Les reclus : « Ça fait deux ans qu’Alexis n’est pas sorti de sa chambre », ils ont 18, 20 ou 25 ans, et refusent d’intégrer la société

À 18, 20, 25 ans et parfois plus, ils souffrent du syndrome japonais hikikomori. Souvent des hommes, ils vivent cloîtrés, et en France, après le Japon, ils sont de plus en plus nombreux. Un phénomène de société à prendre très au sérieux.

«Ça fait deux ans qu’Alexis n’est quasiment pas sorti de sa chambre, déplore Catherine. C’est arrivé progressivement. Petit garçon, il était déjà solitaire, atypique. Vers 14-15 ans, il a progressivement tout lâché : ses cours d’aïkido et de guitare, ses quelques sorties. Et puis, à 16 ans, il a commencé à sécher le lycée pendant des journées entières. Il se barricadait dans sa chambre. J’ai tout essayé : menaces, cris, supplications, promesses…En supprimant le wifi je me suis rendu compte qu’il n’était pas accro aux jeux. C’est en m’abonnant à la page Facebook “Hikikomori” que je me suis rendue compte que je n’étais pas seule.»

Hikikomori : le mot est apparu dans les années 1990 au Japon, où les reclus volontaires se comptent aujourd’hui entre 500.000 et 1 million, d’après les estimations. En France, ils seraient au moins quelques dizaines de milliers, d’après les experts, un chiffre en constante augmentation, selon les dires de la psychologue Natacha Vellut, spécialiste du sujet (1).”

Il faut dire que les «invisibles sociaux» sont extrêmement difficiles à repérer au sein de la catégorie des NEET, (Neither in employment nor in education or training), autrement dit ni travailleurs, ni étudiants, pas davantage en stage. En France, en 2019 lors du dernier recensement, on en comptabilisait 1,5 million. Parmi eux combien de reclus ? Impossible à dire. Une chose est sûre : la crise sanitaire, qui a fait exploser le mal-être adolescent a contribué à multiplier les cas de réclusion volontaire. «Le confinement, affirme Natacha Vellut, a représenté un parfait prétexte pour les jeunes déjà “anorexiques sociaux”.»

Surtout des garçons

Peur des autres, honte d’être soi, qui sont les hikikomoris ? Au dire des experts, ils sont à 80% des cas des garçons, qui font de la résistance passive dans leur chambre. Une sorte de boycott de la société. Tout se passe comme s’ils ne pouvaient pas passer le cap du passage à l’adolescence ou à l’âge adulte. «Ce syndrome est le nouvel habillage d’une crise d’adolescence interminable», décrypte pour sa part la sociologue Maïa Fansten. Le hikikomori ne serait-il pas une version hard du Tanguy ? Hier, ce dernier, bardé de diplômes, tapait l’incruste chez papa-maman, profitant du toit familial pour mener sa vie sexuelle, tout en poursuivant sa route. Aujourd’hui, le hikikomori se cloître dans sa chambre, les yeux rivés sur son écran ou ses mangas, avec, souvent, la peur de se confronter au monde.

Ce syndrome est le nouvel habillage d’une crise d’adolescence interminable” – Maïa Fansten, sociologue

«Le “hikiko” ce jeune homme d’intérieur, serait la figure strictement opposée à celle du chasseur-cueilleur, qui sort pour se nourrir et traditionnellement rapporte les denrées et le gibier à la maison. Lui s’enferme chez lui, avec ce credo : surtout ne pas avancer, ne pas chercher à s’insérer dans la société», poursuit la sociologue. Résultat : Ce sont les parents qui subviennent encore à leurs besoins.

Claire, mère de Hadrien en sait quelque chose. Son fils est reclus depuis 18 mois. «Au départ, il ne sortait de sa chambre que pour dîner avec nous. Puis, il attendait que nous soyons couchés pour fureter dans la cuisine. Depuis deux mois, je lui apporte un plateau, que je laisse devant sa porte. Je frappe, j’espère ainsi qu’il sortira de ce rythme inversé. Quand je pars en déplacement professionnel, je remplis le réfrigérateur pour quelques jours. Mes amies me reprochent de trop faire pour lui. Mais je pense qu’il serait capable de jeûner pendant des jours et des jours…»

