« Les Ukrainiens payent, aujourd’hui, notre absence de réflexion de fond sur ce qu’a été le communisme »

Par Thierry Wolton

À quelques jours des un an du début de la guerre en Ukraine, l’historien, spécialiste des régimes communistes, analyse les raisons profondes de l’invasion russe. Il l’explique en grande partie par la compromission et l’indifférence vis-à-vis de l’idéologie communiste.

Thierry Wolton a publié dès 2008 une enquête très alarmante sur le maître du Kremlin, «Le KGB au pouvoir. Le système Poutine» (Buchet-Chastel). Il est aussi l’auteur, notamment, d’«Une histoire mondiale du communisme», en trois volumes, chez Grasset, qui a fait événement: «Les Bourreaux» (2015), «Les Victimes» (2016), «Les Complices» (2017), prix Jan-Michalski de littérature 2017 et prix Aujourd’hui 2018.


Le plus surprenant dans les événements que nous vivons depuis un an n’est pas tant le martyr subi par l’Ukraine, voulu et annoncé par Vladimir Poutine, que notre sidération lors de son passage à l’acte, le 24 février 2022, puis par la suite face à la cruauté d’un conflit d’un autre temps sur notre Vieux continent. Pour qui a prêté attention à la nature du pouvoir en place en Russie depuis un quart de siècle, cette situation était malheureusement prévisible.

L’arrivée au pouvoir de Poutine, à l’aube des années 2000, a été précédée d’une vague de terreur alimentée par des attentats meurtriers commandités par ses soutiens, ce qui donnait déjà le ton. Puis furent oubliés la guerre de destruction menée en Tchétchénie avec l’aide d’islamistes en vue d’éradiquer toute aspiration nationale ; la mise en coupe réglée de l’économie russe par une poignée de prédateurs ; la suppression de toutes les libertés acquises depuis la chute de l’URSS ; la réécriture de l’histoire qui permet de justifier tous les crimes ; le bourrage de crâne de la population par la propagande ; l’inassouvissable esprit de revanche d’un dictateur convaincu que le paradis soviétique s’est effondré par la faute d’un Occident belliqueux, et obsédé par l’idée d’en faire payer le prix aux démocraties.

À cet état des lieux, certains ont trouvé des excuses en invoquant une expansion impérialiste de l’Otan qui aurait fini par menacer la Russie. Moscou aurait donc agi en état de légitime défense. Depuis la chute du communisme, l’organisation militaire occidentale a certes pris pied dans ce que fut l’ancien bloc socialiste, mais toujours à la demande des pays concernés, échaudés par leur relation avec leur grand voisin, une relation faite de sang et de larmes, et inquiets à juste titre de l’esprit revanchard de Poutine. Il est connu que tout régime qui opprime son peuple constitue une menace pour son étranger proche.

Fallait-il donc s’en remettre à cette fatalité, que les anciennes colonies soviétiques soient de nouveau livrées à l’appétit de ce dictateur qui, bien que n’étant plus communiste, n’en garde pas moins le logiciel de pensée, dont un culte immodéré pour le rapport de force ? Personne à l’Est de l’Europe ne le souhaitait, ni ne le veut aujourd’hui, d’où la recherche d’une protection occidentale, Union européenne et/où Otan, à laquelle l’Ukraine aspire désormais.

Au fond, nous avons plutôt péché par naïveté en croyant que le monde entier désire jouir des bienfaits de la démocratie, ce que nombre de satrapes conjurent pour user de leur pouvoir personnel. Par ailleurs, les dirigeants occidentaux se sont convaincus qu’un peu de commerce, de mains tendu et de sourires adouciront les mœurs et conduiront, ipso facto, à un ralliement à nos valeurs, donc à un monde plus paisible. La permissivité dont ont fait preuve Paris, Berlin, Londres, Washington face aux multiples exactions du pouvoir poutinien ces deux dernières décennies, ont été autant de marques de cette naïveté.

Vladimir Poutine ne veut pas à ses frontières de contre-modèles de sociétés qui pourraient donner de mauvaises idées aux Russes. La Géorgie, la Biélorussie et maintenant l’Ukraine sont les victimes de cette paranoïa. Bref, l’extension du domaine de l’Otan n’est pas ce qu’a craint le plus le dictateur russe, mais bien la « révolution des roses » de 2003 à Tbilissi, la «révolution orange» de 2004 à Kiev puis les manifestations de Maïdan en 2014, et les protestations massives à Minsk contre le trucage des élections présidentielles biélorusses de 2020.

Ce à quoi nous assistons est la résultante de tout un ensemble d’éléments initiés avant même la chute du communisme. Du soutien financier apporté dans les années 1980 à Gorbatchev qui espérait sauver le système communiste quand les peuples de l’Est n’en voulaient plus ; de l’attentisme occidental – mâtiné de craintes – face aux mouvements populaires qui ont libéré les pays du bloc socialiste à la fin de ces années-là ; du silence qui a accompagné les événements de 1993 en Russie au moment du bombardement du parlement à Moscou, qui a marqué un coup d’arrêt au processus, chaotique mais démocratique, en cours ; de la cécité volontaire qui a couvert les massacres perpétrés par l’armée russe en Tchétchénie dès 1994, puis plus tard le laisser-faire, ou presque, face à la main mise de Moscou sur une partie de la Géorgie (Ossétie du sud, Abkhazie), puis de l’Ukraine (Crimée, Donbass) : tout cela est le résultat d’une vision du monde où la géopolitique a toujours pris le pas sur toute autre considération, notamment sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Au moment de la chute du communisme, les démocraties ont eu peur de l’effondrement du bloc socialiste au nom de la logique d’État qui privilégie l’ordre existant connu, au désordre inconnu à venir. La volonté souvent exprimée de nos jours de ménager la Russie de Poutine, de ne pas l’humilier, participe de ce même comportement pusillanime. À la crainte de sortir du partage de Yalta dans les années 1989-91 a succédé, trente ans plus tard, la peur d’un nouveau chaos européen.

La compromission avec un pouvoir dictatorial et corrompu a été préférée à la résistance face à ses exigences, le pouvoir est resté, ses exigences sont mises en pratique. Sans l’héroïsme des Ukrainiens, qui a réveillé notre conscience, il est malheureusement probable que les démocraties se seraient finalement accommodées de la remise en ordre russe, comme d’un simple «incident de parcours».

Il y a plus grave : aucune volonté politique ne s’étant manifestée, aucun soutien n’ayant été apporté à ceux qui souhaitaient que la libération du joug soviétique s’accompagne d’une réflexion de fond sur ce qu’a été le communisme, qu’aucune sanction des responsables, même posthume et symbolique, n’ait été envisagée, a permis au spectre de l’ordre ancien de continuer à hanter les esprits sur les terres de l’Est, singulièrement en Russie.

Dans un élan général de mauvaise conscience, l’oubli du passé a prévalu. Un couvercle a été scellé sur 70 ans de malheurs communistes, sur 50 ans de désespoir dans les pays d’Europe centrale et orientale, par confort ou frilosité intellectuelle, par complicité parfois, par égoïsme et indifférence le plus souvent. C’est cela que les Ukrainiens payent aujourd’hui de leur sang. L’histoire occultée a fini par se venger sous les traits d’un Poutine conquérant, sûr de lui car personne ne l’a dissuadé de renoncer à sa marche à rebours vers le passé, qui a fini par nous imposer cette guerre barbare.

Le Figaro