Les nouvelles mères au foyer : Elles sont diplômées et choisissent de ne pas travailler
Après des décennies de hausse, le taux d’emploi des femmes marque le pas. Beaucoup, même parmi les diplômées, choisissent à nouveau de s’occuper de leurs enfants. Une décision pas toujours comprise par leur entourage.
« Un ovni. » C’est ainsi que se décrit Joséphine (le prénom a été changé). A tout juste 30 ans, la jeune femme, diplômée d’une école d’avocats et titulaire d’un master en histoire moderne, est déjà à la tête d’une famille nombreuse : une fille de 5 ans, un garçon de 3 ans et une petite dernière de 2 mois qu’on entend vagir au bout du fil. Sur le plan professionnel, Joséphine n’est jamais allée plus loin que quelques stages : « J’étais déprimée de laisser mon aînée chez la nounou. Même en quittant le cabinet à 18 heures, ce qui est tôt pour une avocate, je ne voyais ma fille que vingt minutes le soir. J’ai pensé un temps devenir juriste en entreprise et me mettre aux quatre cinquièmes, mais même avec cet arrangement, c’était toujours trop de temps passé au travail. »

Alors qu’elle est enceinte du deuxième, Joséphine décide qu’elle gardera ses enfants pendant un an. Pour finalement arriver à ce constat : « Tant que j’aurai des enfants à la maison, je n’aurai pas envie de travailler. »
Elles sont diplômées, devenues femmes dans un monde post-révolution sexuelle et ont pourtant fait ce choix : rester à la maison une fois les enfants nés. « Can women really have it all ? » (« Les femmes peuvent-elles vraiment tout avoir ? »), s’interrogeait la BBC en réaction à la démission pour épuisement de la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern le 19 janvier dernier.
Eh bien non, répondent ces néo-mères au foyer. Entre une carrière et une vie de famille, elles ont tranché. Comme Josép
hine, 1,9 million de femmes en âge de travailler (20-59 ans) sont inactives, selon l’Insee, contre quelque 14,5 millions d’actives dans notre pays. Un chiffre qui ne dit pas tout. Seuls 7 % des hommes inactifs de 20 à 59 ans le sont pour des raisons familiales, contre 54 % des femmes qui ne travaillent pas dans cette même tranche d’âge. Sans surprise, les femmes ayant fait des études sont celles qui renoncent le moins facilement à leur emploi, souvent plus lucratif et intéressant.
A l’âge de 40 ans, pour la génération née en 1975, le taux d’activité des femmes les plus diplômées est ainsi de 92,7 % quand il est de 70,9 % pour les moins qualifiées.
Mais contre toute attente, quelles que soient les catégories socio-professionnelles, nous sommes arrivés à un tournant. Après des décennies de forte hausse, le taux d’emploi des femmes ne progresse plus. « En 2006, certains chercheurs projetaient encore une augmentation continue. Or, ce n’est pas du tout ce qui s’est produit, commente Henri Martin, chercheur à l’OFCE, l’Observatoire français des Conjonctures économiques. L’érosion du modèle où l’homme travaille et la femme reste à la maison semble arriver à son terme. On observe plus particulièrement un “essoufflement” chez les plus jeunes. A 25-30 ans, elles ne travaillent pas plus qu’il y a dix ans. »
Le phénomène du « big quit »
Il est encore trop tôt pour mesurer si le phénomène du big quit (« la grande démission ») qui traverse la jeunesse est en cause, mais d’ores et déjà, plusieurs facteurs expliquent cette stagnation. « L’intérêt de l’enfant a servi à moderniser la figure de la femme au foyer, apparue dans les années 1920, décrypte François de Singly, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris Cité et auteur de “Sociologie des familles contemporaines” (Ed. Armand Colin). A partir des années 1970, la société s’est focalisée sur le bien-être de l’enfant, avec le développement de la théorie de l’attachement, au moment où les femmes s’émancipaient, ce qui a créé une tension entre deux modèles. La mère qui restait à la maison était alors considérée comme meilleure éducatrice. » Christine Castelain-Meunier, sociologue au CNRS qui a longtemps étudié les rôles parentaux, confirme :« Quand la psychologie de masse s’est développée, on s’est mis à accorder une grande importance à la qualité de l’éducation dans la petite enfance. Et par la suite, l’impératif d’être une bonne mère n’a pas faibli. »
Magali, 59 ans, trois enfants, ancienne clerc d’avocat, explique qu’elle n’a pas « rencontré Dieu, mais la maternité. Toute ma vie était centrée sur les enfants, il était évident que je m’occuperais d’eux, tandis que mon mari gérait une exploitation agricole dans l’Aude. J’avais l’impression d’avoir la famille parfaite : trois petits Dalton blondinets, les fesses à l’air, dans le jardin près de la vigne ». Comme sa mère avant elle, jamais Magali n’a envisagé l’option crèche ou nounou. « Je voulais reproduire ce que j’avais connu. J’avais mes tartines tous les matins, je n’étais jamais pressée pour aller à l’école. »
Aux femmes, donc, les pauses de toute sorte : démission, mise en disponibilité, congé parental… Un congé qui pourrait tout aussi bien être rebaptisé « congé maternel » : à peine 0,8 % des hommes le prennent à temps plein après une naissance et ce, malgré une réforme en 2014 pour les y encourager. Sans doute parce qu’il faut se contenter d’une indemnité d’environ 400 euros versée par la Caisse nationale d’Allocations familiales au lieu d’un vrai salaire.