Hypersensibles et sous pression

Pourquoi un jeune en vient-il à bouder ainsi le monde ? «On a constaté que les hikikomoris se retrouvaient parmi les personnalités hypersensibles et hyper-empathiques, affirme la psychiatre Marie-Jeanne Guedj. En outre, ces jeunes ont beaucoup de mal à décrypter leurs émotions et sont souvent terrifiés par le monde extérieur, qui leur paraît hostile.» Une étude publiée en 2017 (2) évoque 50 % à 80 % de pathologies associées : anxiété envahissante, dépression, plus rarement début de schizophrénie. En ce cas, on les appelle des «hikikomori secondaires», contrairement aux premiers, les «hikikomori primaires», qui s’enferment sans réelle pathologie. Que ce syndrome touche la France après le Japon n’est peut-être pas un pur hasard, comme le pointe la sociologue Maïa Fansten : «Dans ces deux pays, l’injonction à réussir est écrasante dès les premières années. Le parcours scolaire est déterminant dans la destinée sociale des individus, les cursus linéaires valorisés. Il y a peu de place pour les profils atypiques».

Exigence, désir d’ultraperformance, obsession de la réussite dès le plus jeune âge… «La peur s’est infiltrée à l’école», déplore la psychologue Jeanne Siaud-Facchin. «On utilise une terminologie guerrière pour parler d’avenir, des études, il faut être un “tueur”. Choisir son métier dès la quatrième ou la troisième. Qu’y a-t-il de plus paralysant, de plus sidérant ? Les garçons, plus décrocheurs que les filles (un sur cinq sort du système scolaire sans diplôme), sont particulièrement sensibles à ce discours alarmiste. De sorte que certains préfèrent prendre la poudre d’escampette. Et lâcher d’un seul coup.»

J’ai honte de vivre chez mes parents, d’autant plus que je m’y enferme. Moins je sors, plus je redoute de sortir” – Thomas, 29 ans, reclus depuis deux ans

D’autant plus que la situation économique, démotivante, ne les incite pas à voler de leurs propres ailes. Un syndrome de Peter Pan qui les invite à rejoindre un monde imaginaire, derrière leurs écrans. «Je vois venir la trentaine la boule au ventre, soupire Thomas, 29 ans, reclus depuis deux ans. C’est au lycée que ça a démarré : harcèlement, mauvaise orientation… J’avais honte, je ne voulais plus sortir. Je comptais mes pas pour aller au lycée. J’ai trouvé un petit job dans la blanchisserie d’un hôpital – qui n’a pas été reconduit. J’ai honte de vivre chez mes parents, d’autant plus que je m’y enferme. Moins je sors, plus je redoute de sortir. Je ne vois aucune éclaircie dans le paysage.»

Occulter le réel

Alors oui, anxiété galopante, hypersensibilité, atypie…sont partagés par nombre de hikikomoris. Mais certains ne seraient-ils pas tout simplement et consciemment grévistes du réel et de la société ? «Nous entendons depuis peu parler de choix, et non plus de pathologie, comme si la réclusion volontaire était une réponse muette à la folie de notre société», constate Marie-Jeanne Guedj.

D’autres sortiraient même de leur chambre pour courir le monde…Tout en restant enfermés en eux-mêmes. «Récemment, décrypte Natacha Vellut, les Japonais ont évoqué les “sotokomori”. Contrairement aux hikikomori, ils sortent de chez eux, voyagent parfois mais évitent tout contact social.» C’est ce qu’a connu Hélène avec son fils : «après s’être enfermé pendant plusieurs mois, un jour, il est parti…sans mot dire, et surtout sans laisser ni adresse ni explication. Nous avons vécu l’enfer pendant dix-huit mois. Il avait même changé de carte SIM pour n’être plus repérable. Dix-huit mois plus tard, il est rentré, en larmes, il n’avait plus d’argent. Il est allé de Airbnb en Airbnb, sans parler à personne. Aujourd’hui, il cherche à se reconstruire. Et à construire son avenir. Ça sera long».

Le jeune considère que ça n’est pas à lui de s’adapter au monde… C’est au monde de s’adapter à lui.” – Serge Tisseron, psychiatre

Qu’il voyage ou reste reclus, le hikikomori ne fait rien qui puisse prêter à conséquence. «Il peut aller faire des courses pour la famille mais se dérobe à toute attente sociale, explique le psychiatre Serge Tisseron. En fait, l’articulation au réel ne se fait plus. Le jeune considère que ça n’est pas à lui de s’adapter à ce monde… C’est au monde de s’adapter à lui.» Même si l’univers virtuel rendu accessible par les nouvelles technologies n’est pas la cause de ce repli extrême – les psys insistent tous sur ce point –, il a certainement facilité la réclusion. S’ils n’avaient ni les séries, ni les jeux, ni internet globalement pour s’informer, sans doute ne tiendraient-ils pas entre leurs quatre murs. Car, et c’est cela le plus difficile à comprendre, les hikikomoris peuvent s’enfermer pendant de longues années.

