« L’absence d’une politique capable de réduire drastiquement les flux migratoires nous expose à une crise de sécurité intérieure »
La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), think tank libéral, progressiste et européen, vient de faire paraître une note intitulée « La politique danoise d’immigration : une fermeture consensuelle ». Son directeur général, le politologue Dominique Reynié, a répondu à nos questions à son sujet.
Le 1er novembre 2022, les Danois ont réélu les sociaux-démocrates. Des sociaux-démocrates d’un genre un peu particulier, puisqu’ils doivent leur succès à une politique migratoire ferme, qui repose sur une baisse des flux d’immigration, un programme d’intégration, une réduction des ghettos et des difficultés d’accès à la citoyenneté. Dominique Reynié, directeur de la Fondapol, et auteur de la note « La politique danoise d’immigration : une fermeture consensuelle », en expose les ressorts et explique que rien ne s’oppose à son application en France.

« Outre la réduction des flux, le deuxième effet notable de cette politique migratoire, selon votre note est l’effondrement électoral du principal parti populiste, le Parti du peuple danois. » A contrario, vous relevez que cette politique représente aussi la victoire idéologique du populisme danois, qui a influencé la politique migratoire, et que le vote des citoyens en sa faveur a été pris en compte. D’où vient cette conversion doctrinale des sociaux-démocrates ?
Dominique Reynié : Comme la plupart des Européens, c’est entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980 que les Danois sont devenus préoccupés par l’évolution de l’immigration. Comme ailleurs, l’absence de considération de la classe politique pour cette préoccupation a fourni aux populistes l’occasion de jouer un rôle clé. C’est non seulement sous l’effet de la pression qu’ils ont exercé que la droite danoise a mis en place, à partir de 2001, une politique fondée sur la restriction des flux, la sélection et l’intégration des migrants, mais c’est aussi avec leur appui parlementaire que le gouvernement est parvenu à faire adopter une telle stratégie.
À partir de 2015, sous l’impulsion de Mette Frederiksen, l’actuelle Première ministre, le Parti social-démocrate s’est rallié à cette politique qu’il combattait jusque-là. Cette conversion doctrinale est l’une des raisons du retour au pouvoir de la gauche en 2019 et de sa réélection, le 1er novembre 2022. Le retour en grâce électorale des sociaux-démocrates entraîne d’ailleurs l’effondrement des populistes du Parti du peuple danois (2,6 %). Mais l’échec électoral des populistes est la conséquence de leur victoire thématique.
C’est par eux qu’un problème jugé crucial par les Danois mais proscrit par les partis de gouvernement, de droite comme de gauche, a finalement été reconnu digne d’être pris en considération, puis d’être pris en charge par l’action publique. De ce point de vue, oui, la démocratie danoise a fonctionné. Le cas danois éclaire certaines causes du populisme européen. On voit qu’il est aussi le résultat de l’indifférence, de la surdité et, plus généralement des insuffisances de la classe gouvernementale.
Le pragmatisme désidéologisé des sociaux-démocrates est frappant, surtout vu le contraste avec la France… D’autant que cela a abouti à, expliquez-vous, un consensus politique.
Oui, c’est saisissant. Sans caricaturer nos situations respectives, les Danois savent manifestement discuter de questions, telle l’immigration, qui donnent lieu chez nous à des affrontements virulents et stériles, des outrances, des simplifications démagogiques, des attaques stigmatisantes, des soupçons insultants, etc. Les Danois décrivent la réalité avec précision, comme en témoignent leurs statistiques démographiques, très riches, précisant, outre les catégories sociales classiques des individus, leur pays d’origine. Ces enquêtes sont publiées sur des sites publics et d’un accès très simple. Les Danois pratiquent ce que nous appelons les « statistiques ethniques » et que, pour ma part, je propose de nommer les « statistiques complètes ».
La politique danoise d’immigration montre que le consensus ne se voit pas d’abord dans le résultat, c’est-à-dire dans l’adoption d’une loi par une majorité, mais qu’il est déjà engagé dans le choix des méthodes de travail et de discussion, à travers des échanges et des prises de décisions qui ne laissent de côté aucune des formations politiques initialement impliquées dans la définition du problème à régler, le diagnostic, les outils et les moyens à mobiliser.
Vous mettez en avant l’État providence comme principe national sur lequel le consensus autour de l’immigration a été trouvé. Est-ce la preuve qu’on peut avoir une approche critique « de gauche » de l’immigration ?
Oui. Les Danois redoutent de voir l’immigration saper les fondements de leur État providence, saturer ses capacités redistributives, qui plus est pour des bénéficiaires de plus en plus souvent enclins à contester les valeurs qui le constituent, telles que la liberté, l’égalité entre les hommes et les femmes, etc., fragilisant la confiance interpersonnelle au sein d’une société culturellement plutôt homogène et reposant sur une puissante solidarité.
