La vieille dame et le jeune Afghan : à l’origine du projet de Callac, une belle rencontre
Revivifier un bourg breton en y intégrant des réfugiés : c’était le généreux projet de Marie-France Cohen et de ses fils, de riches mécènes parisiens. Il s’est heurté à une offensive de l’extrême droite. Mais à son origine, il y a cette belle histoire familiale.

« Vous verrez, ma mère est un peu punk », avait averti Benoît. Nous voilà quelques jours plus tard à Paris devant un bel immeuble haussmannien, quelque part entre les Invalides et la tour Eiffel. Le porche franchi, un sublime hôtel particulier encadre un charmant petit jardin arboré.
En sonnant à la grille, deux pensées fugitives traversent l’esprit. Un : qu’a bien pu ressentir Mohammad, ce jeune réfugié afghan accueilli par Marie-France, quand il est entré ici pour la première fois ? Deux : comment diable le projet de Callac, cette idée généreuse et un peu folle de créer un village multiculturel autour de l’accueil de migrants, qui a enflammé pendant des mois le Centre-Bretagne avant d’être enterrée, a-t-il pu naître ici, à 500 kilomètres et à des années-lumière des Côtes-d’Armor ? Choc des mondes…
Mais voilà la propriétaire. Marie-France Cohen a 78 ans, une allure folle et une étonnante ressemblance avec Geraldine Chaplin, avec qui on la confond souvent. Interpellée dans la rue, il lui est même arrivé de signer quelques autographes, par jeu.
D’une courtoisie exquise, elle s’excuse de vous tutoyer – « C’est plus fort que moi, j’aime bien faire partie du club » –, s’inquiète des ONG qui la sollicitent – « Est-ce qu’on peut leur faire confiance ? » –, fait visiter son atelier, rempli de prototypes de vêtements et de patrons – « Ce tissu, n’est-ce pas une merveille ? » –, tout en évoquant mille projets en cours.
Cette fille de confiseur, élevée dans l’Aveyron avec ses sept frères et sœurs, n’a pas toujours été riche. Mais elle a grandi « entourée de beaucoup d’amour, avec le goût des belles choses, de l’élégance ».

Dans les années 1970, avec son mari, Bernard, elle crée Bonpoint, cette marque de luxe chic et chère pour les rejetons de la bourgeoisie. Elle a le sens du beau ; lui, celui des affaires. L’aventure durera plus de trente ans. Quand Bonpoint est revendu, en 2007, les Cohen, qui ont jusque-là géré beaucoup de dettes, font la culbute.
L’acquisition de cet hôtel particulier signe leur réussite. Marie-France ne se sent pas très à l’aise au milieu de ce marbre et de ces boiseries centenaires, mais pour Bernard, l’enfant de La Goulette, en Tunisie, qui a raté « sept fois son bac option plage », comme il aimait le rappeler, c’est l’accomplissement d’une vie.
Puis, nouveau succès avec la création du concept-store Merci, temple de la branchitude et du design au cœur du Marais, avec cette fois une vocation caritative : une partie des ventes est censée alimenter des projets sociaux.
« Il est temps de rendre un peu de tout ce qu’on a reçu », répète Marie-France. Pour ce couple de gauche, progressiste, ouvert et généreux, qui a fêté dans les rues de Paris la victoire de Mitterrand en 1981, leurs garçons sur les épaules, c’est une évidence.
« C’était surtout le projet de ma mère, mais, à la fin de sa vie, mon père était très fier d’y avoir contribué », explique Benoît, 53 ans, l’aîné des trois fils, écrivain et réalisateur. Quand Marie-France, devenue veuve, décide de passer la main, il y a dix ans, l’ensemble des recettes de la vente est reversé au fonds de dotation. Ecoles à Madagascar ou centre de permaculture dans l’Essonne, les projets sont foisonnants. Seul fil conducteur : « Des coups de cœur et des rencontres », résume Benoît.
« Quand on veut, on peut »
L’une d’entre elles sera décisive : Mohammad, un jeune Afghan, déboule dans la vie des Cohen en 2016. L’Europe est alors plongée dans une crise migratoire aiguë. L’image d’Aylan, ce petit garçon syrien de 3 ans échoué sur une plage, bouleverse le monde entier. Les centres d’accueil manquent de place.