Mais le motif financier n’est pas le seul en cause, insiste l’OFCE, qui plaide pour « une campagne d’information » afin de réduire « le biais de genre ». Quant au temps partiel, il concerne, là encore, surtout les femmes : une sur quatre qui travaillent, contre moins d’un homme sur dix. La faute à « la notion ambiguë de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Etre femme au foyer est désormais présenté comme une décision prise au nom du libre choix », souligne François de Singly.
« Les mille premiers jours »
Tel un fil rouge, le mythe de la mère idéale qui dédie 100 % de son temps à sa progéniture traverse les âges. Résultat : un tiers de la population (27 % de femmes et 40 % des hommes) pense toujours qu’il est normal que les femmes s’arrêtent de travailler pour s’occuper des enfants, selon une étude du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes qui a fait grand bruit en début d’année. La jeune génération ne fait pas exception. Emilie, 29 ans, responsable des finances d’une ONG, compte à son actif plusieurs missions dans des pays en conflit. Enceinte de son premier enfant, elle a posé ses valises au Creusot (Saône-et-Loire), où elle vit avec son conjoint. Sa décision est prise :« Je veux profiter des premiers mois, voire des premières années avec mon enfant. Je vais signer une rupture conventionnelle avec mon employeur, je ne sais pas quand je reprendrai. On nous parle sans cesse de l’importance des mille premiers jours de l’enfant et il faudrait retourner au travail au bout de soixante jours ! »
Sauf qu’à la différence de ses aînées d’avant-guerre, Emilie se réserve le droit de reprendre du service. « Ces femmes font passer l’éducation des enfants avant le reste, mais avec la sécurité que leur assure leur diplôme », observe la sociologue Christine Castelain-Meunier. Parfois, cette parenthèse « avec assurance » reste ouverte de longues années. Florence, 58 ans, mère de quatre enfants, ancienne assistante sociale dans la fonction publique en Loire-Atlantique, n’exerce plus depuis dix-huit ans. « Mon mari est médecin spécialiste, il gagne très bien sa vie. Je suis en disponibilité, ce qui m’assure un filet de sécurité. S’il me quitte demain, je retrouve mon poste à l’hôpital. »
Sans emploi ne veut pas dire sans activité. « Même si je ne gagne pas un sou, je suis très occupée, explique Florence. Je fais de la politique au sein du conseil municipal de mon village, je suis administratrice d’un Ehpad et je dirige une antenne de la Croix-Rouge. En ce moment, je m’investis beaucoup dans l’accueil des Ukrainiens. Avec mon mari, on voit cela comme un engagement pour la société. On a les moyens de “rendre du temps” autour de nous. C’est con, parce que j’apporte ma pierre à l’édifice, mais ce n’est pas reconnu. »
Même au bout de plusieurs années, Florence ne s’est toujours pas faite aux dîners où « la première chose que l’on vous demande, c’est “qu’est-ce que vous faites dans la vie ?” ». Joséphine, la jeune avocate qui n’a jamais exercé, redoute les retrouvailles avec ses pairs : « J’ai du mal à faire comprendre ma décision, qui n’est pourtant pas un choix par défaut et m’apporte beaucoup de bonheur. J’ai fait un master de droit très prestigieux à Assas [Paris]. Mes camarades de promo travaillent dans de gros cabinets. Entre nous, le fossé est énorme. On n’arrive pas toujours à s’intéresser mutuellement. On m’a beaucoup dit que c’était du gâchis. Moi, j’ai bien aimé mes études, mais je n’éprouve pas le besoin de les rentabiliser. »
Emilie doit, quant à elle, essuyer l’incompréhension de ses amies, dont beaucoup sont child free (sans enfant) par conviction : « Elles me disent “c’est ton choix”, mais brandissent aussitôt des arguments sur le statut de la femme au foyer qui n’est pas valorisé, sur la différence de salaire entre mon conjoint et moi. »
« Derrière l’intérêt de l’enfant, il y a bien souvent celui de l’homme »
Car les délices de la maternité à la maison feraient presque oublier son impitoyable corollaire : la perte d’indépendance. Magali a eu le choc de sa vie lorsqu’elle a découvert qu’elle avait basculé sur la carte Vitale de son mari, faute d’avoir assez cotisé : « C’est ce qui m’a convaincue de reprendre le travail, je suis devenue écrivain public, puis transcriptrice à mon compte. » Joséphine éprouve de la gêne à piocher dans le compte joint, alimenté uniquement par son mari, pour lui faire un cadeau. Dans certains cas, c’est le conjoint lui-même qui vit mal les choses. « Mon choix ne lui a pas plu au départ, se souvient Joséphine. Il était stressé d’avoir à porter tout le poids financier de la famille. Il a aussi l’impression de passer pour celui qui ne fait rien à la maison. Aujourd’hui pourtant, il trouve des avantages à la situation et se réjouit de l’équilibre familial. »
Comme le rappelle François de Singly, « derrière l’intérêt de l’enfant, il y a bien souvent celui de l’homme ». Ce dévouement à la famille se paie parfois cher quand vient l’âge de la retraite. A plus de 65 ans, une retraitée touche 24 % de moins qu’un retraité quand elle perçoit en plus la pension de réversion de son mari. Si elle ne doit compter que sur sa pension à elle, c’est 39 % de moins, selon les statistiques de l’Insee.
« Je sais que je n’aurai pas ou peu de retraite, constate Florence, alors on a organisé notre patrimoine en conséquence. Mon mari a pris des dispositions pour me protéger. C’est moi qui suis propriétaire de la maison. » Ses enfants ont maintenant quitté le nid. L’une de ses filles fait médecine, l’autre suit des études de pharmacie. « Je serais un peu déçue si l’une d’elles devenait mère au foyer. Je me dirais : “Pourvu que ce ne soit qu’une pause”. »