La nouvelle édition d'”Autant en emporte le vent” comporte désormais un avertissement mettant en garde les lecteurs contre le racisme “problématique et blessant” du chef-d’œuvre de Margaret Mitchell
Depuis quatre-vingts ans, de nombreuses voix accusent “Autant en emporte le vent” de racisme. Pourtant, le roman de Margaret Mitchell et le film légendaire qu’il a inspiré auront paradoxalement fait avancer la cause progressiste. Aux lecteurs de juger en lisant la nouvelle traduction d’une œuvre qui est avant tout un magnifique portrait de femme.
Pardonnez-moi de consacrer quelques lignes à ma mère, la première fan d’Autant en emporte le ventque j’ai rencontrée. Quand je lui ai appris qu’une nouvelle traduction allait paraître, ses yeux ont brillé. Et c’était reparti comme en 40. Encore une fois, le pauvre Ashley allait en prendre plein la figure ! “Quand je pense que Scarlett s’obstine à être amoureuse de ce… ce… faible !” Elle ne comprenait pas l’impossibilité pour Scarlett d’aimer le beau et cynique Rhett Butler, critique envers la Cause du Sud, presque romantique puisqu’il prend les armes au moment où la défaite se profile. Ma mère a toujours parlé des personnages comme s’ils étaient assis dans notre salon, la grande force de cette épopée qu’elle a lue à 16 ans comme une magnifique histoire d’amour et d’aventure dont elle garde un vif souvenir, œuvre d’une femme au foyer d’Atlanta rongée par l’ennui, à qui le mari fit une sympathique suggestion : “Et si tu écrivais un roman ?”.
Margaret Mitchell rameuta les souvenirs de la guerre de Sécession encore prégnants dans cette grande ville du sud incendiée en 1864 par les Nordistes et imagina sa volcanique héroïne. Scarlett O’Hara, fille de riches planteurs esclavagistes de Géorgie, tente de sauver du chaos le domaine de son enfance – “Tara” – divisé entre le sud ancien déclinant d’Ashley Wilkes, et celui, nouveau, de Rhett Butler. Sorti en 1936, le livre obtint le prix Pulitzer, devant Absalon ! Absalon ! du grand Faulkner un peu jaloux.

L’adaptation du livre à l’écran en 1939 a valu à Hattie McDaniel, interprète de l’esclave “Mamma” le premier Oscar décerné à un acteur noir
Trois ans plus tard, il était adapté à l’écran, avec Clark Gable et Vivien Leigh, et valait à Hattie McDaniel, interprète de l’esclave “Mamma”, le premier Oscar décerné à un acteur noir. Clark Gable menaça de boycotter une avant-première à Atlanta si la comédienne n’était pas autorisée à y assister. L’air de rien, une barrière venait de choir, premier pas vers l’abolition, vingt ans plus tard, de la ségrégation.
“Je l’ai lu à vingt ans”
Depuis, Autant en emporte le vent s’est vendu à trente millions d’exemplaires, dans une vingtaine de langues. La version française est parue chez Gallimard l’année même du film (et sera interdite sous l’occupation). Margaret Mitchell entama une correspondance sentimentale avec le traducteur Pierre-François Caillé et malgré un français médiocre, le remercia d’avoir si bien transposé le “dialecte nègre”. Elle n’écrira rien d’autre et mourra en 1949, renversée par un tramway.
Il est resté de son style de romance – passions amoureuses sur fond de guerre – de pâles copies, chez nous le Louisiane de Maurice Denuzière et La Bicyclette Bleue de Régine Desforges, loin de la fresque inégalée de Margaret Mitchell et de ses ennemis prestigieux, les écrivains Toni Morrison et James Baldwin “humiliés” par ce livre. Quand le roman est tombé dans le domaine public, Gallmeister, maison d’édition spécialisée dans la littérature américaine, a décidé de le retraduire pour sa collection “Totem”.
“Je l’avais lu à vingt ans et bien aimé, sans plus” raconte Oliver Gallmeister. “Puis, je l’ai redécouvert en anglais et l’ai trouvé incroyablement moderne. Quatre-vingts ans après, il suscite la controverse. C’est la preuve de sa force, contrairement à d’autres best-sellers oubliés de l’époque. Il fait certes l’apologie d’un monde basé sur l’esclavage, mais il est aussi féministe. Emma Bovary ou Anna Karénine, victimes de leur envie de liberté, se suicident, alors que Scarlett triomphe des obstacles”. La traductrice Josette Chicheportiche a aussi découvert Scarlett “différente de la garce du film, plutôt une personnalité indépendante, en avance sur son temps. Cette femme me plaisait.”