Les populistes s’opposaient à l’État providence dans les années 1970-1990. Ils s’y sont ralliés pour en prendre la défense contre le péril représenté par l’immigration. Plus prosaïquement, il s’agissait alors pour eux de saisir une opportunité en prenant de vitesse les sociaux-démocrates occupés à combattre l’idée d’une politique d’immigration restrictive. De fait, entre 1998 et 2015, le Parti social-démocrate est passé de 36 % à 25 % des suffrages exprimés, quand les populistes grimpaient de 7,4 % à 21,1 %.
La stratégie du gouvernement contre les « ghettos » a d’ailleurs porté ses fruits…
Oui et c’est encore une illustration de cette méthode pragmatique attachée à une description complète de la réalité. En mars 2018, le gouvernement danois, de droite, a documenté l’existence d’un grave problème de « séparatisme », c’est-à-dire d’un cloisonnement non seulement culturel mais aussi territorial, dans l’apparition de zones que les Danois qualifient de « ghettos » et que nous appelons les « quartiers ». Le gouvernement danois a publié à ce sujet une étude intitulée Un Danemark sans sociétés parallèles – Pas de ghettos en 2030. L’enquête montre comment la rapide croissance démographique des populations d’origine non occidentale a favorisé l’émergence de sociétés parallèles, des fractions du territoire national où les valeurs et les normes danoises ne sont plus respectées. Le rapport estime que 28 000 familles d’origine non occidentale sont à l’écart du reste de la société, isolées, géographiquement et culturellement, menant des existences séparées du reste du pays.
L’absence d’une politique capable de réduire drastiquement les flux d’immigrés nous expose à la menace d’une crise, de nature électorale ou en termes d’ordre public, voire de sécurité intérieure.
C’est sur la base d’une démarche politique et d’expertise que le gouvernement a défini sa stratégie visant à démanteler les quartiers de ce type et à empêcher l’émergence de nouveaux « ghettos ». Outre la démolition et la reconstruction pure et simple des zones ghettoïsées, le gouvernement a instauré une sélection des personnes qui cherchent à s’installer dans ces zones résidentielles menacées de « ghettoïsation ».
C’est dans ces zones exposées au risque qu’il a été décidé de renforcer la présence policière et d’appliquer des sanctions pénales plus sévères qu’ailleurs ; autrement dit, pour un même délit, un habitant y sera sanctionné plus sévèrement que dans un territoire qui n’est pas classé en « ghettos », la justice danoise considérant qu’il n’y a pas rupture d’égalité devant la loi dans la mesure où la sévérité ne varie pas en fonction des individus mais en fonction des territoires. Ajoutons que, parallèlement, les Danois n’ont pas manqué de mettre en place une solide politique en faveur de l’égalité des chances pour les enfants et les jeunes vivant dans ces quartiers.
Certains affirment que l’hypothèse est moins envisageable en France du fait de notre histoire et de problématiques mémorielles (guerre d’Algérie, colonisation…)
J’entends et je lis en effet cela. À vrai dire, sans prétendre que notre histoire, et en particulier notre histoire coloniale qui nous lie à certains pays de départ, ne joue pas un rôle de pourvoyeur de malentendus, d’incompréhensions ou même de tensions, je ne vois pas la pertinence de l’argument. Il serait étrange de nous imputer un devoir d’accueil pour les personnes venant d’un pays que nous avons autrefois colonisé, au motif qu’elles cherchent à le fuir. Ce passé joue aussi bien en faveur d’une restriction. En effet, si l’on considère la manière dont la haine de la France peut être encouragée, cultivée, voire propagée par certains gouvernements de ces pays d’où viennent une bonne partie de nos immigrés actuels, alors il devient déraisonnable, voire irresponsable, d’accueillir parmi nous des migrants auxquels on a appris à détester ce que nous sommes, notre histoire, les valeurs que nous représentons.
Si une politique de restriction de l’immigration, de sélection et d’intégration des immigrés est impossible, de même, il est impossible ne pas se doter d’une telle politique sans risquer un désastre”.
À l’affirmation selon laquelle une politique d’immigration « à la danoise » est inenvisageable en France, ce qui est peut-être vrai, je dis que l’absence d’une politique capable de réduire drastiquement les flux d’immigrés, de les sélectionner et de les inscrire dans un parcours d’intégration exigeant nous expose à la menace d’une crise, de nature électorale ou en termes d’ordre public, voire de sécurité intérieure. Nous nous sommes enfermés nous-mêmes dans une double impossibilité : si une politique de restriction de l’immigration, de sélection et d’intégration des immigrés est impossible, de même, il est impossible ne pas se doter d’une telle politique sans risquer un désastre.