“L’aigle et le Léopard” : Voyage dans l’Angleterre qui admirait Hitler (et réciproquement)
Dans un livre passionnant, « L’aigle et le Léopard » (Perrin), l’historien Éric Branca raconte, sur la base d’une foisonnante documentation, la liaison entre les élites britanniques et l’Allemagne nazie. Une admiration réciproque qui faillit changer la face du monde si Churchill n’avait pas triomphé des partisans de l’« appeasement », aile plus modérée que les pro-hitlériens britanniques, mais qui entendait tout de même composer avec Hitler…

Marianne : Si Winston Churchill a réussi à maintenir la Grande-Bretagne dans la guerre, c’est parce qu’il a triomphé des « siens ». Qui étaient ces partisans de l’appeasement du rapprochement avec Hitler ?
Éric Branca : La quasi-totalité de la classe politique anglaise de l’époque, à l’exception de rares personnages comme l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Berlin, Eric Phipps, ou une (petite) poignée de journalistes comme Douglas Reed. Le premier sera rappelé à Londres à la demande d’Hitler, et le second sera viré du Times pour cause… d’antinazisme ! Même l’homme d’État Anthony Eden, qui se rallie définitivement à Winston Churchill au moment des accords de Munich en septembre 1938 et succédera à Edward Halifax comme ministre des Affaires étrangères en décembre 1940, était partisan de l’apaisement.
Quand le Reich remilitarise par surprise la rive gauche du Rhin, en mars 1936, c’est lui qui rassure les Français en les dissuadant d’intervenir, alors que c’était sans doute l’occasion rêvée d’abattre Hitler, comme lui-même l’a reconnu par la suite, tout en se félicitant de la lâcheté de ses adversaires… Mais comme je l’explique dans le livre, ce serait une erreur de confondre les promoteurs d’une entente pure et simple avec Hitler avec les partisans de l’apaisement – doctrine dont Chamberlain est la figure emblématique mais qui a été, en fait, inaugurée dès 1934 par Sir John Simon, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet McDonald (1929-1935).
S’il ne fallait citer qu’un représentant des pro-hitlériens ?
À tout seigneur tout honneur : le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Montaigu Norman, qui détestait à peu près autant les juifs que les Français. Et bien sûr, immédiatement après : Lord Rothermere, le patron du Daily Mail, qui avait un portrait dédicacé de Hitler sur son bureau et lui avait envoyé le sien en retour, et Geoffrey Dawson, celui du Times. À moins que ce ne soit le ministre de l’Aviation de McDonald, Lord Londonderry – le personnage du film de James Ivory, Les vestiges du jour, dans lequel il apparaît sous les traits d’un certain Lord Darlington.”
Et n’oublions pas le monde de l’industrie et de la finance, réunies au sein de l’Anglo-German Fellowship (la fraternité anglo-allemande) où l’on trouve Henri Detterding, le patron de Shell, et des représentants de groupes comme Dunlop, Unilever, la Midland Bank, et j’en passe… Dans cette mouvance, vous trouvez aussi des syndicalistes, comme George Landsbury, des intellectuels, comme Oswald Spengler, des romanciers, comme Francis Yeats-Brown, l’auteur des Trois lanciers du Bengale, un best-seller mondial à l’époque…
Tout cela était-il pensé, comme la collaboration française ?
Contrairement aux appeasers, ces hommes-là sont acquis à l’idée d’un véritable partage du monde avec le IIIe Reich. À l’Allemagne, la domination du continent, et la liberté qui va avec de le restructurer à sa guise, si possible en intégrant la Russie dans son « espace vital » pour abattre le communisme. À la Grande-Bretagne la domination des mers et, par voie de conséquence, la maîtrise des grandes voies du commerce mondial… Avec, cerise sur le gâteau, l’opportunité d’accroître son empire s’il advenait que la France, réduite à peu de choses (voire à néant) par les plans hitlériens, soit hors d’état de défendre le sien…
Les appeasers, eux, ne voient pas si loin. Ce sont à la fois des « habiles » et des naïfs. Des habiles parce qu’ils s’inscrivent dans la politique traditionnelle de la « balance of power » : soutenir le plus faible, c’est-à-dire l’Allemagne des années 1920, brisée par le Traité de Versailles, afin d’empêcher la France de devenir la première puissance du continent. Mais en même temps des naïfs quand, dans les années 1930, ils s’imaginent pouvoir tenir en laisse leur créature par des concessions quand elle commence à dépasser les bornes…
Hitler est en partie le fruit de cette politique anglo-saxonne qui a consisté à saboter le Traité de Versailles en poussant l’Allemagne à ne pas s’acquitter de ses réparations, puis en investissant massivement dans son industrie. »
Je dis leur « créature » car Hitler est en partie le fruit de cette politique anglo-saxonne qui a consisté à saboter le Traité de Versailles en poussant l’Allemagne à ne pas s’acquitter de ses réparations, puis en investissant massivement dans son industrie, y compris quand celle-ci, à partir de 1933, s’est orientée massivement vers le réarmement. Même un homme comme Laval, président du Conseil en même temps que ministre des Affaires étrangères en 1935, a vécu comme une trahison de la part des Anglais la négociation, dans le plus grand secret, du traité naval anglo-allemand, qu’il a découvert comme tout le monde (ou quasi) par les journaux. Si on parle du Pacte germano-soviétique de 1939 comme d’un chef-d’œuvre de rouerie ; l’accord naval de 1935 n’est pas mal non plus… Churchill le considérait d’ailleurs comme une trahison envers l’allié français. Et jusqu’à la déclaration de guerre, il n’a cessé de mettre en garde les dirigeants de la IIIe République contre leur suivisme aveugle d’une politique britannique qu’il récusait.
