Le monde secret des Black Blocs

Les syndicats mobilisent toujours autant contre la réforme des retraites. Mais ils se font déborder par les éléments radicaux, les membres du black bloc, en particulier. Nos reporters ont suivi une de ces bandes pendant plusieurs jours. Une première.

«Mais c’est ma veste, ça ! » lance Junior à l’adresse de Thomas, son père. Dans le salon marocain d’un appartement où on les héberge pour le week-end, le papa prépare méticuleusement les piles de vêtements noirs pour le 1er Mai. Survêtements, gants, cagoules, lunettes, chaussures. Il fourre le tout dans de petits sacs à dos qui seront dissimulés dans Paris, quarante-huit heures avant le début de la manifestation.

Au départ du cortège, place de la République, ils récupéreront discrètement leurs affaires. Les planques varient en fonction des manifs. Compteurs électriques, chantiers, complices… Pendant les premiers actes des gilets jaunes, se souvient-il, un commerçant des Champs-Élysées avait accepté de cacher les affaires de nombreux manifestants. En échange, ces derniers achetaient sandwichs et ­boissons dans sa boutique.

Une boule de feu enveloppe des CRS boulevard Voltaire, à Paris, trente minutes après le début de la manifestation.

Parler aux caméras et aux médias ne fait pas partie des habitudes des blocs. Thomas n’a accepté qu’après s’être renseigné sur nous pendant de longues semaines. Au sein de son groupe, si certains ont toléré notre présence sans sourciller, d’autres s’y sont d’abord farouchement opposés. De loin, l’univers black bloc semble assez homogène. En réalité, on y croise des profils assez différents. Hommes, femmes, mineurs, avocats, serveurs, assistantes maternelles ou étudiants…

Dans le black bloc, parents, salariés, M. et Mme Tout-le-Monde…

La plupart ont une trentaine d’années, sont parents, salariés, M. et Mme Tout-le-Monde. C’est le cas de Thomas, employé dans une administration, père de famille et… fiché S. Ce statut semble le surprendre. « J’ai pas tué des gens ! » ­s’exclame-t-il. Une chose est sûre : les autorités le suivent à la trace. « On est six ou sept à être surveillés, bornés, reconnus à notre silhouette ou notre démarche, ils ont nos photos dans leurs téléphones », commente-t-il au sujet des policiers.

Victime de graves brûlures, le policier d’une compagnie d’intervention est évacué par ses camarades.

Pour contourner cette surveillance, l’homme a pris l’habitude, comme la plupart de ses acolytes, d’utiliser des téléphones prépayés achetés soixante-douze heures avant le grand jour et jetés sitôt la manifestation terminée. Junior, le fils aîné, troque la tenue noire pour un ensemble Ralph Lauren. Le lycéen a la même façon de tirer sur sa cigarette que son père. Le même regard aussi, sur le qui-vive. Thomas a grandi dans une cité de la région parisienne. Dans le black bloc, il retrouve un peu de cette enfance entre débrouille, solidarité et violence.

H-24, le black bloc investit la rue des taggeurs À Pantin, dimanche 30 avril.

Qu’est-ce qui définit un black bloc ? C’est plus « une façon de faire qu’une manière d’être », nous explique-t-il. Il ne s’agit ni d’une philosophie ni d’un courant politique. Plutôt d’une technique de manifestation faisant usage de la violence contre les symboles du capitalisme et de l’État : banques, assurances, multinationales et forces de l’ordre.

Une organisation parfaitement horizontale

Bien qu’il ne soit pas aisé pour le néophyte de faire la nuance dans le feu de l’action, ceux qui s’attaquent aux petits commerçants sont considérés comme de vulgaires casseurs, totalement extérieurs au mouvement. Par ailleurs, le black bloc est une organisation parfaitement horizontale, sans leader, si ce n’est « certains dont la voix porte un peu plus », sourit Thomas.

Atelier banderole. Il faudra quatre heures pour peindre ces lettres tracées par Black Lines, des artistes affiliés aux black blocs.

La tendance politique dissimulée sous les cagoules navigue donc en grande partie à l’extrême gauche, entre antifascisme et anticapitalisme. « Mais pour le 1er Mai on ferme les yeux sur la présence de l’extrême droite, admet Thomas. Un seul jour dans l’année, nous nous devons d’être tous unis pour qu’un maximum de personnes se rassemblent. » Une prise de position qui fait débat au sein du bloc et qui engendre parfois des règlements de comptes à la fin des manifestations. « Des passages à tabac, des vrais », commente-t-il.

Démonstration. Masses, marteaux, pieds-de-biche : l’équipement pour desceller pavés et mobilier urbain, ou briser des vitrines… 

Peu d’armes sont préparées en amont. Celle qui requiert le plus de temps : le « cacatov ». Un mélange de matières fécales, d’urine, d’huile et de vinaigre qui macère pendant des jours. Pour le reste, ce sont principalement des outils : pieds-de-biche, marteaux et masses qui serviront à décoller les pavés avant de les jeter. Les cocktails Molotov ou les grenades seront eux fabriqués à la dernière minute. « On fait combien de cocktails molotov avec 5 litres d’essence, à ton avis ? » demande un des hommes. « Je dirais 20 », lui répond son compère.

