La répartition des migrants crée des tensions en France
Le gouvernement a imposé ce système pour répartir les sans-abri sur le territoire. Nombre d’élus locaux critiquent un dispositif mal adapté et mis en œuvre sans concertation.
«Sauvegardons notre patrimoine!», proclame une immense banderole sur les hauteurs, devant le château fort qui domine le village. Saint-Jean-le-Vieux, dans l’Ain, n’accueillera pas de sans-abri dans son château du XIIe siècle, inscrit au titre des monuments historiques. Devant la mobilisation de l’équipe municipale, du député Damien Abad et des habitants, le projet de centre provisoire d’hébergement d’urgence a finalement été abandonné la semaine dernière. «La population du 115, des migrants délogés de Paris en raison des futurs Jeux olympiques?», s’interrogeait l’édile Christian Batailly, dénonçant une «décision unilatérale». «Mais qu’est-ce qu’on fait une fois qu’ils sont dans ce château un peu isolé, dans une commune rurale qui n’a pas les structures médicales, éducatives et sociales pour leur réserver un accueil décent et sécurisé?

Un agent d’entretien nettoie un trottoir, boulevard de la Chapelle, à Paris, après le démantèlement d’un campement de migrants.
Comme le maire de Saint-Jean-le-Vieux, un certain nombre d’élus ruraux s’irritent de «décisions verticales» et s’indignent de se voir «placés devant le fait accompli»: ils ont appris – parfois fortuitement – ces dernières semaines, que leur commune avait été désignée pour accueillir un public dont ils ignorent tout. Afin de «désengorger les centres d’hébergement» d’Île-de-France, les préfets ont été chargés, mi-mars, de créer des «sas d’accueil temporaires régionaux» pour des milliers de sans-abri, principalement des migrants, dans toutes les régions. La plaque urbaine parisienne concentre 100.000 sans-abri de toutes nationalités sur les 200.000 pris en charge en France.
De nombreux hôteliers ne souhaitent plus accueillir ces publics précaires, attendant un afflux de clientèle lors de la Coupe du monde de rugby l’automne prochain, et des JO en 2024. Près de 5000 chambres ont ainsi été perdues pour l’hébergement d’urgence, précisait début mai, à l’Assemblée nationale, la députée MoDem Maud Gatel. Dans sa réponse à l’élue, le ministre du Logement, Olivier Klein, admettait que «l’approche de grands événements sportifs – d’abord, dans une moindre mesure, la Coupe du monde de rugby en 2023, ensuite, les Jeux olympiques en 2024 -, nous oblige à nous interroger et à anticiper la situation grâce à une politique dite “de desserrement” – je reconnais que le mot n’est pas très beau -, menée avec le préfet de la région Île-de-France et l’ensemble des préfets concernés».
«On aurait aimé faire les choses dans la concertation»
Le Figaro a pu se procurer les consignes ministérielles envoyées aux préfets le 13 mars dernier. Dans ce document clé, il n’est nullement fait référence à la Coupe de monde de rugby ni aux JO de 2024. Mais le texte est sans équivoque: c’est une vaste opération de police administrative qui s’engage. Les préfets sont d’abord invités à «procéder à l’examen systématique de situation des personnes prises en charge» après les «opérations de mise à l’abri menées en Île-de-France». Ensuite, ils devront, en «trois semaines», «proposer une orientation vers un hébergement adapté et/ou prendre les mesures administratives qui s’attachent à leur situation en matière d’asile, de séjour et d’éloignement».
Sont écartés de ce dispositif de solidarité régionale les Hauts-de-France (accaparés par le dossier des «small boats», de Calais à Dunkerque, et contraints par leur situation de zone frontière avec la Belgique), mais aussi la Corse (où l’accueil d’étrangers pourrait susciter des problèmes d’ordre public au regard de ses spécificités insulaires). Dans les autres régions, les préfets ont d’abord une mission d’«information» vis-à-vis du public accueilli dans les sas. Les arrivants seront informés sur leurs droits, en lien avec les associations, ici pour qu’ils puissent demander l’asile, là un titre de séjour, avec à la clé une place en hébergement d’urgence, ou bien afin qu’ils puissent bénéficier d’une aide au retour – jusqu’à 1 200 euros par individu. Si les personnes font l’objet d’une OQTF, celle-ci sera exécutée. À la condition, bien sûr, que les pays d’origine acceptent de reprendre leurs ressortissants en délivrant des laissez-passer consulaires, ce qui est loin d’être systématique.