Désormais seule dans son hôtel particulier, Marie-France est saisie par les mots de Guillaume Capelle, le fondateur de l’association d’aide aux migrants Singa, qu’elle entend à la radio : « Quand on veut, on peut, et quand on peut, on doit… »
L’ONG propose du « sur-mesure », en mettant en contact un hébergeant et un hébergé, selon des critères et des affinités partagées. Elle dépose un dossier, l’association la « matche » avec un jeune Afghan. Au téléphone, Marie-France prévient ses fils :
« Mohammad va venir habiter à la maison. »« J’ai halluciné », dit Benoît, qui vit alors avec femme et enfants à New York. Sa mère le rassure : elle a rencontré le garçon la veille, l’a trouvé charmant. Il s’inquiète, « plus pour Mohammad que pour elle ! dit-il en riant. Je connais ma mère, elle s’emballe vite… ». Dans la foulée, il appelle son frère Julien, 51 ans, restaurateur : « Mère Teresa a encore frappé. » Tous deux décident d’en rire : que va-t-elle maintenant leur annoncer ? Qu’elle l’épouse pour qu’il ait des papiers ? Qu’elle va lui céder la maison de famille ? Ne sont-ils pas, eux, « déjà si gâtés », comme elle dit… Tout est possible !

Assommé par la victoire de Donald Trump, qui vient d’être élu, Benoît décide de quitter provisoirement New York et de rentrer à Paris. Il rencontre Mohammad. « J’ai tout de suite vu que le mec était top. » Fin, curieux, discret, c’est aussi un garçon brisé.
Hanté par les fantômes du passé, le jeune réfugié n’est pas forcément très réceptif à la générosité de la vieille dame, qui aimerait lui ouvrir toutes les portes. Elle veut l’emmener au cinéma, au restaurant, lui faire découvrir le monde comme elle l’a fait avec ses fils, le faire bénéficier de ses contacts…
« Je ne voulais pas paraître malpoli, mais je n’étais pas prêt. C’est facile de partager des choses heureuses. Moi, je n’avais rien à partager », explique le jeune homme. Marie-France a beau lui proposer l’aide d’un psy, du travail dans le salon de thé qu’elle vient d’ouvrir, ce n’est pas si simple.
Au bout du rouleau
Arrivé à Paris au terme d’un périple douloureux et insensé, le jeune garçon de 18 ans se livre peu. Au fil des semaines, Benoît, qui décide d’écrire cette histoire (« Mohammad, ma mère et moi », Flammarion, bientôt à l’écran avec Fanny Ardant dans le rôle de Marie-France), découvre le parcours chaotique de Mohammad, un temps interprète de l’armée française à Kaboul.
Accusé de « collaboration avec les forces armées étrangères » quand l’armée quitte le pays,menacé de mort, il gagne le Sri Lanka puis Paris, connaît la rue et les foyers sordides. Quand l’association Singa lui parle d’un hébergement possible, il ne pose qu’une question : « Est-ce que j’aurai ma chambre ? » Il est au bout du rouleau.
« J’avais besoin de me reconstruire », explique le jeune homme, aujourd’hui salarié chez Singa, dans un français presque parfait. L’hôtel particulier ne l’intimide pas plus que ça. « J’étais déjà venu dans ce quartier, je m’étais demandé quel genre de personne pouvait bien habiter ici. J’ai bien compris que ce n’était pas banal, mais je me suis dit que c’était provisoire. » Le provisoire va se prolonger. Au fil des mois, des week-ends partagés, des fêtes, des liens se tissent avec la famille. « Aujourd’hui, c’est un peu notre demi-frère, à tous les trois », dit Julien. Marie-France l’emmène en Italie, « des vacances d’enfant gâté », reconnaît-elle en faisant défiler des photos des quatre garçons sur son téléphone. « Je cherchais un lit, j’ai trouvé une famille », dit Mohammad. « Ma mère a été admirable », ajoute Thomas, 49 ans, entrepreneur. Elle relativise : « Il ne faut pas exagérer. Ce n’était pas très difficile pour moi. J’ai juste été sympa. »
Mohammad a un rêve : il veut intégrer Sciences-Po. Est ce bien raisonnable ? Marie-France tente d’abord de l’en dissuader. Il n’a pas fait d’études, comment pourrait-il franchir un tel fossé ? « Je voulais le protéger. » Mais le jeune homme insiste, « quand on veut, on peut ». Sa détermination la convainc de l’encourager. Il réussit un concours d’entrée parallèle, Marie-France l’installe au Havre. Question études supérieures, ses fils n’ont pas fait d’étincelles.