Elle s’est lancée sans hésiter. “J’étais flattée qu’il pense à moi. Pour une fois, quand je parlais d’un ouvrage que je traduisais, tout le monde le connaissait. J’avais lu à 14 ans le premier tome. J’avoue que je ne m’en souvenais plus. J’ai retrouvé mon vieux Folio avec les passages que j’avais annotés”. Elle a souvent vu le film, et y a emmené sa fille éblouie par les robes de Vivien Leigh. Un an de sacrifices, de recherches sur les uniformes, les armes à feu, l’attendait. “Ce n’était pas très agréable pour mon entourage. J’ai annulé des dîners, fatiguée, je ne suis pas partie en vacances, mon mari commençait à en avoir marre. Il m’a dit : “Tu fais un boulot de bucheron, tu abats des arbres”. Je ne regrette rien. J’ai essayé d’être très fidèle au texte. Scarlett est en colère contre une esclave, Prissy. J’ai traduit : “Un petit diable avec une paire de tenailles rougies au feu pinça les yeux de Scarlett”. Pierre-François Caillé écrit : “Les yeux de Scarlett étincelèrent.”
C’était trop facile à lire. On peut buter sur ma phrase, mais c’est celle que l’auteur a écrite. “Sous sa plume, les averses tièdes deviennent brûlantes. Elle a retrouvé les couleurs crues, le rouge d‘origine de la passion comme un vieux tableau que l’on restaure, jusqu’à exhumer les termes désuets, tels les jurons : “Morbleu !” Margaret Mitchell a un style riche, imagé dans les descriptions des paysages, des pièces, des maisons, avec beaucoup de détails. C’est long et pénible parfois. Ce n’est pas du Margaret Duras.”
Elle a cependant adouci certains passages. “Une légère odeur de nègre qui s’échappait de la case augmenta son mal de cœur”, écrit Pierre François Caillé, fidèle à la violence du récit original (The faint Niggery smell…). Josette Chicheportiche préfère “une légère odeur de noir”. Peur des pensées vénéneuse de Scarlett qu’elle défend, l’estimant, par ses origines irlandaises et françaises, ne pas être raciste ? On n’y entend pas un coup de fouet, dans ce Sud édulcoré. “Certains passages m’ont brûlé les doigts quand les Noirs sont comparés à des singes. Mais il fallait y aller. Ce récit montre l’origine du mal”, reconnaît-elle.
Tribune et tribunal
Autant en emporte le vent est un voyage dans une époque, autant qu’un monument littéraire polémique. Oliver Gallmeister s’est retrouvé au milieu du champ de bataille de Gettysburg, une guerre civile entre éditeurs et un conflit moral. Par correction, il a informé de son projet Gallimard sans imaginer que, piquée au vif, la vénérable maison rééditerait, le même jour, l’ancienne traduction “augmentée”, avec sur la couverture l’image du couple mythique de l’écran et des extraits de la correspondance entre Margaret Mitchell et Pierre François Caillé. Il ne cache pas son irritation, à voix tempérée car Gallimard distribue ses propres livres.
Puis, le meurtre atroce de George Floyd et les manifestations antiracistes bien légitimes ont réveillé l’hydre de l’hygiénisme culturel, dans la longue tradition de la censure américaine de droite ou de gauche, puritaine ou puriste (Code Hays, McCarthysme, et aujourd’hui le politiquement correct). Il y a quelques années, Warner enterrait un dessin animé de Tex Avery sur les Pygmées, le jugeant offensant. La presse américaine déconsidérait la comédie Intouchable avec Omar Sy en la taxant – un comble – de “racisme”, Woody Allen est devenu un paria, et voici maintenant que l’on supprime les armes à feu dans Bugs Bunny (mais on continue d’en vendre à n’importe quel déséquilibré, des pistolets roses pour les filles s’il vous plaît).
Signe des temps et d’un monde soumis à l’émotion et à l’image, c’est le film Autant en emporte le vent (et non le livre) qui subit les foudres du moralisme. Dans le Los Angeles Times, John Ridley, le scénariste oscarisé du réaliste 12 Years Of Slave, s’en est pris au racisme du classique. La plate-forme HBO l’a retiré de son catalogue, promettant de le remettre accompagné d’un récit de “contextualisation”. Le Grand Rex a dû annuler sa projection prévue le 22 juin, sur la pression de la Warner détentrice des droits. Si les Noirs dans les films des années 1930 ressemblent à des Oncles Tom bébêtes, en 2020, le rôle du pauvre imbécile revient bien au spectateur incapable de comprendre le contexte tout seul. “On m’a même demandé si j’aurais traduit Mein Kampf. Les bras m’en sont tombés” soupire Josette Chicheportiche.
En 80 ans, le magnifique tableau composé par Margaret Mitchell sera passé du “roman de tampon”, comme le souffla le macho sudiste Faulkner, au grand Satan de la culture occidentale. On appelle ça la modernité.
Margaret Mitchell – Autant en emporte le vent volume 1 et II, Gallmeister, traduit de l’américain par Josette Chicheportiche, 1400 pages, 26 €.