Le gouvernement peut-il justifier l’interdiction des manifestations d’ultradroite ?
Samedi 6 mai, un cortège de militants d’ultradroite a défilé dans les rues de Paris pour un rassemblement annuel en hommage à un militant nationaliste mort il y a 29 ans. Bien que controversé, ce rassemblement n’avait pas été interdit au préalable par la préfecture de police, qui s’est justifiée en disant qu’aucun débordement n’avait été déploré lors des marches précédentes. Une décision qui a fait réagir de toutes parts.
Ce mardi 9 mai, la première ministre Élisabeth Borne s’est dite choquée par les images de samedi, tandis que Marine Le Pen a condamné des «provocations inadmissibles». Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, lui, a annoncé avoir demandé aux préfets d’interdire à l’avenir toutes les manifestations d’ultra droite. «Nous laisserons les tribunaux juger de savoir si la jurisprudence permettra de tenir ces manifestations», a-t-il annoncé. Mais peut-on interdire des manifestations de ce type a priori sur ces motifs ?

Le droit de manifester est reconnu comme une liberté fondamentale dans la déclaration des droits det l’homme et du citoyen. La manifestation est inscrite dans le droit français depuis 1935. «Manifester est une liberté constitutionnelle, défendue par la convention européenne des droits de l’Homme. C’est un régime de déclaration au préalable et pas un régime d’autorisation», rappelle auprès du Figaro le professeur de droit public à l’université Paris II Panthéon-Assas Guillaume Drago.
Pour pouvoir manifester, il suffit alors de déclarer la manifestation. Ce droit obéit toutefois à certaines règles, pour prévenir d’éventuelles atteintes à l’ordre public. L’article du décret-loi de 1935 prévoit cette limite au droit de manifester : «Si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêt dûment motivé». C’est au préfet qu’incombe cette tâche, puis au tribunal administratif dans un second temps.
Les motifs d’interdiction
Pour cela, le préfet et, le cas échéant, le tribunal administratif doivent apprécier les éléments de la proportionnalité et se poser plusieurs questions : est-ce qu’il risque d’y avoir une atteinte grave à la liberté ? Est-ce que l’interdiction est proportionnée en présence d’une menace précise, rapportée à un lieu précis ? «Les motifs doivent être objectivables», explique Serge Slama, professeur de droit public à l’Université Grenoble Alpes. Un préfet peut interdire une manifestation parce que cette dernière a déjà dégénéré auparavant. Ce fut le cas par exemple lors des gilets jaunes, lorsque la quasi-totalité des manifestations étaient interdites. Mais le préfet peut aussi justifier sa demande en se basant sur les réseaux sociaux ou les notes blanches des services de renseignements.
En ce qui concerne la manifestation du 6 mai, la préfecture de police a rappelé à juste mesure qu’il n’y avait eu aucun précédent en la matière. Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris, a soutenu au micro de BFMTV qu’il aurait fallu pour cela qu’il «démontre» non seulement l’existence de risques de troubles à l’ordre public, mais aussi «qu’avec les forces de police dont (il) dispose, (il) ne serait) pas en mesure de contenir ces violences et ces débordements». Il a alors expliqué qu’il avait pris un arrêté d’interdiction à l’occasion d’un précédent rassemblement de l’ultradroite en février qui avait été annulé en justice. «Il a été considéré que je ne démontrais pas suffisamment qu’il y avait un risque de trouble à l’ordre public», a-t-il affirmé.
Avait-il raison ? Il est vrai que la définition de l’ordre public peut être prise dans un sens plus ou moins large. Des manifestations ou des réunions ont déjà été interdites pour causes sanitaires pendant la pandémie du Covid-19, par exemple. Il peut également y avoir des motifs plus partagés, comme ce fut le cas pour les affaires Dieudonné, qui concernaient à la fois la liberté de réunion et de manifestation. La motivation de l’interdiction qui portait sur l’atteinte à la dignité humaine avait été beaucoup commentée. «En l’espèce je pense que c’est l’ordre public le plus strict du terme mais avec une sorte de connotation de condamnation politique d’un courant politique, qui à mon avis est une connotation générale que ne devrait pas suivre le tribunal administratif», estime le professeur Drago.
Le professeur Serge Slama pense toutefois à une jurisprudence qui aurait pu fonder une interdiction : «La jurisprudence solidarité des Français de 2007». Le professeur explique : «À l’époque, une association identitaire qui faisait des distributions alimentaires pour les sans domicile fixe imposait de prendre une soupe au cochon. Le préfet avait interdit la distribution sur la voie publique, et après un recours, le Conseil d’État avait confirmé qu’il pouvait y avoir un risque de réactions à ce qui pouvait être considéré comme une distribution discriminatoire. Ce risque aurait donc été susceptible de troubler l’ordre public».
Mais en ce qui concerne la volonté de Gérald Darmanin d’interdire systématiquement une manifestation parce qu’elle est d’ultra droite, «L’interdiction systématique n’est pas légale», estime le professeur : «Il ne peut limiter le pouvoir discrétionnaire reconnu par la loi aux préfets qui peuvent interdire, au cas par cas, les manifestations projetées selon les éléments recueillis sur les risques de trouble à l’ordre public». Ce qu’appuie également le professeur Drago : « Vouloir interdire les manifestations d’ultradroite par principe me semble illégal. Encore faut-il pouvoir définir l’ultradroite. Sauf s’il est considéré que des manifestants veulent se placer dans une logique insurrectionnelle. On ne peut pas se prononcer par voie de disposition générale en cette matière. Surtout en matière de liberté. Le ministre de l’Intérieur prend son risque.»
En résumé, le droit de manifester est une liberté constitutionnelle. L’interdiction en est l’exception. Il est possible d’interdire une manifestation pour prévenir d’éventuelles atteintes à l’ordre public, mais encore faut-il pouvoir le justifier avec des motifs objectifs. Il reste en revanche difficilement envisageable de justifier une interdiction au motif que celle-ci est organisée par l’ultradroite.