Le roi Édouard VIII, lui, était littéralement nazi…
Et sa femme, Wallis Simpson, plus encore. Après avoir été la maîtresse de Galeazzo Ciano – le gendre de Mussolini et son futur ministre des Affaires étrangères –, elle avait été celle de Joachim von Ribbentrop quand il était ambassadeur de Hitler à Londres avant de devenir, lui aussi, ministre des Affaires étrangères du Reich. C’est dire sa vista ! Et c’est encore par l’intermédiaire de Wallis Simpson que les nazis ont mis le grappin sur Édouard VIII quand il n’était encore que Prince de Galles et, surtout quand, à l’issue de son abdication, il est devenu le duc de Windsor.
« Si Hitler avait débarqué en Angleterre, il avait le projet de remettre Édouard VIII sur le trône… »
N’oublions pas que si Hitler avait débarqué en Angleterre, il avait le projet de remettre Édouard sur le trône… Je publie en annexe une note hallucinante, issue des archives déclassifiées du FBI, qui rapporte des propos tenus en 1941 par la duchesse, exilée avec son mari aux Bahamas, note basée sur des écoutes et qui démontre qu’à cette époque, ils croyaient encore, dur comme fer, s’installer à Buckingham !
Hitler, quant à lui, cultivait une fascination pour l’Angleterre…
Il suffit de lire Mein Kampf pour s’en apercevoir. Et plus encore, sa suite, beaucoup moins connue, consacrée à la politique étrangère, livre que Hitler a laissé inachevé et qui ne sera finalement publié qu’au début des années 1960. Il explique noir sur blanc que Guillaume II, au lieu de vouloir concurrencer l’Angleterre sur les mers, ce qui a rendu la Première Guerre mondiale inéluctable, aurait dû lui laisser le champ libre, et même aller jusqu’à renoncer à posséder une flotte de guerre puissante pour ne pas gêner l’empire de sa grand-mère Victoria !
Et ne parlons pas de ses « propos de table », recueillis tout au long de la guerre, où il ne cesse de vitupérer contre Winston Churchill, seul responsable de cet affrontement « contre nature » entre « les deux plus grandes nations du monde ». Quand l’Allemagne a encore l’initiative sur tous les fronts, au tournant de l’année 1942, il rêve même de voir l’Angleterre sortir du conflit et conclure une alliance de raison avec l’Allemagne. Laquelle, dit-il, sera ainsi en mesure de vaincre la Russie et de se porter au côté des Britanniques… contre les États-Unis ! Du pur délire mais à la mesure de l’admiration qu’il portait à la patrie de Shakespeare !
L’Angleterre avait-elle un terreau propice au racialisme ?
S’agissant du racialisme, c’est certain, et j’évoque longuement le sujet, en rappelant notamment que le principal inspirateur de Hitler n’est autre que Houston Stewart Chamberlain – rien à voir avec Neville, l’homme de Munich –, un idéologue anglais qui avait épousé la fille de Richard Wagner et adopté la nationalité allemande. Mort à Bayreuth en 1926, ce Chamberlain, qui prônait « l’unité des Aryens », avait été désigné par Hitler comme l’un des principaux « évangélistes » du national-socialisme, à l’égal de Dietrich Eckart, son premier mentor qui l’avait sorti de l’anonymat, juste après le Traité de Versailles…
Et ne parlons pas de l’influence qu’ont longtemps gardée en Grande-Bretagne Darwin et ses épigones, en particulier Spencer, qui justifiait par la sélection naturelle le droit des races « supérieures » à dominer les « inférieures ». Voilà qui convenait parfaitement aux élites britanniques qui poussaient à la colonisation – « les Britanniques sont la meilleure race pour diriger le monde » disait Cecil Rhodes, le fondateur de la Rhodésie [Zimbabwe]. Et que dire du Kipling du « fardeau de l’homme blanc » ! Hitler, qui récusait l’expansion outre-mer, avec des arguments voisins de ceux de Bismarck (perte d’énergie, d’argent) et en réservait d’autant plus volontiers le monopole aux Anglais, ne voyait en revanche que des avantages à coloniser l’Europe de l’Est jusqu’au Caucase !
