteint son potentiel actuel.”

“Palatabilité”

Si la variété du sud du Caucase, aux baies plus sucrées, est davantage propice à la production de vin, “curieusement”, écrit Le Temps, elle “ne va pas se diffuser très loin au-delà du Caucase”. L’immense majorité des cépages cultivés aujourd’hui dans l’ouest de l’Europe sont arrivés du Proche-Orient, à la faveur des échanges commerciaux et des migrations, souligne Science“Nous montrons que la grande diversité de cépages en Europe provient de croisements avec des espèces sauvages locales, sans doute pour améliorer la vinification”, explique dans Le Temps Wei Chen, de l’université agricole du Yunnan à Kunming (Chine), qui a piloté l’étude.

“Dès que nos ancêtres parvenaient à un goût et une texture qui leur plaisaient – ce qu’on appelle la palatabilité –, ils s’efforçaient de les conserver dans les croisements ultérieurs”, commente auprès du journal de Genève Claire Arnold, de l’université de Lausanne, qui a, elle aussi, participé à l’étude. De même, ajoute le Washington Post, ils ont très tôt privilégié les pieds hermaphrodites.

Wei Chen estime que “la vigne a probablement été la première culture fruitière domestiquée par les humains”. Suivra quelque 3.000 ans plus tard la production de vin, née, selon des travaux archéologiques, en Géorgie. “Puis viendra la civilisation”, soutient le Washington Post. Selon Peter Nick, coauteur de l’étude, il s’agit en effet d’“un des premiers biens échangés au niveau mondial”. Et ainsi, explique le biologiste végétal à l’institut de technologie de Karlsruhe en Allemagne, “il est justifié de dire que la domestication de la vigne a véritablement été l’une des forces motrices de la civilisation”.

Domestication simultanée

« Notre étude confirme donc qu’il y a eu deux foyers de domestication de la vigne, relève Thierry Lacombe. Elle montre aussi que la vigne a été domestiquée à peu près au même moment que les céréales. » Comme l’olivier, le palmier dattier et le figuier, la vigne a donc été domestiquée très tôt pour ses fruits, par des populations humaines qui n’étaient pas encore totalement sédentarisées. Cette plante grimpante aux grappes fruitées, initialement, « a été domestiquée à la fois pour l’alimentation et la fabrication du vin », indique encore M. Lacombe. La « vigne de cuve » (pour le vin) n’a donc pas été cultivée avant la vigne de raisin de table, comme certains le supposaient.

Autre surprise : jusqu’ici, on pensait que la très grande majorité des cépages actuels provenaient du Caucase. Erreur, montre l’étude. Le foyer de domestication du Caucase n’a engendré qu’une seule famille de cépages, qui sera exclusivement destinée à la production de vins. Une famille restée essentiellement locale, qui a peu influencé la diversification des cépages mondiaux.

Les cinq autres grandes familles de cépages actuels, elles, sont toutes issues du Croissant fertile. Les protocépages domestiqués dans ce foyer ont essaimé vers l’Afrique du Nord et toute l’Eurasie, influençant fortement la diversification des cépages de cuve et des variétés de table. Une dispersion qui suit les premières routes migratoires des agriculteurs en Europe, « attestant que la culture de la vigne a été concomitante à la sédentarisation des sociétés », relève l’Inrae.

Croisement des cépages

A mesure que ces cépages progressaient vers l’ouest de l’Europe, apportés par ces populations agricoles, ils se sont hybridés avec les lambrusques présentes localement. « Les croisements avec ces vignes sauvages, sur place depuis des millénaires, ont sans doute facilité l’adaptation locale de ces cépages issus d’Orient », explique Thierry Lacombe. L’étude révèle ainsi des phénomènes « d’introgression » : en se croisant avec ces vignes sauvages, ces cépages ont récupéré des gènes qui ont sans doute favorisé leur acclimatation aux sols, aux climats et aux pathogènes nouveaux qu’ils rencontraient là. Un phénomène qui a joué un grand rôle dans la culture de la vigne à vin en Europe occidentale.

Ces croisements ont amplifié la diversification des cépages, engendrant leurs trois plus récentes familles : celle des Balkans, il y a 8 000 ans ; celle de la péninsule ibérique, il y a 7 700 ans ; et celle de l’Europe de l’ouest, il y a 6 900 ans. Dans cette dernière famille, la diversification, la dispersion et le commerce des cépages se sont accélérés, coïncidant avec le renforcement des échanges culturels qui a marqué l’âge de bronze.

Ce travail, enfin, a permis de confirmer les bases génétiques de quelques caractères importants de la vigne, comme la couleur de la pellicule des raisins. « La principale signature génétique de la domestication de la vigne porte sur les gènes qui gouvernent le sexe des fleurs », indique Pierre-François Bert. Chez les vignes sauvages, les fleurs mâles et femelles sont séparées. La vigne domestiquée, en revanche, est hermaphrodite : ses fleurs portent à la fois des gamètes mâles et femelles, « ce qui facilite la floraison et la rend plus régulière », souligne Thierry Lacombe.

Autre signature, celle de l’arôme des muscats, ces quelque 200 cépages qui produisent des raisins de table ou de cuve très parfumés. « Ces muscats portent 18 principales mutations qui les distinguent des autres cépages, dans des gènes connus pour gouverner la production de terpènes, ces molécules en jeu dans l’arôme particulier des muscats », note Pierre-François Bert. Belle vendange, en vérité.

Science