« L’Europe ne peut plus se permettre de différer la restitution du patrimoine africain »

Dans « le Long combat de l’Afrique pour son art », qu’elle vient de publier au Seuil, l’historienne Bénédicte Savoy exhume un débat oublié : dans les années 1970 s’est posée une première fois la question de la restitution des biens culturels africains spoliés lors des conquêtes coloniales – avant que la polémique ne soit étouffée. Un précédent très éclairant à l’heure où les pays européens viennent enfin d’initier ce processus.

Fin 2018, le rapport [PDF] sur la restitution du patrimoine culturel africain rédigé par Bénédicte Savoy avec l’écrivain et universitaire sénégalais Felwine Sarr, à la demande d’Emmanuel Macron, essuyait de nombreuses critiques. Cinq ans plus tard, les « anti-restitution » se font de plus en plus discrets. Par ses interventions dans le débat public, la professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin a largement contribué à affaiblir leurs arguments.

Bronzes du Bénin

« L’Obs » l’a rencontrée pour parler de son dernier livre, « le Long combat de l’Afrique pour son art » (Seuil), et de l’accélération des initiatives dans un dossier clé pour l’avenir des relations entre l’Europe et l’Afrique.

Fin 2021, la France a procédé pour la première fois à une restitution massive d’œuvres d’art à l’une de ses anciennes colonies, le Bénin. Quelques mois plus tard, la Belgique et l’Allemagne lui emboîtaient le pas. Est-ce à dire qu’en quelques années, en Europe, le débat a définitivement tourné en faveur de la restitution du patrimoine africain ?

Bénédicte Savoy C’est certain. En Allemagne, par exemple, le pays d’Europe le plus en flèche sur la question, on entend toujours des opposants, mais leurs voix sont isolées. Ce qui est important, c’est que toutes les institutions publiques sont désormais acquises à ce principe. Y compris celles qui, jusqu’à récemment, s’y opposaient farouchement, comme la Fondation du patrimoine culturel prussien qui dirige les grands musées de Berlin. En très peu de temps, certains responsables de musée ont effectué un virage à 180 degrés…

Depuis qu’Emmanuel Macron s’est emparé de la question avec son discours de Ouagadougou en 2017, une forme de concurrence s’est même engagée entre des Etats comme la France, l’Allemagne ou la Belgique. On a presque l’impression d’assister à des Jeux olympiques de la restitution ! C’est à qui rendra le plus d’œuvres à l’Afrique, et le plus vite. Une compétition qui, ironiquement, n’est pas sans rappeler celle qui régnait au XIXe siècle entre les puissances coloniales lors de l’extraction de ces objets, quand Paris voulait en avoir plus que Berlin, qui voulait en avoir plus que Londres.

Ce revirement de la Fondation du patrimoine culturel prussien, que vous venez de mentionner, c’est vous qui l’avez provoqué en publiant en Allemagne un livre dont vient de paraître la version française, « le Long combat de l’Afrique pour son art ». Comment avez-vous fait vaciller cette institution ?

Je n’étais pas seule. Alors qu’il n’y a pas vraiment eu de débat public en France, où la décision de restituer a été imposée par le haut, par la volonté présidentielle, du côté allemand, la société civile, des historiens et des élus s’interrogeaient depuis longtemps sur l’origine des immenses collections africaines conservées dans les musées publics du pays. Le débat a émergé dès le début des années 2000, lorsque le Bundestag a voté la reconstruction du château des Hohenzollern [la dynastie qui a régné sur la Prusse puis sur l’Allemagne unifiée jusqu’en 1918] à Berlin.

On a alors décidé d’y installer les collections ethnologiques des musées berlinois, des œuvres africaines, asiatiques et océaniennes, ainsi que des restes humains issus en grande partie des anciennes colonies allemandes. Placer ces objets dans un bâtiment symbolisant l’impérialisme allemand, surmonté qui plus est d’une croix chrétienne qui ne manque pas de rappeler le rôle des missionnaires dans la confiscation d’objets sacrés, c’était un choix pour le moins malheureux et il n’a pas manqué de choquer.