Quid du fascisme outre-Manche ?
Le fascisme, en revanche, c’est autre chose. La BUF (British Union of Fascists) se revendique comme telle, mais son chef, Mosley, est un pur aristocrate. Rien à voir avec les cadres prolétariens du NSDAP en Allemagne, ni même avec ceux du fascisme « historique » italien. Le rêve de Mosley, en dehors de sa brutalité intrinsèque, c’est le retour à la « Old Merry England » d’avant la Révolution industrielle [vision pastorale et nostalgique de la société anglaise, qui aurait existé entre la fin du Moyen-Âge et le début de la révolution industrielle].
Celle d’une société organique, corporatiste, plus proche de la France d’Ancien régime chère à Charles Maurras, que de la statocratie mussolinienne ou de l’État raciste hitlérien. D’ailleurs, même si Mosley a eu beaucoup d’adhérents, il n’a jamais remporté d’élections majeures – sans doute aussi, c’est vrai, à cause du mode de scrutin britannique, majoritaire à un tour. Mais les ouvriers n’étaient pas nombreux à le soutenir. C’était plutôt les middle et upper-middle class, ruinées par la crise. En revanche, et parce qu’il appartenait, lui, à la classe dirigeante, il n’a pas eu besoin de conquérir le pouvoir pour être influent. C’est cette influence qui le rendait dangereux, davantage que les batailles de rues qu’il provoquait et qui se sont révélées plutôt contre-productives pour son image.

Une partisane de l’Union britannique des fascistes d’Oswald Mosley brandit un drapeau de l’Union avec une croix gammée ajoutée au centre lors d’une manifestation à Londres. Date : 1930.
Y a-t-il eu des liens entre collabos anglais et collabos français ?
Aucun, pour la bonne raison que l’Angleterre n’ayant pas été occupée – sauf les Îles anglo-normandes – elle n’a pas connu de « collaboration » au sens des Français qui, entre 1940 et 1944, se sont mis à la disposition de l’ennemi. À la déclaration de guerre, la plupart des partisans de l’entente avec Hitler ont soutenu leur pays. Et les autres, comme Mosley, Churchill les a envoyés en prison, aussitôt arrivé à Downing Street. Une manière d’intimider mais aussi d’avertir ceux qui, dans son gouvernement, seraient repérés comme des négociateurs potentiels avec le Reich. Il pense évidemment à Halifax, en liaison indirecte avec Hitler, via l’Italie et la Suède… Reste la poignée de fanatiques qui se sont installés en Allemagne, comme William Joyce, alias « Lord Haw-Haw », ainsi nommé parce qu’il aboyait contre son pays à la radio de Berlin. Lui a fini au bout d’une corde en 1945. C’est le seul de cette engeance, avec John Amery, fils de Leo Amery, ministre de Churchill, à avoir été exécuté. Il faut dire que cet Amery s’était engagé… dans la SS.
Comment Winston Churchill a-t-il brisé la mainmise des partisans de l’appeasement et imposé sa ligne stratégique ?
Tout s’est joué sur le fil, en juin 1940, et le moins qu’on puisse dire est que cela a été serré. Churchill a vraiment joué au poker… Et il a gagné. Comment ? En ne cédant pas au chantage de Hitler qui, fin mai 1940, arrête la Wehrmacht à quelques kilomètres de la Manche, où le corps expéditionnaire est encerclé, le dos à la mer. L’idée est de forcer Londres à faire la paix « sur le sable de Dunkerque ».
À ce moment, la pression est maximale au sein du cabinet de guerre pour que Churchill cède. Mais in extremis, il convainc ses ministres de le laisser tenter le rembarquement des 400.000 Britanniques pris au piège. Il dit : « Si nous réussissons, l’Angleterre pourra être défendue. Si nous échouons, reparlons-en à ce moment-là ». Il prend un risque monstrueux. Et contre toute attente, ça marche ! Parce que, sans la Wehrmacht que Hitler a arrêtée à la stupeur de ses généraux, la Luftwaffe, malgré les dégâts qu’elle inflige à la flotte anglaise, n’a pas les moyens de détruire celle-ci. Bref, le Führer aussi a joué au poker. Et il a perdu. Jamais une telle occasion d’empocher la mise ne se représentera pour lui. Jamais.
En revanche, si l’opération Dynamo, l’évacuation de Dunkerque, avait été un échec, et si le corps expéditionnaire avait été exterminé ou fait prisonnier, il est évident que Churchill serait tombé, que Halifax lui aurait succédé, et que la paix aurait été rapidement signée. J’ai commis, dans les colonnes de Marianne en décembre 2020, une petite « uchronie » pour imaginer ce qui se serait passé en cas de paix séparée. En un mot comme en cent, nous n’aurions pas aujourd’hui cette conversation !