Personne ne prend prétexte d’un événement sportif (les JO 2024, NDLR) pour régler un problème humanitaireOlivier Klein, ministre du logement, en réponse aux critiques de ce déplacement des populations qui s’effectuerait dans le cadre de la préparation des JO.»
«Vous proposerez aux personnes relevant de la demande d’asile de procéder à un relevé d’empreintes via des bornes Eurodac par des personnels de préfecture», indique la note ministérielle. Histoire notamment d’identifier ceux qui sont déjà sous procédure Dublin et qui auraient dû, en principe, être pris en charge par un autre pays de l’UE. On comprend mieux la méfiance de certaines associations de défense des sans-papiers face à ces sas d’un nouveau type. Et pourtant, le gouvernement prend des gants: «Ce relevé d’empreintes ne doit pas constituer une condition d’accès au sas», prévient-il dans ses consignes.
Le dispositif suscite inquiétudes et interrogations dans nombre de petites communes. Choisie par le gouvernement pour accueillir un centre d’accueil, la ville de Bruz (18.000 habitants, près de Rennes), a aussitôt dénoncé la méthode: «On est mis devant le fait accompli. On ne nous demande pas notre avis. On aurait aimé faire les choses dans la concertation», regrette le maire (DVG) Philippe Salmon, qui critique le choix du terrain, jouxtant une voie ferrée et «pollué par des hydrocarbures et des métaux lourds».«La préfecture n’est pas à même de nous donner des garanties permettant de nous assurer que l’ensemble des personnes qui transitent par le sas de Bruz pourront bénéficier d’un accueil digne à leur sortie, fait-il valoir dans un communiqué. Il nous est dit que ces personnes rejoindraient alors des centres d’hébergement d’urgence (tous saturés actuellement). Nous dénonçons d’ailleurs le choix de l’État de mettre des moyens pour la création de sas transitoires plutôt que sur le développement de structures pérennes, qui manquent cruellement aujourd’hui».
«Un non-respect de la fonction de maire»
En attendant, le sas a été installé provisoirement dans une autre commune de la métropole rennaise, à Montgermont. Au sein d’un ancien hôtel social, dont de nombreuses familles de migrants ont été délogées la semaine dernière, dans «la précipitation et l’inhumanité», selon des associations spécialisées dans l’hébergement d’urgence. Certains migrants ont par exemple été conduits dans le Finistère, où ils n’avaient qu’une seule nuitée réservée. «Après, ils étaient renvoyés à la rue. Donc ces gens sont revenus à Rennes, et nous n’avons pas le droit de les reprendre», a indiqué une bénévole à l’AFP. Selon les informations du Télégramme, une collégienne scolarisée à Rennes a notamment été déplacée avec sa famille à Brest.
S’il ne s’oppose pas à la création d’un centre de préparation au retour (Cpar, pour les demandeurs d’asile déboutés), le maire de Saint-Lys, commune d’un peu moins de 10.000 habitants en Haute-Garonne, refuse, lui aussi, un «projet imposé par l’État, disproportionné et incompatible avec les spécificités du territoire». Fustigeant «l’absence de soutien de l’État», «voire un non-respect de la fonction de maire et de la parole donnée», le PS Serge Deuilhé vient d’écrire à Emmanuel Macron. «Par l’absence d’information, de concertation et de soutien, l’État nous méprise, nous, élus locaux, et par conséquent les Saint-Lysiennes et Saint-Lysiens», assène-t-il. «Je n’ai eu de cesse de solliciter les services déconcentrés de l’État pour obtenir des précisions, écrit-il dans sa lettre au chef de l’État. Lors du dernier conseil municipal du 22 mai, ce sont des élus d’opposition qui m’ont appris que l’arrivée des premiers résidents était prévue fin juin.»
Ayant demandé au ministre de l’Intérieur «des moyens complémentaires pour maintenir la sécurité des habitants et lutter contre le sentiment d’insécurité», il n’a pas obtenu satisfaction. «Certains événements récents témoignent de la nécessité d’associer les élus locaux à la déclinaison de la politique migratoire nationale, conclut-il. En tant que maire, je me retrouve seul face à une décision imposée par l’État sans concertation. Je n’ai été ni soutenu, ni accompagné, ni respecté dans le cadre de la gestion de ce dossier. Comme pour de nombreux collègues, ce dénigrement de la fonction entraîne un désengagement croissant qui met en danger l’équilibre républicain.»