Consulter pour briser le cercle vicieux

Or, nombre d’entre eux n’osent pas consulter un spécialiste par honte ou manque de contacts. Le temps passe, le symptôme s’installe. Et avec lui le cercle vicieux. Car plus on redoute de sortir, moins on sort et plus on développe une forme d’anticipation anxieuse. «Les psychiatres conviennent qu’il faut agir à partir de six mois d’enfermement. En Chine et en Corée, ce délai est réduit à trois mois», souligne Marie-Jeanne Guedj. Difficile d’attirer un hikikomori à une consultation… Et cela risque de le devenir encore plus avec le temps. Depuis peu, certains psychothérapeutes se déplacent au domicile des patients, à l’instar de Marie-Jeanne Guedj ou d’autres praticiens inscrits sur le site Afhiki (3).

«Il est important, explique la psychiatre, que les parents consultent également, de leur côté, un spécialiste : pour montrer leur bonne volonté à leur enfant, et parce que cette difficulté à se séparer est partagée. Et cela est d’autant plus important qu’ils sont eux-mêmes en grande souffrance. Ils sont impuissants face à ce qu’il se passe, et manquent de lien social et de conseils.» Si le jeune n’a toujours pas ouvert sa porte après sept ou huit visites à domicile, il faudra peut- être en passer par une hospitalisation de quelques mois – éventuellement sans son consentement. Cela cassera sa routine et lui permettra, un peu plus tard, de réfléchir à un projet d’avenir.

«Certains jeunes, très en colère d’avoir été hospitalisés de force, nous remercient par la suite, quand ils ont repris goût au monde extérieur», insiste Marie-Jeanne Guedj. Au Japon, où la couverture psychiatrique n’est pas aussi performante qu’en France, certains hikikomoris approchent la cinquantaine. En France, on n’en est pas là, mais «c’est devenu là-bas un vrai problème de société, constate Natacha Vellut. Que deviendront-ils quand leurs parents disparaîtront ? Certains redoutent même de mourir seuls.»

Faire le plein d’enfance

Pour restaurer leur lien à l’autre, il faut tisser avec eux une relation gratuite et bienveillante, sans contrepartie aucune ; pour prévenir le mal, être attentif à nos enfants, pas uniquement sur leurs résultats scolaires, mais sur leur émotions…

Et si nous modérions nos exigences envers eux, plutôt que de leur présenter des idéaux impossibles à atteindre ? «On demande aux jeunes de “réaliser leurs rêves” sans se rendre compte que c’est une injonction terrible ! déplore Natacha Vellut. Un de mes jeunes patients s’est enfermé après avoir été refusé dans l’université dont il rêvait… Ça l’avait “tué” socialement.» À nous, parents, professionnels de l’éducation, de respecter le temps de «tâtonnement» de l’enfance. C’est peut-être cela que ces ermites hypersensibles du XXIe siècle cherchent à nous faire comprendre. «Ce moment de repli, conclut Natacha Vellut, c’est la dernière station-service avant l’autoroute. Les hikikomoris font peut-être le plein d’enfance avant de prendre leur envol.»

(1) Hikikomori, une expérience de confinement, par Natacha Vellut, Claude Martin, Cristina Figueiredo, Maïa Fansten, publié aux éditions Presses EHESP, 190 pages, 25 €.
(2) Characteristics of socially withdrawn youth in France, Nicolas Chauliac (dir.), Journal of Social Psychiatry, n° 4,
vol. 63, juin 2017.
(3) Association francophone pour l’étude et la recherche sur les hikikomoris, fondée par Marie-Jeanne Guedj et Xavier Benarous (www.afhiki.org).
Pour dialoguer avec d’autres parents ou jeunes, rendez-vous sur les pages Facebook de Hikikomori France (site www.hikikomori-france.fr) et Hikikomori Europe. Le médecin généraliste peut lui aussi recommander un spécialiste.

À propos de l’auteure : Sophie Carquain, romancière, aborde le problème des hikikomori dans son roman «Juste à côté de moi» (Charleston, 2022). Elle a publié par ailleurs deux albums féministes «J’aimerais te parler d’elles» et «Tout ce que j’aimerais dire aux filles» (Albin Michel jeunesse) et une BD, «Simone de Beauvoir une jeune fille qui dérange» (Marabulles). Son dernier roman s’intitule «Alice 15 ans, résistante vous ne m’empêcherez jamais de rêver» (Albin Michel).

Le Figaro