Les « cacatov », version modernisée du cocktail Molotov. Bombes d’urine, excréments de chien et de chat macérés dans l’huile de vidange et le vinaigre. 

Des black blocs venus en couple ou en famille chargent les coffres des voitures de ces munitions, qu’ils iront cacher dans Paris pendant la nuit. Parmi eux, Bonnie et Clyde. Couple ­emblématique du bloc parisien, ils se sont rencontrés en manifestation. Trentenaire, déjà maman et manageuse d’un restaurant, Bonnie est enceinte de quelques semaines. « Dans le black bloc, les plus enragés, ce sont les femmes ; en plus, on est beaucoup moins surveillées », explique-t-elle en nous faisant un clin d’œil.

La panoplie. Masques et lunettes, gants, cagoules et vêtements noirs : ils ne les endosseront qu’au moment de se regrouper pour passer à l’action.

9 heures, le 1er mai. Un groupe prend ses quartiers dans un bar de la place de la République. L’endroit est l’un des cinq repaires parisiens du black bloc. Tout le monde s’embrasse, s’appelle « camarade ». Junior finit sa nuit sur une table en bois. Bonnie le réveille d’une grande tape sur le bras, alertée par les allées et venues d’un binôme de policiers en civil que la future maman reconnaît de loin. Elle embarque Thomas et son fils dans un café situé à quelques mètres. Comme à chaque fois, elle laisse derrière elle son Clyde, afin de brouiller les pistes.

Black Lines, les graffeurs des black blocs

Il est à peine 13 heures quand le trio rejoint la tête du cortège. Thomas est tendu. Pour ne pas éveiller les soupçons, il doit pénétrer sur la place de la République à visage découvert. Il ne pourra enfiler sa cagoule qu’après le départ du cortège. D’ici-là, s’il était repéré, sa fiche S clignoterait en rouge sur le logiciel de la police. Il retournerait directement en prison. Ne s’exprimant jamais publiquement, les black blocs exposent leurs revendications à travers leurs banderoles. Très souvent, elles sont faites par Black Lines, un groupe de graffeurs créé par Lask et Itvan K., sympathisants du mouvement.

Boulevard Voltaire, le 1er mai à 15 heures. Un distributeur de la Société générale prend feu après l’explosion d’un pétard et d’une grenade artisanale du même type que celle tenue par ce black bloc

Thomas a traversé la région parisienne en voiture les jours précédant la manif pour en récupérer quelques-unes. Sur la plage arrière, du sérum physiologique. Dans la boîte à gants, plusieurs paires de masques de ski pour se protéger du gaz lacrymogène. Dans le garage d’un pavillon de la banlieue Est, plusieurs banderoles entreposées sur une petite ­mezzanine, « Justice sociale », poings levés et caricatures de grands patrons.

Une future maman dans la première ligne du bloc

14 heures. Le cortège s’élance. Thomas et Junior enfilent leur tenue noire à l’abri des regards, dissimulés au centre de petits cercles de manifestants faisant mine de discuter. Très vite, premières vitrines brisées, premiers tirs de lacrymos. Réfugiés à l’intérieur d’une cour d’immeuble, les manifestants larmoyants s’aspergent les yeux de sérum physiologique sur les conseils de Bonnie.  « Crachez, n’avalez jamais votre salive ». Remarquant deux habitantes à leur fenêtre, elle demande du savon pour se nettoyer le visage. « Ne gaspillez pas l’eau, c’est la copropriété qui paye », lance Bonnie aux manifestants en partant.

Une grenade artisanale.

Sous le bruit assourdissant et les fumées, la future maman remonte d’un pas décidé vers la première ligne du bloc. Dans un petit hall d’immeuble, une jeune femme en noir intime à tout le monde de s’accroupir et de se taire. Parmi les six ­personnes apeurées, un livreur Deliveroo cherche un moyen de s’enfuir. Les anticapitalistes ­tempêtent : « Qui peut bien se faire livrer de la bouffe pendant que Paris brûle ? »

Maintenant, ça devient œil pour œil, dent pour dent.”

« Un flic vient de cramer ! » s’écrie Junior. À une centaine de mètres devant nous, un policier vient de recevoir un cocktail Molotov sur la nuque. La violence envers les forces de l’ordre ne pose pas le même dilemme moral à tous les black blocs. Pour certains, cette violence répond à celle des forces de l’ordre lors des manifestations des gilets jaunes. « Maintenant, ça devient œil pour œil, dent pour dent, nous répond Kevin, un ancien militaire. Avant je voyais l’homme derrière le casque, maintenant je ne vois que les éborgnés et les blessés. »

Une réserve de bombes de peinture. Jetées sur leurs visières, elles aveuglent les CRS

Thomas tient un ­discours différent. Violent lui aussi, il précise néanmoins : « En face de moi, je sais que j’ai un homme. Je ne veux pas le tuer, je sais que lui aussi c’est un père de famille. » Amorcés place de la Nation vers 16 heures, les affrontements vont se poursuivre jusqu’à la nuit tombée. Après un assaut particulièrement violent, Thomas parvient à nous rejoindre. « Je ne sais pas comment il n’y a pas déjà eu un mort d’un côté ou de l’autre », souffle-t-il.

Paris Match