« En voilà enfin un qui va relever le niveau de la famille », plaisante Benoît. Sauf que le choc est violent. Le niveau scolaire est hors de portée, et l’expérience, cuisante… « Une épreuve douce-amère », résume Mohammad pudiquement, avec une courtoisie très policée qui rappelle un peu celle de Marie-France. Une filière parallèle pour des parcours atypiques comme le sien est créée cette année-là, il en sort malgré tout diplômé, tourne la page.
Entre la vieille dame et le jeune migrant, la relation, « d’abord très verticale », selon Benoît, s’équilibre au fil du temps. « Pendant le Covid, mes frères et moi, on était loin. Heureusement que Mohammad était là », résume Benoît. Le jeune homme a trouvé du travail, pris à son tour son envol, tout en gardant des liens étroits avec « [s]a famille française ».
La belle histoire aurait pu s’arrêter là. « Mais il y a eu un déclic », dit Julien. Dans ce clan ultra-soudé, où on a du mal à vivre les uns sans les autres, les trois frères, qui se cherchent un nouveau projet commun, acquièrent deux convictions. D’abord, que l’intégration, pour peu qu’on s’en donne les moyens, ça marche. Ensuite, que l’immigration est une chance. Alors pourquoi ne pas dupliquer cette expérience à grande échelle ?
Insultes et intimidation
Ils envisagent d’abord de créer un village d’accueil ex nihilo, mais reculent vite devant le risque évident d’accoucher d’un ghetto. Pourquoi ne pas plutôt faire revivre un de ces bourgs ruraux en déshérence, en facilitant l’intégration des familles de migrants, sélectionnés en fonction des besoins locaux ? Recréer des commerces, de l’activité, rouvrir des classes dans les écoles…
Leur projet, baptisé « Horizon », est ambitieux. « L’idée n’était pas de créer un centre de migrants mais d’enclencher une dynamique », insiste Benoît. Marie-France est dubitative. L’idée de ses fils lui semble utopique, « mais j’ai aimé leur enthousiasme », dit-elle. Comme souvent, elle les soutient.
Trois ans durant, les trois frères rencontrent tout ce que la France compte de spécialistes de l’immigration, des associations, des urbanistes, des élus. Ensemble, ils épluchent des dizaines de dossiers, contactent des ONG, planchent sur des levées de fonds possibles.
« Chacun dans notre style, on raisonne en entrepreneurs. On n’est pas des rêveurs, des babas cool, on a bossé très sérieusement », insiste Thomas, le cadet, créateur, notamment de la marque Bonton. Leur choix se porte sur Callac.
Sur le papier, la petite ville des Côtes-d’Armor coche toutes les cases. Une gare, des services publics, des logements vacants, des dizaines d’emplois non pourvus, un tissu associatif et des élus enthousiastes… Mais l’extrême droite s’en mêle. Reconquête, le parti d’Eric Zemmour, pilonne littéralement le projet, créant dans la région un véritable climat de haine. Insultes et tentatives d’intimidation pleuvent sur les élus.
Des manifestations et des contre-manifestations encadrées par les forces de l’ordre ont lieu en ville. Les médias nationaux et internationaux débarquent… Du jamais-vu à Callac ! Le 11 janvier dernier, après des mois de guérilla, qui ont profondément clivé le village, le maire, victime de menaces de mort, finit par jeter l’éponge.

L’extrême droite a gagné. Elle a même fait de cet épisode la mère de toutes les batailles et compte bien rééditer le même type d’interventions locales, notamment avec une « coordination Partout Callac » conçue pour « sauver les campagnes françaises » du « grand remplacement ».
Les Cohen, au passage, n’ont pas été épargnés. « Personne n’est préparé à prendre une déferlante pareille », avoue Benoît en montrant sur son portable un courriel anonyme de quatre lignes où il est question de « youpins », de « bougnoules » et de « nègres », et qui se termine par « Salauds de juifs consanguins, au four ». « On est arrivés un peu rêveurs. On a sans doute fait des erreurs, c’est vrai, mais on ne s’attendait pas à ça », ajoute Thomas.
« On était forts de notre enthousiasme, résume Julien. C’est dommage pour Callac, mais le projet n’est pas mort. La prochaine fois, on ne se laissera pas faire. On prendra des avocats, des spécialistes de la communication. On n’a pas dit notre dernier mot. »
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