Au milieu des années 2010, avec le développement de l’intérêt pour les questions postcoloniales, la polémique a pris de l’ampleur, et lorsque, en 2017, la France a annoncé son intention d’initier des restitutions, beaucoup de voix se sont fait entendre pour réclamer que l’Allemagne suive cet exemple. Mais la Fondation du patrimoine culturel prussien restait inflexible. Ses dirigeants continuaient de nier le rôle décisif des musées allemands durant la colonisation, dans l’extraction massive, souvent violente, de biens culturels africains. Et ils soutenaient qu’ils n’avaient jamais reçu de demande officielle de restitution de la part de pays africains.

Or, dans mon livre, je révèle que la Fondation conservait dans ses archives la trace de telles demandes, dont les plus anciennes remontent à 1972 – elle n’y avait jamais répondu. Ses dirigeants avaient donc menti en connaissance de cause. La publication de mon livre en Allemagne au printemps 2021 a provoqué un choc dans les cercles politiques et dans les musées. Quatre jours à peine après la parution, la direction des musées de Berlin faisait fuiter l’information selon laquelle l’Allemagne allait rendre au Nigeria – qui en avait fait la demande dès 1972 à la RFA – les « bronzes du Bénin », une collection emblématique de l’art de l’ancien royaume du Bénin, qui englobait jusqu’à la fin du XIXe siècle un territoire faisant aujourd’hui partie du Nigeria.

Ce n’est pas commun pour une historienne de réaliser un tel « scoop », avec des conséquences aussi rapides et tangibles, puisque l’Allemagne a signé dès juin 2022 un accord avec le Nigeria pour la restitution de ces « bronzes du Bénin »…

Il faut dire que cette histoire n’est pas banale. Dans les années 1970, plusieurs Etats africains avaient accompli des démarches officielles, des intellectuels et des artistes africains influents avaient plaidé en ce sens et des médias européens s’en étaient fait largement l’écho, jusqu’au journal de 20 heures sur TF1. Mais à partir des années 1980, tout cela a été oublié, pour ne pas dire effacé. Si bien que lorsque la question des restitutions a resurgi, on pensait qu’elle se posait pour la première fois. Quand, en 2018, en préparant notre rapport avec Felwine Sarr, nous avons retrouvé des traces de ce précédent historique – des archives administratives et politiques, des articles de presse, des reportages –, nous avons nous-mêmes été stupéfaits

Le souvenir de ce premier débat a, dites-vous, été effacé. Par qui ?

En premier lieu par les musées concernés, qui ont tout fait pour gagner du temps et pour l’étouffer. Pourtant, les réactions de la classe politique et de l’opinion publique aux demandes africaines étaient loin d’être uniformément hostiles. Les ministères des Affaires étrangères français, allemand, belge et britannique se sont notamment montrés ouverts à la discussion car, dans une optique géopolitique, ils y voyaient l’occasion de renforcer les liens avec les anciennes colonies. Mais ils se sont heurtés à l’intransigeance des responsables des musées ethnographiques. Alors que les diplomates avaient la connaissance du terrain africain, qu’ils pouvaient mesurer une forme de ressentiment vis-à-vis des anciennes puissances coloniales, beaucoup de ces directeurs de musée, plutôt en fin de carrière, qui avaient effectué leur formation bien avant les indépendances et n’avaient pour la plupart jamais vécu en Afrique, conservaient des schémas de pensée coloniaux.

Ainsi, lors d’une réunion d’experts organisée à Bonn en 1978 pour élaborer des contre-arguments à opposer aux demandes africaines, le président de la Fondation du patrimoine culturel prussien récuse le terme même de « restitution », qu’il qualifie de « diffamatoire », s’opposant à ce que la question soit posée en termes de « morale ». En France, au même moment, le ministère de la Culture joue l’évitement : « Refuser de discuter n’est pas la plus mauvaise manière de rejeter toute culpabilité », peut-on lire dans une note interne.