«Une très forte mobilisation dans la population»
Même souci de préserver «la concorde républicaine» chez Ladislas Polski, maire MRC de La Trinité, limitrophe de Nice. Ici, c’est un centre de rétention administrative (CRA) que le ministre de l’Intérieur voulait implanter, sur un terrain où le maire prévoyait… une gendarmerie. «J’ai lancé un branle-bas de combat, une pétition qui a dépassé les 2000 signatures – sur 10.000 habitants –, raconte l’édile. On a senti une très forte mobilisation dans la population: on touchait à une question existentielle! Située en zone de sécurité prioritaire, La Trinité est une commune dont de nombreux habitants aspirent légitimement, comme tous les Français, à une sécurité physique, économique et culturelle dont ils craignent chaque jour davantage qu’elle soit fragile.» La ville, qui «a déjà pris sa part de l’effort collectif en accueillant depuis quelques semaines plusieurs dizaines de mineurs non accompagnés», a finalement été entendue: le CRA sera construit ailleurs.
Interrogée sur France 2 au sujet des inquiétudes visant le transfert de sans-abri vers les régions, la ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, a assuré ce mercredi que cela n’avait rien à voir avec les JO. «Je ne voudrais pas qu’on mélange tout. On a des enjeux majeurs sur l’hébergement d’urgence, mais ce n’est pas la faute des JO, a-t-elle assuré. Il ne faut pas faire des JO le bouc émissaire de toutes nos frustrations.» De son côté, un préfet en région qualifie d’«absurde» la polémique naissante sur ce plan de «desserrement» de l’hébergement d’urgence dans la capitale.
L’hébergement d’urgence représente 20 % des nuits d’hôtel en Île-de-FranceUn connaisseur du dossier.»
À la différence du système dédié spécifiquement aux demandeurs d’asile, le placement au titre du 115, c’est-à-dire grâce au service téléphonique de mise à l’abri des sans domicile fixe (SDF), fonctionne à guichet ouvert. L’hébergement d’urgence répond ainsi au principe de l’«accueil inconditionnel». Il est lui aussi largement impacté par la pression migratoire en Europe, celle des routes de la Méditerranée et des Balkans, et son budget annuel dépasse allègrement les 2 milliards d’euros par an, pour un public en hausse constante, estimé donc à environ 200.000 personnes aujourd’hui.
Satisfaire les hôteliers
Problème: «Si pour les demandeurs d’asile hébergés, les autorités savent à qui elles ont affaire, puisque les démarches se doivent d’être parfaitement renseignées, pour les bénéficiaires de l’hébergement du 115, en revanche, les institutionnels ne savent pas vraiment qui ils accueillent», confie un haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur. C’est qu’il n’y a pas de contrôle d’identité opéré sur ces hommes, ces femmes, ces enfants en détresse sociale. Leur situation est une mosaïque administrative que l’État a manifestement la tentation d’éclaircir au détour de son plan de redéploiement.
Les sas de l’hébergement d’urgence sont, en réalité, calqués sur ceux qui existent déjà en matière d’asile, puisque l’Office français pour l’immigration et l’intégration (Ofii) gère, de son côté, depuis longtemps, pas moins de 69 centres d’accueil et d’évaluation des situations administratives (Caesa) en France. Des structures régionales qui orientent sans drame, en direction de la province, environ 2000 personnes par mois. Le système parallèle inventé en un rien de temps par le gouvernement pour l’hébergement d’urgence se fait fort de les imiter. Mais voici qu’après seulement quelques centaines de déplacements engagés et dénoncés par plusieurs maires, l’exécutif se voit accusé de vouloir faire la chasse aux pauvres. Erreur de communication ou problème de stratégie?
«L’hébergement d’urgence représente 20 % des nuits d’hôtel en Île-de-France», rappelle un connaisseur du dossier, qui estime à 40.000 les personnes ainsi logées au titre de l’urgence dans le Grand Paris. Dans cette affaire, le ministre du Logement a reconnu vouloir satisfaire aux demandes des hôteliers impatients de revenir à une situation plus équilibrée et celui de l’Intérieur s’est bien gardé de s’aventurer sur ce terrain.
Selon Olivier Klein, la semaine passée, 450 transferts ont déjà été réalisés pour une «capacité d’accueil totale en province de 3600 places». Si l’opération de clarification administrative du gouvernement se veut ambitieuse, elle sera difficile à réaliser et peut-être sans lendemain. La France reste le seul pays d’Europe à pratiquer un hébergement d’urgence inconditionnel et anonyme. C’est ce qui fait son honneur, aux yeux des associations. Ce qui renforce son attrait, pour les plus démunis.