Comment comprendre ce refus absolu d’engager la discussion ?

Cela tient à la persistance, jusqu’à il y a peu, d’une forme de nationalisme culturel au sein des grands musées européens. C’est dans leur ADN, puisqu’ils sont nés au XIXe siècle, au moment de l’affirmation des identités nationales en Europe. Les Etats ont rempli leurs musées à la faveur des guerres européennes, puis des expéditions coloniales. S’impose alors l’idée que plus ses collections artistiques et archéologiques sont étendues, plus une nation est légitime à interpréter le monde et par là même à le dominer. Avec pour héritage cet impensé, toujours vivace, selon lequel la qualité d’un musée tient d’abord à sa taille.

A la fin du XXe siècle, pour un directeur de musée européen, il est impensable de perdre des œuvres. C’est un signe de déclin. Cela vaut pour les collections africaines comme pour le reste, quand bien même l’écrasante majorité des pièces qui les constituent ne sont pas exposées mais gardées dans les réserves – aujourd’hui encore, sur les quelque 70 000 objets d’Afrique subsaharienne que possède le musée du quai Branly-Jacques Chirac, le public ne peut en voir que quelques centaines.

Au début des années 1980, ce premier débat sur les restitutions s’éteint. Pourquoi ?

Face à la stratégie dilatoire des musées européens, l’énergie des élites culturelles et intellectuelles de l’Afrique subsaharienne finit par s’épuiser. D’autant que les gouvernements africains cessent de soutenir leurs revendications. En 1973, le président zaïrois Mobutu Sese Seko, qui était déjà un dictateur mais conservait une certaine aura internationale, avait prononcé à la tribune des Nations unies, à New York, un discours retentissant qui accusait les pays occidentaux d’avoir procédé à un « pillage sauvage et systématique de toutes nos œuvres artistiques », et réclamait le retour de ces objets « afin que nous puissions enseigner à nos enfants et à nos petits-enfants l’histoire de leur pays ». Mais, au début des années 1980, comme la plupart de ses homologues africains, Mobutu finit par se désintéresser des questions culturelles, notamment parce que le Fonds monétaire international (FMI) demande aux Etats subsahariens, en échange de son aide financière, une plus grande rigueur budgétaire. Les musées africains perdent alors une grande partie de leurs subventions, et donc de leur force revendicatrice.

Un autre facteur décisif, c’est l’émergence de la question des restitutions inter-européennes, après qu’en 1982 la ministre grecque de la Culture Melina Mercouri demande pour la première fois à la Grande-Bretagne de rendre les frises du Parthénon saisies par lord Elgin au début du XIXe siècle et exposées depuis au British Museum. A partir de ce moment-là, en Europe, l’archéologie supplante l’ethnologie au cœur de la problématique des restitutions, et le patrimoine africain cesse d’intéresser les médias.

En vous lisant, on se rend compte que, dans les années 1970, les arguments des opposants à la restitution étaient les mêmes que ceux qu’on a pu entendre ces dernières années. A commencer par l’idée que les Africains n’auraient pas les moyens techniques, financiers et intellectuels de préserver leur patrimoine…

Cette présomption de l’incapacité des musées africains à assurer la conservation des œuvres a en effet dominé jusqu’à récemment le discours des « anti ». C’est un faux argument, tout comme l’idée si souvent répétée selon laquelle les Africains ne s’intéresseraient pas à l’art et au patrimoine. L’expérience pionnière initiée par l’accord franco-béninois vient de prouver le contraire : le retour à Cotonou, fin 2021, de 26 objets royaux pillés en 1892 par les troupes françaises lors de la mise à sac du palais d’Abomey a suscité un engouement populaire considérable. A cette occasion, le Bénin a revu sa législation sur la protection du patrimoine et il est en train de former des professionnels de la conservation.

Désormais, plus personne n’ose proférer ces vieilles rengaines. Reste l’argument selon lequel la propriété des pays européens sur de nombreuses œuvres africaines est juridiquement incontestable. De fait, toutes n’ont pas été pillées, beaucoup ont sans doute été achetées. Mais les études de plus en plus nombreuses sur la provenance de ces objets montrent souvent que, même lorsqu’il y a eu achat, rien ne permet d’avérer le consentement du « vendeur », et que le prix d’achat était souvent dérisoire, totalement déconnecté de la réalité du marché de l’art de l’époque

De toute façon, tout nous incite à dépasser cet aspect purement juridique : à partir du moment où des Etats africains nous demandent de leur rendre certaines œuvres sorties du pays pendant la période coloniale, et dans la mesure où nous entretenons avec eux des relations de confiance, nous n’avons aucune raison de le leur refuser. Sur le plan politique, intellectuel, éthique, comme en termes d’image, tout le monde y gagne.

Une loi-cadre devrait être présentée avant la fin de l’année au Parlement français pour faciliter la restitution de biens culturels étrangers – deux autres lois-cadres seront soumises par la même occasion au vote, l’une concernant la restitution de restes humains et l’autre celle des œuvres spoliées par les nazis. Pourquoi est-elle nécessaire ?

En modifiant le Code du patrimoine, ce texte, dont avec Felwine Sarr nous préconisions l’adoption dans notre rapport, va faciliter le processus. En 1960, au moment des indépendances africaines, la France a placé ses collections d’art africain et océanien, qui dépendaient jusqu’alors du ministère des Colonies, sous la tutelle du ministère de la Culture, ce qui en a fait une propriété inaliénable du patrimoine français – au même moment, la Grande-Bretagne et la Belgique ont pris des dispositions juridiques similaires pour « protéger » leurs collections africaines. Ce caractère inaliénable oblige aujourd’hui à voter une loi d’espèce pour autoriser la sortie de chaque objet ou groupe d’objets, ce qui ne sera plus nécessaire après l’adoption de la loi-cadre – laquelle ne fait pas de doute puisque, jusqu’à présent, toutes les lois d’espèce ont été votées à l’unanimité.

La politique des restitutions, dont Emmanuel Macron a fait un instrument de sa diplomatie culturelle en Afrique, aidera-t-elle à restaurer l’image dégradée de notre pays sur le continent africain ?

En tout cas, c’est l’amorce d’un dialogue qui a été refusé depuis soixante ans, avec toute la violence symbolique liée au refus de dialoguer. Ce qui est certain, c’est qu’il serait désastreux de continuer à s’opposer aux demandes africaines.

Dans l’introduction de votre livre, vous établissez un parallèle entre la question des restitutions et celle du changement climatique. Toutes deux ont émergé au cours des années 1970, avant de disparaître du débat public pendant plusieurs décennies. La coïncidence est frappante…

Dans son livre « Perdre la Terre », paru en 2019, l’essayiste américain Nathaniel Rich montre comment, à la fin des années 1970, des scientifiques ont tenté d’informer les décideurs politiques et économiques de l’existence d’un réchauffement climatique aux effets désastreux, mais que leurs efforts ont été ruinés par l’action des lobbies de l’énergie, avec les conséquences qu’on connaît. Au même moment, le lobby des musées a étouffé le débat sur les restitutions, laissant une dette culturelle et morale majeure aux générations suivantes. Aujourd’hui, nous nous devons de trouver une solution équitable, pour ne pas en rejeter à notre tour la responsabilité sur nos enfants et petits-enfants.Le Long combat de l’Afrique pour son art. Histoire d’une défaite postcoloniale, de Bénédicte Savoy, Seuil, 304 pages, 23 euros.

Bio Express

Bénédicte Savoy est professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin, où elle est titulaire d’une chaire consacrée à l’« Histoire de l’art comme histoire culturelle ». Elle est l’autrice de nombreux ouvrages, dont « Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800 » (Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2003). En 2018, elle a publié avec Felwine Sarr « Restituer le patrimoine africain » (Seuil/Philippe Rey).

L’Obs